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1.2.1. L’absurde : tragique de la condition ou pathologie ?

1.2.2.2 Les figures maternelles

Le lien à la mère, « cette première femme », semble constituer l’élément fondateur de l’œuvre camusienne378. En mai 1935, Camus note dans ses Carnets : « Il faudrait que tout cela s’exprime par le truchement de la mère au fils. »379. Et le dernier mot de l’œuvre de Camus est une « confession à la mère pour finir ». Camus est face à une mère « présente et distante »380, aimante, sans nul doute, mais sourde et presque muette, prostrée dans un monde de silence. Pour remédier aux lacunes langagières de sa mère et pour équilibrer ce silence, il lui faut devenir écrivain. Dans son œuvre, Camus illustre l’authenticité d’une relation à travers le silence que peuvent partager deux êtres qui s’aiment réellement et éperdument. « L’amour est silence »381, écrit-il dans ses Carnets. Dans L’Etranger, une mère rend visite à son fils en prison. Meursault (lui-même prisonnier) est témoin de la scène et y porte attention car elle lui rappelle le lien qu’il avait tissé avec sa propre mère. Au milieu du verbiage dans le parloir, les regards échangés en silence entre la mère et le fils valent au moins tous les mots de la terre. Ce silence est le résultat de la difficulté à

378 Notre analyse s’appuie sur celle de Jacques Le Marinel dans Dictionnaire Albert Camus. 379 « Cahier I » in : OC II, p. 796.

380 Olivier Todd, Albert Camus, Une Vie., op. cit., p. 33. 381 « Cahier VII » in : OC IV, p. 1146.

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communiquer qui crée chez Camus un sentiment de culpabilité. Dans un fragment en annexe du Premier Homme, on peut lire : « ô mère pardonne à ton fils d’avoir fui la nuit de ta vérité ». La mère est souvent un symbole rassurant dans l’œuvre camusienne. Dans La Peste, Tarrou, à l’agonie, s’absorbe dans la contemplation de la mère de Rieux, seule femme réellement présente dans le roman, « petite ombre tassée près de lui, sur une chaise, les mains jointes sur les cuisses »382. Dans L’Etranger, Meursault retrouve une part de sérénité dans le souvenir de sa mère. « Maman disait souvent qu’on est jamais tout à fait malheureux. Je l’approuvais dans ma prison, quand le ciel se colorait et qu’un nouveau jour glissait dans ma cellule »383. Meursault meurt peu de temps après sa mère et, dans Le Malentendu, la mère de Jan ne survit pas non plus à la mort de son fils. Il semble alors que l’un ne puisse vivre sans l’autre. A tort, on a reproché à Camus de préférer sa mère à la justice384. Jacques Le Marinel souligne l’assimilation de la mère à l’enracinement dans la terre natale.

Il ne saurait être question de choisir entre les deux puisque l’enracinement est impossible si la justice ne règne pas sur le sol natal. Ce que Camus a voulu exalter à travers la figure de la mère c’est une valeur qui transcende l’Histoire et qui est la vie elle-même, dont elle assure la continuité385.

Alexandre Jacob, cité par Camus dans ses Carnets, avait raison de dire « une mère, vois-tu, c’est l’humanité »386.

La relation que Koestler entretient avec sa mère est conflictuelle. La mère de Koestler, Adele Koestler, voue à son fils un amour « excessif, possessif et fantasque »387, mais, ses sautes d’humeur dues à de fortes migraines, la rendent taciturne, exécrable et très exigeante envers son fils unique, « le fruit de son âge

382 La Peste in : OC II, p. 233. 383 L’Etranger in : OC I, p. 207.

384« La valeur prioritaire que prenait la vie de sa mère était prise par beaucoup comme le signe qu’il défendait le droit de la France de continuer à coloniser l’Algérie, qu’il justifiait les tactiques criminelles employées par l’armée française dans la guerre qu’elle menait contre le peuple algérien, qu’il voulait la justice pour sa mère et pour tous les français d’Algérie mais non pour tous les Algériens. », David Carroll, « La justice devant/avant l’histoire. Ethique et politique chez Camus » in : Albert Camus 22. Camus et l’Histoire, op. cit., p. 84

385 Jacques Le Marinel, « Mère » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 540. 386 « Cahier VI » in : OC IV, p. 1102.

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irritable. A certain moment elle pouvait être tendre et c’était le climat des tropiques… un moment plus tard c’était l’atmosphère glaciale de l’arctique »389. De plus, sa mère est une femme adultère et Koestler, à peine âgé de dix ans, est témoin de scènes de violence traumatisantes entre ses parents. L’écrivain reste discret à ce propos. Il confie seulement à un ami : « I saw something that I shouldn’t have seen, and have never spoken about since »390. Plus tard, Mamaine391explique que la haine vouée à sa mère empêche Arthur Koestler d’entretenir une relation stable et durable avec une femme392. Entre autres, Koestler reproche à sa mère le prénom qu’elle lui a donné (Arthur) et dont la prononciation lui est impossible393. Il ne pardonnera jamais à sa mère cette humiliation. En 1940, il cesse d’écrire en allemand. Peut-on y voir le désir de rompre avec tout ce qui peut éventuellement le lier à sa mère ? Si Adele Koestler peut être fière de la carrière de son fils, elle émet néanmoins certaines objections quant au récit qu’il fait de son enfance. Contrariée, elle lui écrit : « Don’t you have even single nice memory of your childhood and youth ? »394

Dans un même élan, elle proteste et dément avec véhémence le fait qu’Arthur aurait vécu une enfance horrible. Elle lui reproche avec beaucoup d’amertume de la dépeindre comme un monstre, « a monster of selfishness »395 . Dépressive chronique, Adele rend souvent visite à Sigmund Freud, fondateur de la psychanalyse. Entre elle et son fils se creuse un fossé. Cette relation malsaine fera

388 Pierre Debray-Ritzen, Artur Koestler. Un Croisé sans Croix, op. cit., p. 21. (Elle l’a eu à 34 ans) 389 Ibid.

390 Michael Scammell, Koestler. The Indispensable Intellectual, op. cit., p. 16 ; « J'ai vu quelque chose que je n'aurais pas du voir et dont je n'ai jamais parlé depuis ».

391 Seconde épouse d’Arthur Koestler.

392 Michel Laval, L’Homme sans concessions. Arthur Koestler et son siècle, op. cit., p. 601. 393 « The young Koestler detested his names, Dundi because of its childish sound and Arthur because he was unable to roll his r’s in proper German fashion (he was to have trouble with the letter r all his life). He typically blamed his mother for this humiliation, maintening that she had insisted on it out of contempt for her adopted homeland, for there was no Hungarian derivative or equivalent of Arthur. », Michael Scammell, Koestler. The Indispensable Intellectual, op. cit., p. 10 ; « Le jeune Koestler détestait ses noms, Dundi à cause du son enfantin et Arthur parce qu'il était incapable de rouler ses r en allemand (il devait avoir des problèmes avec la lettre r toute sa vie). Il blâmait sa mère pour cette humiliation, soutenant qu'elle avait insisté sur ces noms par mépris pour son nouveau pays, car il n'y avait aucun dérivé hongrois ou équivalent d'Arthur. »

394 Michel Laval, L’Homme sans concessions. Arthur Koestler et son siècle, op. cit., p. 346. 395 Ibid., p. 347.

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naître chez l’auteur du Zéro et l’Infini un sentiment de culpabilité dont il ne parviendra jamais à se défaire. On peut penser que Koestler s’inspire de certains traits caractéristiques d’Adele pour créer la mère du personnage de Heydie, Julia Anderson, dans The Age of Longing. Il la décrit comme une femme alcoolique, souffrant de troubles psychologiques que l’on doit emmener dans une maison de santé, si ce n’est un asile, sous les yeux effarés de la jeune Heydie. Une nuit Julia, ivre, entre dans la chambre de sa fille, la réveille, se met à quatre pattes, met Heydie sur son dos pour jouer avec elle au cheval et la fait tomber dans les escaliers. Heydie n’a de sa mère que des souvenirs horribles. Un jour, elle la surprend sur le divan à moitié nue avec un autre homme. Un soir, deux hommes la ramènent chez elle et elle vomit sur le tapis du salon. Un autre soir, Julia demande à sa fille de se livrer à elle, de lui révéler ses moindres secrets. C’est sans doute la scène la plus gênante et la plus humiliante pour la jeune fille qui, dès lors, sera incapable de parler de sa « inner life »396 et commencera à s’enfermer dans sa cage de verre. Koestler décrit l’état chaotique dans lequel Julia se trouve et le sentiment de culpabilité qu’éprouve Heydie à son égard.

There are long stretches when her mother is away in hospital having cure for her migraine ; and others when she is shaving a cure at home and wanders about the house, grey-faced, silent, restless, frequently in tears, hardly ever touching food, rising abruptly in the middle of a meal. […] Hydie knows that she must keep out of her mother’s way because she bores and upsets her ; and she knows it is all her own fault because she isn’t a boy397.

Julia lui avait déjà reproché de n’être pas un garçon quand elle avait voulu jouer au cheval avec elle. Elle lui avait dit : « Oh, why aren’t you a boy, love, then you could ride properly »398. Il est toutefois un versant positif de l’imago maternel dans l’œuvre koestlérienne à travers la mère effacée et bienveillante du personnage de Peter Slavek dans Arrival and Departure et à travers le personnage du Dr Sonia Bolgar qui prend soin de Peter comme si elle était sa propre mère.

396 AL, p. 59 ; trad. p. 67 : « vie intérieure ».

397 AL, p. 58 ; trad. p. 66 : « Il y a de longues périodes où sa mère est absente, dans une clinique où l’on soigne ses migraines ; d’autres où elle se soigne chez elle et erre à travers la maison, blême, silencieuse, agitée, souvent en larmes, mangeant à peine, quittant brusquement la table au milieu des repas. […] Heydie sait qu’elle ne doit pas s’approcher de sa mère, qu’elle l’ennuie et la dérange, et elle sait que tout est de sa faute parce qu’elle n’est pas un garçon. »

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« Naître, c’est se trouver dans une mauvaise passe »399, peut-on lire au sein des The Call-Girls. Cette « mauvaise passe » est marquée chez Koestler par

le « despotisme » de la femme de chambre […] ; sa mère qui pensait que les enfants doivent être éduqués avec « une règle de fer » ; la succession des gouvernantes étrangères […] dont aucune ne conserva plus d’un an sa place […] les interdits […] qui encombraient sa vie quotidienne ; les punitions imprévisibles et arbitraires […] des périodes plus ou moins longues de « disgrâces […] absurdes et cruelles » […] ; les « obsessions », les « anxiétés » et la « conscience du pêché » […] la disparition de son grand-père Léopold […] ; la hora « horreur archaïque irrationnelle » […] des « scènes violentes et épuisantes » entre ses parents ; la solitude […] ; la timidité maladive qui le paralysait « de manière intermittente » et l’enfermait dans des « phases de mutisme et de crispation »400.

Arrêtons-nous sur l’expérience de la hora. A cinq ans, Koestler doit subir une amygdalectomie. On l’assoit sur un fauteuil dans le cabinet du docteur, puis, on lui attache brusquement et sans aucune explication les mains et les pieds. Cherchant du réconfort dans le regard de ses parents, il se trouve en face de deux visages qui ne reflètent que la peur. Le médecin les fait sortir et lui enfonce un écarteur dans la bouche.

Suivirent plusieurs ineffaçables minutes dans l’horreur des instruments d’acier introduits au fond de ma bouche, [raconte Koestler], l’étouffement et le sang vomi dans la cuvette sous mon menton ; puis deux nouvelles attaques par les instruments d’acier, de nouveaux étouffements, ensanglantements et vomissements401.

Seul, abandonné et livré à lui-même, il a « l’impression d’être tombé par une trappe dans un sombre monde souterrain de brutalité archaïque »402. Il prend alors conscience de l’existence d’un « second univers »403 régi par la violence physique et où l’on peut être transporté sans en être averti. Il invente le terme hora,

399 CG trad. p. 116.

400 Michel Laval, L’Homme sans concessions. Arthur Koestler et son siècle, op. cit., p. 17-18. (Tous les termes de cette citation mis entre guillemets sont ceux d’Arthur Koestler repris par Michel Laval.)

401 Arthur Koestler, La Corde raide in : Arthur Koestler Œuvres Autobiographiques, Phil Casoar (Dir.), op. cit., p. 38.

402 Ibid., p. 24. 403 Ibid., p. 38.

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diminutif de « horreur archaïque irrationnelle », par référent à sa première expérience de la violence corporelle.

« Les forces de la vie contre celles de l’angoisse et de la mort. Toute l’existence d’Arthur Koestler s’articulera autour de ce dilemme primitif »404. Dans Arthur Koestler. Un Croisé sans Croix, Pierre Debray-Ritzen souligne l’importance de ces expériences dans « le développement affectif de l’auteur »405. Hora domine également l’œuvre koestlérienne. Dans The Call-Girls, quand Solovief découvre le corps inerte de son amante dans la baignoire « « her wrists gaping wide open like an illustration in an anatomy book, her head submerged in the pink water, her face far from beautiful »406, il est victime de l’horreur archaïque « its archaic horror struck him with its full savage force »407. Hora se révèle également au travers des tortures subies par Peter dans Arrival and Departure et infligées au peuple juif que l’on mène dans les chambres à gaz. Hora s’avère être la meilleure alliée des régimes totalitaires.

Le tourment koestlérien transparaît dans son œuvre à travers les personnages enclins à l’angoisse et à l’anxiété. Dans ses romans règne une « atmosphère de cauchemar »408. Dans Le Zéro et l’Infini, Roubachof a des nuits agitées. Ses cauchemars anticipent la réalité. A plusieurs reprises, il vit en rêve son arrestation. « Il rêvait comme à l’ordinaire, que l’on heurtait à sa porte à grands coups, et que trois hommes étaient là dehors, prêts à l’arrêter »409. Son cauchemar se concrétise, il est arrêté et jugé durant un procès de mascarade410. Dans Arrival and Departure, les rêves de Peter sont également significatifs. A six jours de son départ pour l’Amérique, il rêve qu’il fait l’école buissonnière.

For two nights he had the same, particulary unpleasant dream : He was a boy again, it was spring, and he had stayed away from school ; he strolled through the fresh undulating meadows covered with the scarlet poppies of his country ;

404 Michel Laval, L’Homme sans concessions. Arthur Koestler et son siècle, op. cit., p. 18 405 Pierre Debray-Ritzen, Arthur Koestler. Un Croisé sans Croix, op. cit., p. 25

406 CG, p. 51-52 ; trad. p. 70 : « les poignets ouverts, béants comme un dessin d’anatomie, la tête noyée dans l’eau rose, le visage dépouillé de sa beauté ».

407 CG, p. 52 ; trad. p. 70 : « il en subissait tout à coup l’archaïque horreur dans toute sa violence sauvage ».

408 Georges Orwell, Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais, Paris, Ed. Ivrea, 2005, p. 44. 409 Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, op. cit., p. 15.

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of the class-room with his empty place .