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1.2.1. L’absurde : tragique de la condition ou pathologie ?

2.1.1.2 Dionysos et Apollon

Dionysos est, selon le mythe grec, le dieu de la vigne, du vin, de l’ivresse et de ses excès, mais également du théâtre et de la tragédie. Il est l’antithèse

27Jean-Michel Vives, « La catharsis, d'Aristote à Lacan en passant par Freud », Recherches en

psychanalyse, no 9, 2010, p. 22-35.

28 L’Homme révolté in : OC III, p. 315.

29 « L’Exil d’Hélène », L’Eté in : OC III, p. 598.

30 « La démesure est un incendie, selon Héraclite. », Ibid., p. 599.

31 Les fragments d’Héraclite traduits et commentés par Simone Weil, La source grecque, Paris, Gallimard, 1953.

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d’Apollon. Le contraste entre Apollon et Dionysos fut établi entre autres par Plutarque, Michelet et surtout Nietzsche. Camus s’inspire, dans L’Homme révolté, de la tension nietzschéenne entre Apollon et Dionysos bien que celle-ci renvoie à une conception esthétique. Cependant, condamnant l’excès nietzschéen, l’écrivain dénonce la finalité nihiliste de l’entreprise du philosophe allemand. Nietzsche consentant totalement à la figure dionysiaque, à la face obscure du dieu chtonien de l’hiver, consent aussi au mal au nom de la divinité de l’homme.

Nietzsche a pensé que dire oui à la terre et à Dionysos était dire oui à ses souffrances, accepter tout, et la suprême contradiction, et la douleur en même temps, c’était régner sur tout. […] Nietzsche proposait à l’homme de s’abîmer dans le cosmos pour retrouver sa divinité éternelle et devenir lui-même Dionysos32.

Or, Camus a démontré qu’il fallait refuser la divinité, que la formule « homo homini deus » était l’hymne des tyrans.

Si Camus a recours au mythe dionysiaque, c’est parce que l’homologue grec de Bacchus porte en lui des antinomies qui révèlent un rythme binaire sur lequel se fonde la mesure camusienne. Deux fois né, Dionysos est un symbole déconcertant. A la fois voyageur et sédentaire, aimable et cruel33, dieu des sucs vitaux et figure de la démesure, le dieu grec se maintient dans une ambiguïté constante. Camus avait déjà révélé sa fascination pour ce mythe en faisant de Caligula un écho de Dionysos34. Sophie Bastien fait le rapprochement entre le personnage camusien et le dieu grec de la démesure :

À la source de la folie au théâtre – et à la source du théâtre même – se dresse Dionysos. En exposant son concept de dionysiaque dans La naissance de la

tragédie, Nietzsche donne en filigrane une définition très riche de la folie, en

énonce les conditions mentales ; on extrapolerait à peine en appelant Dionysos dieu de la folie. L’initiateur du drame de Caligula, c’est cet excessif Dionysos35.

32 L’Homme révolté in : OC III, p. 124.

33 Selon le mythe grec, il incitait les hommes à commettre de mauvaises actions et les frappait ensuite de folie.

34 Kinga Zawada, « Caligula de Camus et la théâtralisation du mythe de Dionysos », Les Grandes figures historiques dans les Lettres et les Arts, [En ligne], 02/2013, URL http://figures-historiques.revue.univlille3.fr/ n-2-2013/ (Dernière consultation le 06/05/2016).

35 Sophie Bastien, Caligula et Camus, interférences transhistoriques, New York, Rodopi, 2006, p. 128.

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et se livrent à la transe mystique. Dionysos symbolise également l’abolition des frontières entre l’homme et le divin. Il est le fils d’un dieu (Zeus) et d’une mortelle (Sémélé). A l’image de Dionysos, « qui est l’inventeur des concours qui se donnent à son autel et qui a institué le théâtre »36, Caligula organise des journées dédiées à l’art, notamment un concours de poésie. Le désir de Caligula de posséder la lune rappelle l’union de Dionysos avec Ariadne, déesse lunaire. Par ailleurs, Cielens constate le caractère androgyne de la relation incestueuse de Caligula et de Drusilla, sa sœur :

Dans l’union incestueuse avec sa sœur, il rencontrera une « âme sœur », un reflet de lui-même, ce qui lui permettra de voir dans leur amour une union plus parfaite que celle qu’il pourra vivre avec qui que ce soit d’autre. Cette union androgyne se retrouve […] dans le symbolisme de la lune, à laquelle la mythologie attribue […] un caractère androgyne37.

Dans son discours dans le Banquet de Platon, Aristophane soutient l’existence de trois genres humains : le mâle, enfant du Soleil, la femelle, enfant de la terre et l’androgyne, enfant de la Lune, à la fois homme et femme. L’être humain qu’il soit mâle, femelle ou androgyne était un être complet, parfaitement circulaire, avec quatre jambes, quatre bras et deux visages pour une seule tête. Pour les punir de leur orgueil, les dieux divisèrent le corps des hommes en deux moitiés. Ce dédoublement, accru d’un désir insatiable les faisait désirer et rechercher leur moitié pour restituer leur unité initiale. Dans l’œuvre de Camus, Caligula se vêt d’une robe et met du vernis. Cette androgynie évoque la divinité dionysiaque. A ce propos Caroline Heilbrun écrit : « Dionysos appears to be neither woman nor man, or better, he presens himself as woman in man, or man in woman, the unlimited personality… »38 Kinga Zawada souligne la parenté entre Caligula et Dionysos

36 Henri Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1951, p. 364.

37 Isabelle Cielens, Trois fonctions de l’exil dans l’œuvre d’Albert Camus : initiation, révolte, conflit d’identité, Stockholm, Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Romanica Upsaliensas 36, 1986, p. 73. 38 Caroline G. Heilbrun, Towards Androgyny, Aspects of Male and Female in Literature, London, Gollancz, 1973, p. 11 ; « Dionysos semble n'être ni une femme, ni un homme, ou mieux, il se présente lui-même comme une femme dans un homme, ou un homme dans une femme, une personnalité illimitée… »

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également à travers l’utilisation du miroir ̶ que Caligula brise avant de se faire assassiner ̶ et cite un extrait des Dyonisiaques ou Bacchus.

Mais [l’enfant] Zagrée [dont Dionysos est la réincarnation] ne jouit pas longtemps du trône céleste. Excités par le courroux de l’implacable Junon, les astucieux Titans poudrèrent d’un gypse trompeur la surface de son visage ; puis, tandis qu’il considérait dans un miroir ses traits réfléchis et dénaturés, ils le frappèrent de leurs poignards infernaux39.

Apollon rationnel, stable, régulier et Dionysos sensuel, fougueux, insaisissable doivent, selon la réflexion camusienne, coexister. La mesure et l’équilibre universel dépendent de l’alliance de la beauté éternelle et figée et celle de la fulgurance de la vie et de sa fugacité. Le lyrisme apollonien et le prosaïsme dionysiaque fusionnent. La fin de L’Homme révolté en témoigne.

A cette heure où chacun d’entre nous doit tendre l’arc pour refaire ses preuves, conquérir, dans et contre l’histoire, ce qu’il possède déjà, la maigre moisson de ses champs, le bref amour de cette terre, à l’heure où naît enfin un homme, il faut laisser l’époque et ses fureurs adolescentes. L’arc se tord, le bois crie. Au sommet de la plus haute tension va jaillir l’élan d’une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre40.

2.1.1.3 Caïn

Le mythe de Sisyphe avait déjà donné la preuve de la grande fascination de Camus pour la Grèce antique. Monique Crochet affirme que « la sérénité que lui [Sisyphe] accorde Camus au sein de son malheur achève de lui conférer une grandeur peu commune »41. Néanmoins avec Sisyphe la révolte demeure solitaire. Elle ne devient solidaire qu’à travers le personnage mythique de Prométhée. « Le mythe de Prométhée se situe dans l’histoire d’une création évolutive : il marque l’avènement de la conscience, l’apparition de l’homme »42. Il symbolise la révolte de l’esprit.

39 Nonnus de Panopolis, Les dionysiaques ou Bacchus, rétabli, traduit et commenté par le comte de Marcellus, Paris, Firmin Didot, 1856, chant sixième.

40 L’Homme révolté in : OC III, p. 324.

41 Monique Crochet, Les Mythes dans l’œuvre de Camus, op. cit., p. 67.

42 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, p. 786.

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prédilection pour définir le révolté par excellence, par opposition à Caïn, l’homme du ressentiment, qui par jalousie, se rendit coupable de fratricide, devenant ainsi le premier meurtrier de l’humanité. Le mythe de Caïn et d’Abel posant la question du politique intéresse Camus. « […] lorsque Caïn renonce à être le frère d’Abel pour tenter de se substituer à la figure paternelle, colonialisme et totalitarisme font leur apparition »43. Camus se sert de ce mythe pour critiquer les révolutionnaires qui font fi de la vie humaine en les nommant « les descendants de Caïn ». Par ailleurs le mythe caïnique sous-tend « les questions de la propriété terrienne et de l’enracinement dans la terre d’exil »44. C’est notamment le conflit algérien qui va soulever de tels questionnements.

L’Algérie, pour Camus, est cette terre-mère commune aux Algériens et aux pieds-noirs, au point que ces derniers comme les Arabes se sentent "exilés en France". L’enracinement dans la terre-mère appelle naturellement la convocation du thème des frères ennemis à propos de la guerre d’Algérie45.

Le Malentendu, pièce de théâtre, appartenant au cycle de l’Absurde d’Albert Camus, a elle aussi en son sein quelque chose de caïnique : Jan est assassiné par sa propre sœur Martha et par leur mère qui ne l’avaient pas reconnu après tant d’années d’absence et qui avaient pris l’habitude de tuer et de voler ceux qui s’arrêtaient pour séjourner dans leur auberge. Loin d’éprouver le moindre remords, Martha, digne descendante de la lignée caïnique, s’exprime en ces termes : « Non ! Je n’avais pas à veiller sur mon frère […] Oh je le hais ! »46

Le mythe de Caïn revient également sous la plume d’Arthur Koestler. Dans Arrival and Departure, Peter Slavek, le protagoniste, a accidentellement tué son petit frère de cinq ans. D’ailleurs, cet accident constitue l’intrigue et le leitmotiv de tout le roman. Cet événement fera naître en lui un sentiment de culpabilité qui ne

43 Cécile Hussherr, « Algérie, totalitarisme, libéralisme : lecture du mythe de Caïn et Abel chez Albert Camus et Pierre Emmanuel, de l’exil terrestre à l’enracinement dans la terre » in Lectures politiques des mythes littéraires au XXe siècle, Sylvie Parizet (Dir.), Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, Coll. Littérature et poétique comparées, 2009, p. 195.

44 Cécile Hussherr, « Caïn » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 106. 45 Ibid.

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sera pas sans incidence sur ses engagements politiques. Constamment guidé par ce sentiment, il se refuse le bonheur pour défendre la cause des hommes, victimes d’injustice (substituts de son frère perdu), et ce bien que Sonia, psychanalyste et amie de sa mère, tente tout au long de l’œuvre de le libérer de ce fardeau en lui faisant prendre conscience de son innocence. A juste titre, lors de la thérapie de Peter, Sonia évoque explicitement le personnage de Caïn : « Cain was asked a question, and he answered : "Am I my brother’s keeper ?,,," »47 Peter est-il, en effet, le gardien de son frère ?

2.1.1.4 Prométhée

Camus reprend le mythe prométhéen une première fois en 1947 dans Prométhée aux enfers, puis dans L’Homme révolté faisant du rebelle grec la figure emblématique d’une révolte sincère. Prométhée (Προμηθεύς / Promêtheús, « le Prévoyant »), héros lucide, ayant une foi inébranlable en l’espèce humaine, répond à l’éthique camusienne. Prométhée incarne l’image du révolté par excellence puisqu’il illustre de tout temps la revendication de la dignité humaine. De surcroît, il est le symbole de la révolte collective. Selon le mythe grec, Prométhée aurait pris le parti des hommes qu’il avait créés d’argile en leur donnant toute la chair d’un bœuf sacrifié, dissimulée dans la peau de l’animal. Il ne réserve aux dieux de l’Olympe que les os. Pour se venger, Zeus, figure du maître implacable, prive alors les humains du feu, mais Prométhée le lui dérobe et en fait don aux hommes. Prométhée n'est plus une abstraction, mais la projection sublime d'un être

exceptionnel qui le dote de valeurs originales. [...] Au nom du génie, au nom de la création le Titan rejette ses chaines […] Désormais, le mythe antique est protestation, rébellion, exigence et conquête de droits légitimes. Au cœur du manichéisme titanique, Prométhée déifie l'homme, destitue Zeus-Jéhovah et, de son flambeau devenu immortel, incendie les ténèbres de la superstition et de la crainte48.

47 AD, p. 121 ; trad. p. 152 : « On avait posé une question à Caïn et il avait répondu : Suis-je le gardien de mon frère ? »

48 Raymond Trousson, Le thème de Prométhée dans la littérature européenne, Genève, Droz, 1964, tome II, p. 477.

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le « oui » et le « non » ̶ « oui » à l’homme et au bonheur, « non » aux puissances qui torturent la chair ̶ fait de lui un modèle à suivre. Cependant, dénonçant le culte de l’histoire, Albert Camus atteste que s’il réapparaissait, Prométhée, incompris de tous, retournerait au supplice49. Dans un monde gouverné par le despotisme et la violence, le premier révolté « qui récusait […] le droit de punir »50 se verrait confronté aux châtiments orchestrés par les hommes qui se sont détournés du mythe fondateur et de la juste mesure de la révolte. Si Prométhée s’oppose à Zeus, il ne veut assurément pas le tuer. Si la figure prométhéenne incarne l’espoir de la délivrance, elle se défend d’inciter à la violence. La révolte prométhéenne se cantonne dans des limites, contrairement aux révolutions nihilistes détournées de la vérité. « Cette limite était symbolisée par Némésis, déesse de la mesure, fatale aux démesurés. Une réflexion qui voudrait tenir compte des contradictions contemporaines de la révolte devrait demander à cette déesse son inspiration »51. Camus évoque Némésis une première fois dans ses Carnets en 1947. Après le cycle de l’absurde et celui de la révolte, un troisième autour de l’amour devait lui être consacré. Monique Crochet émet l’hypothèse que Camus a pu découvrir « le germe de cette conception originale de la déesse »52 dans un article du Larousse de Mythologie générale.

Comme les Parques, Némésis a d’abord été une idée morale, celle de l’équilibre immuable de la condition humaine. L’homme peut mécontenter les dieux de deux manières, soit en offensant la loi morale (il encourt alors leur colère), soit en atteignant à un excès le bonheur et la richesse (il suscite alors leur jalousie). Dans les deux cas, le mortel imprudent sera en butte à la Némésis, ou colère divine. […] On la dit fille de l’Océan d’un côté, et fille de la Nuit et de l’Erèbe d’un autre. Elle était alors considérée comme une puissance fatale, et ce jusqu’à ce que Diké lui soit donnée comme mère où elle devint la divinité équitable. Elle est d’ailleurs toujours chargée de veiller au maintien de l’ordre. Une des épithètes qu’on lui applique est Adrastée, l’Inévitable. On la représente parfois avec un coude replié (la coudée, mesure

49 « Si Prométhée revenait, […], à l’heure où la Force et la Violence imposent leur majuscule, non seulement les hommes ne le comprendraient pas, mais ils le remettraient au supplice. », cité par Pierre Grouix, « Prométhée aux enfers » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 730.

50 L’Homme révolté in : OC III, p. 268. 51 Ibid., p. 315.

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que l’homme ne doit jamais dépasser) et un doigt sur la bouche (mieux vaut se taire, pour ne pas s’attirer la colère divine)53.

Koestler, lui, fait allusion au personnage mythique de Prométhée pour mettre en relief le contraste entre progrès technologiques et rapports sociaux. Ainsi, il écrit dans Janus :

Le symptôme le plus frappant de la pathologie de notre espèce est le contraste entre ses extraordinaires progrès technologiques et son compétence également extraordinaire en matière de rapports sociaux. Nous dirigeons les mouvements de satellites que nous mettons en orbite autour des planètes lointaines, mais nous sommes incapables de maîtriser les problèmes de l’Irlande du Nord. L’homme quitte la Terre, il marche sur la Lune, mais il ne peut pas passer de Berlin-Est à Berlin-Ouest. Prométhée avance vers les astres, la face tordue par un rictus dément, en brandissant un mât-totem54.

Le terme « rictus » ̶ qui accentue la déformation55 subie par Prométhée, exprimée de prime abord par l’expression « la face tordue » ̶ associé à l’adjectif « dément » traduit la folie ̶ « autodestructrice » pour reprendre les termes de la réflexion koestlérienne ̶ dont sont atteints les hommes. Prométhée comme symbole de la connaissance et des sciences modernes se heurte à l’asociabilité des hommes dont témoigne le « mât-totem », emblème ancestral amérindien désignant l’appartenance à un groupe social. Le titre de l’œuvre duquel est extrait ce passage ̶ Janus ̶ renvoie lui-même au dieu romain des fins et des commencements, dieu à deux têtes, l’une tournée vers le passé et l’autre vers l’avenir. Cette ambivalence est un des signes de la dichotomie sur laquelle se bâtit la réflexion de Koestler, un point qu’il partage avec Camus. Le rythme binaire est cher à Koestler et traduit généralement une dualité comme en témoignent les intitulés de certaines de ses œuvres : The Yogi and The Commissar (Le Yogi et Le Commissaire), Arrival and Departure (Croisade sans croix), Insight and Outlook, Lotus and Robot, Darkness at noon (Le Zéro et l’Infini). « Koestler est à l’image des titres de ses livres, véritable antithèse ambulante. A la fois "croisé sans croix", "yogi et commissaire", pessimiste et hédoniste, timide et exubérant, égoïste et donquichottesque,

53 Cité par Monique Crochet, Ibid. 54 Arthur Koestler, Janus, op. cit., p. 15.

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bien insister un peu sur l’existence de ces deux âmes en mon sein car la dualité est demeurée […] Elle se reflète dans les titres en forme d’antithèses de mes livres. »57

La réflexion camusienne est également bâtie sur cette « nécessité et exaltation des contraires »58, oscillant entre le « oui » et le « non », « l’envers et l’endroit », « l’exil et le royaume ».

2.1.1.5 Cassandre

Le mythe de Cassandre est un mythe important au sein de l’œuvre de Koestler parce qu’il illustre l’incompréhension dont a été victime l’auteur toute sa vie.

Cassandre, l’une des filles de Priam, était une prophétesse. Apollon qui l’avait aimée, lui avait donné le pouvoir de prédire l’avenir. Plus tard, il se tourna contre elle parce qu’elle avait refusé son amour mais bien qu’il ne pût reprendre ce don […] il le rendit sans objet : personne jamais n’accordait la moindre créance aux dires de Cassandre59.

On fait souvent référence à Koestler par Cassandre. En effet, il fut l’un des premiers à dénoncer le Nazisme, le Fascisme et le Communisme et fut, à chaque fois, relégué au rang des traitres et des renégats.

Le moraliste a donc tendance à se complaire dans la tradition de Cassandre, c'est-à-dire d'un mythe qui est regardé de plus en plus de façon péjorative parce qu'il annonce des choses désagréables. Quelle condescendance dans la phrase : il joue les Cassandre ! A une époque qui a mis le bonheur à l'ordre du jour quelle faute impardonnable ! L'optimisme ne fait-il pas partie des règles de vie des sociétés industrialisées, au même titre que le réfrigérateur, le progrès, la machine à laver et le changement ? Hélas, Cassandre avait raison et Troie fut bien prise et incendiée60.

56 Phil Casoar, « Introduction » in : Arthur Koestler. Œuvres Autobiographiques, op. cit., p. XIX. 57Arthur Koestler, La Corde raide in : Arthur Koestler. Œuvres Autobiographiques, Phil Casoar (Dir.), op. cit., p. 94.

58 « Cahier VIII » in : OC IV, p. 1263.

59 Edith Hamilton, « Les aventures d’Odysseus » in : La mythologie : Ses dieux, ses héros, ses légendes, op. cit., p. 260.

60 Georges Frameries, « Koestler châtie bien » in : L’Unité, L’Hebdomadaire du Parti Socialiste, 1er janvier 1976, n° 186, p. 16.

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Dans The Yogi and The Commissar, Koestler répond à ses détracteurs :

I wish you wouldn’t think that these are the exaggerations of a professional Cassandra. The European Cassandras between the two wars did not shoot because they were pessimists, or masochits, or scaremongers, or for the pleasure of saying afterwards "I told you so"61.