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Le suicide philosophique et le suicide pédagogique

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1.1.2. Homicide 166 et suicide

1.1.2.5 Le suicide philosophique et le suicide pédagogique

Le « sacrifice de l’intellect »246 ou « suicide philosophique » revient à chercher un sens à l’existence dans le recours à la transcendance divine. Camus reproche ce saut dans la transcendance, entre autres, à Kierkegaard. Ce saut coïncide avec une négation de la raison. L’antithéisme d’Albert Camus l’amène à refuser ce recours à la foi, aux « métaphysiques de consolation ».

Si l’on croit à la toute-puissance divine, tout le mal du monde est imputé à Dieu [ôtant toute responsabilité de l’homme], même la mort des enfants innocents, ce « scandale » qui est pour Camus l’exemple le plus terrible de la cruauté divine ; là, par contre, où l’homme est défini comme un être libre, il assume en même temps la responsabilité de ce monde. S’il veut lutter contre le mal et la mort. Il lui faudra donc faire, au moins, comme si Dieu n’existait pas, sinon sa lutte serait vaine. […] l’auteur dans Le Mythe de Sisyphe […] décide de faire abstraction de Dieu pour "vivre sans appel en disposant d’une liberté profonde fondée sur la privation de l’espoir et de l’avenir"247.

Camus voit dans le saut en Dieu « un mouvement de rupture par lequel l’esprit humain se détourne brusquement de la réalité et où l’homme nie quelque chose de lui-même : sa raison, sa conscience lucide »248. Le suicide matériel et le suicide philosophique représentent tous deux une fuite du réel et contestent le postulat camusien qui est de « se maintenir sur cette arrête vertigineuse »249 sans jamais « sauter ».

Sous l’influence de l’écrivain russe, Dostoïevski, Camus présente une troisième forme de suicide : le « suicide supérieur ». Il entreprend ainsi l’analyse du suicide de Kirilov, personnage des Possédés. Le raisonnement du « suicide logique » part de la nécessité d’une présence divine, mais se heurte à la constatation

246 Olivier Salazar-Ferrer, « Suicide » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 859.

247 Ingrid Di Méglio, « Camus et la religion. Antireligiosité et cryptothéologie » in : Albert Camus II : Camus et la religion, Brian T. Fitch (dir.), Paris, Coll. Minard, La revue des Lettres Modernes, 1982, p. 10.

248 Arnaud Corbic, Camus. L’absurde, la révolte, l’amour, op. cit., p. 37. 249 Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 253.

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amère que Dieu n’est pas. Dès lors, le suicide devient une évidence. Kirilov « sent que Dieu est nécessaire et qu’il faut bien qu’il existe. Mais il sait qu’il n’existe pas et qu’il ne peut exister. "Comment ne comprends-tu pas, s’écrie-t-il, que c’est là une raison suffisante pour se tuer ?" »250 D’autre part, par le suicide, Kirilov veut

affirmer sa liberté « Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté »251 ; « c’est son idée »252. Camus explique que le terme « idée »

est à prendre dans le sens de « pensée ». « C’est [donc] pour une idée, une pensée qu’il se prépare à la mort »253. Ce qui confère au suicide un caractère supérieur. Si Dieu n’existe pas, Kirilov doit se tuer pour devenir libre, pour devenir Dieu. « J’ai cherché pendant trois ans, dit Kirilov, l’attribut de ma divinité, c’est l’indépendance » 254 . Par le jeu d’antonymes « insubordination » et « indépendance », l’on perçoit l’objet de la quête : la liberté outre mesure255. Kirilov se tue pour montrer la voie à l’humanité et l’inciter à acquérir leur liberté : c’est un « suicide pédagogique ».

Caligula suit cette même logique. Si ses meurtres sont « pédagogiques », son suicide ou sa mort l’est tout autant. Il nous est permis de parler de suicide à propos de la mort de Caligula, dans la mesure où l’empereur aura tout mis en œuvre pour pousser ses sujets à la révolte et provoquer, de ce fait, sa mort. Caligula est « l’histoire d’un suicide supérieur »256 voire d’un double suicide. A la fin de l’œuvre, alors que les révoltés s’apprêtent à mettre fin à l’existence du tyran après avoir poignardé Hélicon, Caligula brise son miroir et met ainsi un point final à l’expérience absurde. Il brise ainsi non seulement son image d’empereur, mais également son image d’homme. C’est un premier suicide symbolique. Découvrant que la liberté à laquelle il aspirait n’est pas la bonne, son aspiration étant démesurée et guidée par une soif d’absolu intarissable, Caligula, seul face aux hommes unis

250 Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 292. 251 Ibid. 252 Ibid., p. 291. 253 Ibid. 254 Ibid, p. 293.

255 "J’ai cherché pendant trois ans l’attribut de ma divinité et je l’ai trouvé : l’attribut de ma divinité, c’est ma libre volonté ! C’est tout ! C’est grâce à ma volonté que je peux manifester sous sa forme suprême mon insubordination et ma liberté nouvelle, ma liberté terrible. Car elle est terrible. Je me tue pour prouver mon insubordination et ma liberté nouvelle. », Fiodor Dostoïevski, Les Démons, traduit par André Markowicz, Troisième partie, Chapitre VI, II, Coll. Babel, Actes du Sud, 1995. 256 Préface à l’édition américaine de « Caligula and three other plays » in : OC I, p. 447.

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être libre contre les autres hommes »257. Assailli, Caligula hurle : « A l’histoire, Caligula, à l’histoire », puis « Je suis encore vivant »258. Cette assomption finale résonne comme un défi et renvoie à la pérennité du personnage historique – personnage qui se rattache au dernier absolu auquel il peut encore aspirer : l’histoire ̶ d’une attitude, d’une pensée et de l’œuvre d’art qui ne meurt jamais.

Non, Caligula n’est pas mort. Il est là, et là. Il est en chacun de vous. Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. […] Adieu, je rentre dans l’histoire où me tiennent enfermé depuis si longtemps ceux qui craignent de trop aimer259.

La mort apparaît sous différentes formes dans les œuvres de Camus et de Koestler. Elle n’est jamais insignifiante et a, bien souvent, une portée symbolique et didactique. Le XXe siècle – avec ses deux guerres mondiales, ses massacres, génocides et exterminations ̶ oblige les auteurs à poser la question de la mort en termes de meurtre. Bien qu’absurde, si la mort « naturelle » donne sa mesure à la vie et à l’homme, la mort infligée demeure intolérable. Dans le cadre d’une réflexion sur l’homme, Camus et Koestler tentent de trouver une explication à cette folie destructrice et chacun d’eux, à sa manière, mettra en exergue le prix et la valeur d’une vie humaine. Même lorsque Koestler se montre favorable et revendique l’euthanasie, c’est dans le but d’accorder à l’homme le droit de mourir avec dignité. Et si l’existence « brève ou longue, […] n’est qu’un instant aussitôt resserré entre la naissance et la mort, un décor entre le berceau et la tombe »260, Camus affirme que l’homme doit se maintenir debout et faire face à son destin car « en se tuant, l’homme s’anéantit pour anéantir son problème, ce qui n’est pas une solution, mais une fuite, quand il s’agit, au contraire, d’affronter l’absurde en

257 Préface à l’édition américaine de « Caligula and three other plays » in : OC I, p. 447.

258 Caligula in : OC I, p. 388. 259 « Cahier I » in : OC II, p. 812.

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toute lucidité »261. Quelle est la nature de cette absurdité à laquelle Camus et Koestler, avec des formules différentes, font référence ?

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