• Aucun résultat trouvé

1.1.5. Sens transgressifs du réel

1.1.5.1. Le réalisme baudelairien : une dualité de sens

1.1.5.1.3. Le sens spirituel et sublime du réel

L’idée de la mystification chez Baudelaire a souvent été évoquée par la critique, surtout par les amis du poète, peut-être dans le but d’alléger la férocité des attaques qu’il subissait et de justifier, d’une manière ou d’une autre, son goût pour les sujets hideux, répugnants et maladifs. Pierre Larousse désigne ce sens mystérieux du réel dans son Grand Dictionnaire

universel du XIXe siècle. Il trouve que la poésie de « Charogne » et de « Un voyage à

Cythère » dévoile une vigueur incontestable chez le poète en même temps qu’une « aspiration spiritualiste inattendue »5, cachée derrière la description grossière et brutale de la réalité.

Frédéric Dulamon et Charles Gidel, dont les critiques vont dans le même sens, ont également essayé de donner à la rhétorique funèbre du poète une dimension spirituelle, en la rapprochant de la philosophie de l’horreur qu’enseignent les livres théologiques pour éviter le vice. Le premier ne trouve aucune différence entre les deux rhétoriques :

1 Ferdinand Brunetière, « Charles Baudelaire », La Revue des deux mondes, 1er juin 1887, recueilli dans

Baudelaire, un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905), op. cit., p. 692.

2 Pour emprunter l’expression de David Baguley à propose des naturalistes, dans Le Naturalise et ses genres,

Paris, Nathan, 1995, p. 154.

3 Ibid.

4 Vers extrait d’un projet de l’« Épilogue » pour la 2ème édition des Fleurs du mal.

5 Pierre Larousse, Notice sur Les Fleurs du mal, Grand Dictionnaire du XIXe siècle, 1872, recueilli dans

78

Oui, la théologie chrétienne décrit savamment le mal, pour nous en inspirer l’horreur, pour nous commander le retour laborieux au bien. Elle peint industrieusement les affres de la mort, le cadavre, le ver de la tombe, la décomposition de nos misérables restes.1

Le deuxième, quant à lui, n’y voit qu’une leçon morale et un rappel pour l’homme, afin qu’il purifie son âme du péché :

Quel avantage à nous montrer aux yeux cet épouvantable travail de décomposition organique ? Est-ce pour préparer la leçon morale qui a l’air de déterminer cette pièce ? Pour rappeler à une femme enivrée de sa jeunesse qu’elle ira sous l’herbe et sous les floraisons moisir parmi les ossements ? Cette rhétorique funèbre, qui rappelle les enseignements de la chaire chrétienne, a-t-elle donc tant de prix et ne pouvait-elle choisir des arguments moins nauséabonds ? Baudelaire n’eût pas été en peine d’en trouver.2

Nous pouvons donc justifier la description outrée et complaisante des plus désolants détails de la réalité physique de l’homme et la recherche soigneuse de la violence pour inviter l’homme à s’éloigner du péché. « Un voyage à Cythère » et « Charogne » sont chargés, dans ce sens, d’une fonction mystique qui fait passer le poète, selon Frédéric Dulamon, pour un religieux luttant contre la corruption des cœurs et l’impureté des mœurs, et, selon Charles Gidel, pour un prédicateur qui voit dans les désirs de la chair la source de toutes nos misères3.

Dans cette perspective, Baudelaire aurait ainsi choisi, dans « Un voyage à Cythère », de placer le gibet du pendu sur l’île de Cythère car cette île légendaire de l’amour, qui a inspiré aussi bien les peintres que les poètes, symbolise tous ceux qui suivent leurs désirs sexuels. Le sort du condamné représenterait donc une sorte de punition ou d’expiation des péchés de chair. Le vocabulaire du châtiment apparaît en effet à travers le mot « pendu » pour désigner le pécheur, « ses bourreaux » pour les oiseaux et « exécuteur » pour la bête. La dimension sexuelle de cette punition transparaît dans la manière dont celle-ci est appliquée, puisqu’elle vise particulièrement les yeux et les parties génitales, organes responsables du péché de chair : les orbites du pendu sont vides (ses « yeux étaient deux trous ») et les oiseaux l’ont « absolument châtré ». En outre, dans « Charogne », le poète joue un rôle de prédicateur pour

1 Frédéric Dulamon, « Les Fleurs du mal par M. Charles Baudelaire », Le Présent, 1857, recueilli dans

Baudelaire, un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905), op. cit., p. 180.

2 Charles Gidel, « Étrange et lugubre poésie ! », Histoire de la littérature française, 1892, recueilli dans

Baudelaire, un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905), op. cit., p. 810.

79

la femme aimée. Il lui rappelle en effet l’horrible vérité qui l’attend : à sa mort, elle sera mise en terre où elle se décomposera, de la même façon que cette « charogne infâme » qu’ils ont vue au détour d’un chemin. La beauté physique ne perdure pas :

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, À cette horrible infection,

Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion !

Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements,

Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons Moisir parmi les ossements.1

Il convient enfin de signaler que l’inspiration du poète provenant de la réalité ne se limite pas à ces extrêmes. On trouve également dans Les Fleurs du mal des sujets tirés de la réalité ayant un rapport avec les animaux ou les objets du quotidien, comme dans « Les Chats », « Les Hiboux », « L’Albatros » et « La Pipe ». Ces sujets ne sont pas du tout traités de la même manière que les sujets macabres que nous avons exposés. La méthode baudelairienne nous rappelle beaucoup celle de Sully Prudhomme dans son premier recueil,

Stances et poèmes. Toutefois, l’imagination possède chez Baudelaire un rôle beaucoup plus

important, aussi bien dans la description que dans le travail des images rhétoriques, parce que le poète cherche à s’éloigner de la simple esthétique de l’imitation et de la représentation naïve des choses.

Baudelaire est le poète du réel, attaché à extraire de la réalité la plus sombre et la plus triviale une poésie sublimée, dans un langage qui habille au mieux son univers intérieur. C’est à lui que la poésie doit son passage de la doctrine de l’imitation à celle de l’imagination à caractère idéalisé. Mais ce regard sans concession qu’il porte sur le monde, cette vision exigeante des choses, sans pudeur et sans fard, cette capacité alchimique à transmuer la boue du réel en or poétique, valent à ce créateur l’incompréhension du public et la sanction de la critique.

Il incarne à sa manière la figure du poète maudit, en butte aux sarcasmes de la bourgeoisie bien-pensante et étriquée du milieu du XIXe siècle, qui fait et défait la réputation

80

d’un poète et influe sur ses écrits. Ainsi l’édition des Fleurs du mal vaut à Baudelaire, en 1857, un procès retentissant qui se traduit par une amende de 300 francs et une condamnation pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs.