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1.2.1. L’absurde : tragique de la condition ou pathologie ?

1.3.1.2 La lutte antinazie

Albert Camus participe à la lutte antinazie et prend à plusieurs reprises le parti des juifs persécutés. A Irène Djian, une amie juive, il écrit :

Tout cela est particulièrement injuste et particulièrement abject. Mais je voudrais que vous sachiez que la chose n’est pas vue avec indifférence par les non-intéressés. En d’autres termes, c’est à ce moment que nous sommes solidaires et que je tiens à servir cette solidarité. Ce que je vous dis, c’est aussi ce que je dis et dirai chaque fois que cela sera nécessaire. Laissons passer le vent, mais il ne peut pas durer. Il ne durera pas si chacun à sa place se borne à affirmer tranquillement que ce vent sent mauvais513.

Il consacre plusieurs écrits à la critique du mouvement national-socialiste hitlérien, ce « régime où la dignité humaine était comptée pour rien et où la liberté devenait une dérision »514. En 1948, il rédige la préface de Laissez-passer mon peuple de Jacques Méry, reprise dans Actuelles II sous le titre de « Persécutés-Persécuteur ». Il y décrit la barbarie dont a été victime la communauté juive sous le joug du régime nazi.

La femme stérilisée par les S.S., l’homme qu’on a fait coucher contre sa sœur nue, la mère qui tenait son enfant contre elle pendant qu’on lui cassait la tête, celle qu’on a invitée à l’exécution de son mari, les rescapés des fours, tous ceux qui ont tremblé, jour après jour, des années durant, qui ne sont plus chez eux nulle part, et à qui on a parlé d’une terre d’orangers et de lacs où personne ne leur cracherait au visage, on les a tous frappés parce que les affaires de nos génies politiques étaient arrangées de telle sorte qu’il n’y avait pas moyen de ne pas les frapper515.

Dans son œuvre remarquable des Lettres à un ami allemand, il s’adresse aux Allemands nazis et insiste sur le refus de la haine et de la « colère aveugle »516 au

512 Propos rapportés par Roland Quilliot in : Arthur Koestler. De la désillusion au rêve d’une nouvelle synthèse, op. cit., p. 64.

513 Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, op. cit., p. 354.

514 Albert Camus cité par Alain Chatriot, « National-Socialisme » in Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 598.

515 « Persécutés-Persécuteur », Actuelles II in : OC III, p. 384. 516 Lettres à un ami allemand in : OC II, p. 18.

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têtes casquées et qui porte tout seul un poids de crimes et de mensonges tel que nul pardon humain ne pourra jamais l’en décharger »517. Son œuvre romanesque de La Peste foisonne en métaphores du nazisme. On retrouve des métaphores analogues au sein du roman koestlérien, Arrival and Departure. Albert Camus consacre tout un chapitre de L’Homme révolté, intitulé « Le Terrorisme d’Etat et la terreur irrationnelle », au traitement du nazisme. Dans la pensée camusienne, l’irrationnel nazi renvoie à l’exaltation du bourreau par lui-même et mène forcément à l’univers concentrationnaire. Camus dénonce le dynamisme politique du régime hitlérien, lequel engendre le besoin de combattre des ennemis qui se succèdent.

Le Juif, les francs-maçons, les ploutocraties, les Anglo-Saxons, le Slave bestial se sont succédé dans la propagande et dans l’histoire pour redresser, chaque fois un peu plus haut, la force aveugle qui marchait vers son terme. Le combat permanent exigeait des excitants perpétuels518.

Le terme « aveugle » dans cette citation revient à maintes reprises sous la plume de Camus lorsqu’il est question de l’idéologie allemande. Le vocable « idéologie » a d’ailleurs une acception négative dans l’écriture camusienne car « l’idéologie dément la chair »519. Elle est associée à l’idée d’abstraction. Dans la réflexion camusienne, l’abstraction « indique la rupture avec la chaleur, avec la chair du monde »520. Camus parle d’une « Europe décharnée » employant cette métaphore pour incriminer les régimes concentrationnaires et totalitaires justement fondés sur le principe de l’abstraction : « L’abstraction est le mal. Elle fait les guerres, les tortures, la violence »521. Il renchérit : « Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer, et à chaque fois il n’était pas possible de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu’ils étaient sûrs d’eux et parce qu’on ne persuade pas une abstraction, c’est-à-dire le représentant d’une idéologie »522.

517 Albert Camus cité par Alain Chatriot, « National-Socialisme » in Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 598.

518 L’Homme révolté in : OC III, p. 214-215.

519 Jacques Chabot, Albert Camus « la pensée de midi », op. cit., p. 172.

520 Maurice Weyembergh, « Abstraction » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 6. 521 « Cahier IV » in : OC II, p. 1022.

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Arthur Koestler dénonce également la notion d’abstraction. Pour l’essayiste hongrois « Statistics don’t bleed ; it is the detail which counts »523. Cette citation fait écho à la réplique de Peter dans Arrival and Departure quand il révèle à Sonia les atrocités dont il a été témoin et victime : « Nobody who has not been through it can understand it. Terror, atrocities, oppression –that’s all words. Statistics don’t bleed. Do you know what counts ? The detail. Only the detail counts »524. Le « détail » renvoie aux « termes de la chair vivante »525. Le « détail » c’est la mort de la tante et de la cousine de Koestler, assassinées sous l’Allemagne nazie. « Six millions, c’est une abstraction ; ma tante Rose et ma cousine Margit, gazées comme des rats, étaient la réalité qui cachait l’abstraction. »526 Le détail c’est, dans The Age of Longing, l’assassinat de la femme et du bébé de Boris. A l’instar de son homologue français, Koestler déplore « this healthy lack of imagination »527.

L’imagination est pourtant nécessaire à la connaissance. Elle nous permet d’associer des perceptions à des situations et surtout à des personnes. C’est le seul moyen de faire le lien entre les représentations et la réalité elle-même. La notion d’imagination est mise en évidence et traitée dans Lettres à un ami allemand. Albert Camus y reproche à un interlocuteur allemand et aux collaborateurs français leur manque d’imagination. Il considère cet aveuglement comme une infirmité de la pensée et un subterfuge pour fuir les exigences que la responsabilité impose à tout homme envers les autres hommes. Camus, par une exigence morale d’honnêteté, de vérité et de clarté et loin de tout gauchissement politique de la pensée, a toujours mis un point d’honneur à dénoncer les idéologies fallacieuses. Le théoricien de l’absurde dénonce le mensonge en politique qui pervertit l’espèce quand il s’agit de vivre dans le vrai. Koestler fait référence à cette notion de mensonge dans son analyse du nazisme.

523 YC, p. 97 ; trad. p. 134 : « Les statistiques ne saignent pas ; c’est le détail qui compte. »

524 AD, p. 77 ; trad. p. 98 : « Ceux qui n’ont pas passé par là ne peuvent pas comprendre. Terreur, atrocités, oppression, ce sont des mots. Les statistiques ne saignent pas. Savez-vous ce qui compte ? Le détail. Le détail seul compte. »

525 AD trad. p. 135-136.

526 Arthur Koestler, L’Etranger du square in : Arthur Koestler, Œuvres Autobiographiques, Phil, Casoar (Dir.), op. cit., p. 35.

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to Jungle Law, and by proclaiming that race is all reduces Sociology to Zoology. With such a philosophy there can be no compromise ; it must unconditionally surrender528.

Dans Arrival annd Departure, le nazisme apparaît sous les traits de Bernard, un jeune partisan de ce système totalitaire. Dans une conversation avec Peter, Bernard revendique un nationalisme fervent et développe les fondements et les aspirations de l’idéologie nazie. « You don’t seem to have grasped yet that every new, cosmopolitan idea in History has first to be adopted by one particular nation, become a national monopoly as it were, and be formulated in nationalist terms, before it can begin its universal expansion »529. Il ajoute :

Ideas which did not at the start become the property of a nation or race remained sterile utopias. Hence the failure of the mighty Labour movement ; the Second International decayed because it had no Fatherland ; the Third, which had one, became quite naturally its instrument. To obtain universal recognition, an idea has to mobilise the latent tribal force of its sponsor race ; in other words, international movements can only spread by using the vehicle of nationalism ; if an idea is to conquer, there must be conquerors530.

En effet « si le peuple allemand n'est pas capable de vaincre, il n'est pas digne de vivre »531. Voilà pourquoi, selon l’expression camusienne « Hitler […] a inventé le mouvement perpétuel de la conquête sans lequel il n'eût rien été »532. Confronté au scepticisme de Peter, Bernard avoue que cette idéologie est en grande

528 YC, p. 106 ; trad. p. 149 : « Nous appelons l’Ordre nouveau du nazisme un mensonge absolu parce qu’il refuse l’éthique propre à notre espèce, parce qu’en proclamant que la force prime le droit, il abaisse la Loi des Hommes au niveau de la Loi de la Jungle, et en proclamant que la race est tout, il abaisse la Sociologie au niveau de la Zoologie. Avec une semblable philosophie, il ne peut y avoir de compromis. Il faut qu’elle capitule sans condition. »

529 AD, p. 141 ; trad. p. 179 : « Vous n’avez pas l’air d’avoir encore compris que toute idée nouvelle, cosmopolite, de l’Histoire doit d’abord être adoptée par une nation particulière, devenir un monopole national, être formulée en termes nationalistes, avant de pouvoir commencer sa mission universelle. »

530 AD, p. 141 ; trad. p. 179-180 : « Les idées qui ne sont pas devenues au départ la propriété d’une nation ou d’une race sont demeurées stériles utopies. D’où l’échec du puissant mouvement travailliste ; la Seconde Internationale est morte parce qu’elle n’avait pas de patrie ; la Troisième, qui en avait une, est devenue tout naturellement l’instrument de celle-ci. Pour obtenir l’approbation universelle, une idée doit mobiliser les forces de la tribu latentes dans la race qui l’a adoptée ; en d’autres termes, les mouvements internationaux ne peuvent s’étendre qu’en utilisant le véhicule du nationalisme ; pour qu’une idée conquière, il faut des conquérants. »

531 Rapporté par Camus dans L’Homme révolté in : OC III, p. 220. 532 Ibid., p. 131.

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partie fondée sur le mensonge : « […] forget at least half our official propaganda stuff. We have to beat the drum to get the people going : if we told them the truth, they wouldn’t understand »533. Le jeune nazi, approfondissant son analyse et son argumentation explique : « […] with the rapid development of science and technique, mankind has entered the phase of its puberty, a phase of radical, global experiments with total disregard of the individual, his so-called rights and privileges, and other liberal mumbo-jumbo »534. Bernard, figure représentative du nazisme dans Arrival and Departure, aspire à la conquête de l’Europe, à la création de l’Etat-Dieu, à la révolution biologique. Camus, de son côté, critique cette avancée scientifique et technologique au détriment de l’homme. « Le prolétaire établit le règne de l’homme universel au sommet de la production, par la logique même du développement productif. Qu’importe que cela soit par la dictature et la violence ? Dans cette Jérusalem bruissante de machines merveilleuses, qui se souviendra encore du cri de l’égorgé ? »535 Deux champs sémantiques se confondent: celui du sacré et celui du progrès. Ce procédé n’est pas anodin et dénonce l’utilisation du langage religieux par les partis politiques. Simone Weil536, dont on connait la parenté de pensée avec Camus, écrivait :

Ces illusions qu’on leur prodigue, dans un langage qui mélange déplorablement les lieux communs de la religion à ceux de la science, leur sont funestes. Car ellesleur font croire que les choses vont être faciles, qu’ils sont poussés derrière par un dieu moderne qu’on appelle progrès, qu’une Providence moderne, qu’on nomme l’Histoire, fait pour eux le plus gros effort537.

533 AD, p. 142 ; trad. p. 181 : « […] oubliez au moins la moitié de notre propagande officielle. Il faut bien que nous battions le tambour pour mettre les gens en train : si nous leur disions la vérité, ils ne comprendraient pas. »

534 AD, p. 142 ; trad. p. 181 : « […] avec le développement rapide de la science et de la technique, l’humanité est entrée dans la phase de sa puberté, une phase d’expériences radicales, globales, avec un mépris total de l’individu, de ses soi-disant droits et privilèges et autres boniments libéraux. » 535 L’Homme révolté in : OC III, p. 239.

536 Même s’il ne la rencontre jamais, Simone Weil exerce une influence considérable sur la pensée politique d’Albert Camus. Il admire la générosité de sa réflexion politique. Il édite d’ailleurs une partie de son œuvre. Ils mènent tous deux un combat de front contre toutes les formes de totalitarisme. Leur engagement auprès des républicains espagnols témoigne de la proximité de leurs réflexions intellectuelles et politiques. Leur intérêt pour le monde grec est également un point de convergence non négligeable.

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avancée technique. Camus dénonce, d’ailleurs, l’idéologie du progrès, idéologie bourgeoise. La fausse interrogation est cinglante et signifie que finalement tous les moyens sont bons pour accroître la rentabilité, fût-elle au prix du sacrifice de vies humaines. La métaphore de la « Jérusalem bruissante de machines merveilleuses » renvoie à l’image de la machine industrielle et « le cri de l’égorgé » n’est autre que le cri du prolétariat exploité par le capitalisme. Encore une fois Camus prend le parti du monde ouvrier. Par ailleurs, Camus remarque que dans une société axée sur la production et le gain, l’homme imbu de lui-même, se considère comme un dieu gouvernant une Jérusalem désacralisée. La croyance en cette idéologie du progrès s’est donc substituée à la croyance divine. Si le progrès s’effectue au niveau scientifique, technique et économique, il régresse au niveau métaphysique et moral. En effet, l’homme n’est qu’un produit au même titre que la machine. Camus affirme qu’ « il serait trop dangereux de manier ce jouet malfaisant qui s’appelle le Progrès »538. Aussi, Jean-François Mattéi remarque que « Camus est un classique qui est resté étranger aux sirènes de la modernité »539. Avec le régime instauré par le Führer, l’homme est chosifié. « […] l’homme n’est plus, s’il est du parti, qu’un outil au service du Führer, un rouage de l’appareil, ou, s’il est ennemi du Führer, un produit de consommation de l’appareil »540. La même idée apparaît sous la plume de Koestler quand il évoque la répression communiste. Dans Le Zéro et l’Infini, il décrit l’individu comme un « rouage d’une horloge remontée pour l’éternité et que rien ne pouvait arrêter ou influencer »541. Camus dénonce l’atrocité du génocide juif. « Les crimes hitlériens, et parmi eux le massacre des Juifs, sont sans équivalent dans l’histoire parce que l’histoire ne rapporte aucun exemple qu’une doctrine de destruction aussi totale ait jamais pu s’emparer des leviers de commande d’une nation civilisée »542. En éternel défenseur des oubliés de l’histoire, Camus défendra Israël, menacée par le prétexte anticolonialiste. Il dénonce :

538 Albert Camus, « La culture indigène. La nouvelle culture méditerranéenne », Jeune Méditerranée, n° 1, Avril 1937.

539 Jean-François Mattéi, Citations de Camus expliquées, Mayenne, Eyrolles, 2013, p. 99. 540 L’Homme révolté in : OC III, p. 218.

541 Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, op. cit., p. 237.

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l’exemplaire Israël qu’on veut détruire sous l’alibi de l’anticolonialisme, mais dont nous devons défendre le droit de vivre, nous qui avons été les témoins du massacre de millions de juifs et qui trouvons juste et bon que les survivants créent la patrie que nous n’avons pas su leur donner ou leur garder543.