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1.1.5. Sens transgressifs du réel

1.1.5.2. Le réalisme populaire et révolutionnaire de Richepin

1.1.5.2.1. Le réel sordide

La Chanson des gueux est le recueil de poésie populaire qui a permis à Jean Richepin de

se faire connaître auprès du grand public et de devenir célèbre. Il y dépeint la vie laborieuse et misérable des truands constamment en butte à l’adversité et à l’injustice sociale. Le poète se contente de les faire vivre avec tous leurs vices, toutes leurs hontes, toutes leurs misères, mais aussi avec toutes leurs gaietés immondes, sans rien cacher. L’objectif, en fait, n’est pas de se faire remarquer ni d’inventer un nouveau genre poétique, mais tout simplement de soutenir avec enthousiasme leur cause, qu’il considère très souvent comme la sienne.

Nous distinguons, parmi ces héros, le mendiant et le vagabond qui sont souvent associés parce qu’ils connaissent le même destin et la même misère : ils sont reclus aux périphéries de la société, sans abri, sans rien à manger ni à boire. Le poète met en évidence leur indigence et leur souffrance :

Mes braves bons messieurs et dames, Par Sainte-Marie-Notre-Dame, Voyez le pauvre vieux stropiat.

Pater noster ! Ave Maria !

Ayez pitié !

Mes braves bons messieurs et dames, La charité des bonnes âmes !

Un p’tit sou, et Dieu vous l’rendra. Pater noster ! Ave Maria !

Ayez pitié !1

84 Ou encore :

J’suis ben vieux, j’ai p’us d’z yeux. Si j’mourais, ça vaudrait mieux. Si j’mourais, j’s’rais content… Un p’tit sou en attendant !1

Richepin essaie par ces chants d’attirer l’attention de la société insouciante et sourde face à ces malheureux. Tantôt il se fait leur porte-parole, tantôt il les laisse eux-mêmes chanter leur misère pour leur donner le bonheur de revivre un instant, pour les rapprocher de nous et éveiller notre sympathie par leur triste résignation. Le poète se fait écho des cris des gueux poussés dans les places publiques, devant les boutiques, dans les champs et sur les chemins. Ses refrains et ses vers sont imprégnés d’un anarchisme simple et transmettent la voix de ces malheureux qui sont comme des fleurs maladives car ils parlent toujours du mal de vivre.

On trouve également dans la poésie de Richepin la figure du voyou qui est perçu comme étranger dans la société et comme le plus dangereux et le plus vicieux des vagabonds. Passionné par ce personnage, le poète éclaire les côtés sombres de sa vie que les autres ne peuvent pas voir. Il lui permet de s’exprimer lui-même, avec son accent et ses termes argotiques :

J’ai dix ans. Quoi ! Ça vous épate ? Ben ! C’est comm’ça, na ! J’suis voyou, Et dans mon Paris j’carapate

Comme un asticot dan’un mou. […] Près des théâtres, dans les gares, Entre les arpions des sergots

C’est moi que j’cueill’ les bouts d’cigares, Les culots d’pipe et les mégots.

Ben, moi, c’t’existenc’-là m’assomme ! J’voudrais posséder un chapeau.

L’est vraiment temps d’dev’nir un homme. J’en ai plein l’dos d’être un crapaud.2

1 Jean Richepin, « Pauvre aveugle », La Chanson des gueux, op.cit., p 31. 2Jean Richepin, « Voyou », La Chanson des gueux, op.cit., p. 156.

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À dix ans, le héros de ce poème doit se débrouiller tout seul. S’il est né voyou, ce n’est pas sa faute mais peut-être celle de la société qui ne lui tend pas la main. Il en a assez de cette existence qui l’accable et voudrait devenir un homme, mais il n’a pas les moyens ni la force d’échapper à sa condition.

À travers l’âpreté de son regard, mêlant critique sociale et ironie, le poète popularise l’image de la prostituée, de l’ivrogne, du noctambule, du « balochard » et du sans-abri. Il se fait le témoin privilégié de leurs sentiments, de leurs blessures, de leurs mœurs et il plaide en leur faveur. Richepin s’intéresse également à leur langage, pourtant si méprisé. Il le ravive en le plaçant dans la bouche même des gens qui s’expriment ainsi et il explore ses significations, nous offrant à la fin de son ouvrage un glossaire argotique1.

Richepin chante non seulement les misères des gueux, mais aussi celles des choses, des plantes et des bêtes. Armé d’une grande sensibilité et d’une imagination très riche, il prend un immense plaisir à leur donner la parole. C’est par exemple un roseau, transformé en flûte par un vieux vagabond, qui s’exprime pour raconter son chagrin passé et son bonheur présent :

Je n’étais qu’une plante inutile, un roseau. Aussi je végétais, si frêle, qu’un oiseau En se posant sur moi pouvait briser ma vie. Maintenant je suis flûte et l’on me porte envie.2

Ou bien c’est un morceau de bois qui gémit dans l’âtre pour se plaindre du sort que l’homme lui fait subir : « Il dit que l’homme est dur, avare et sans entrailles, / D’avoir à coups de hache et par d’âpres entailles, / Tué l’arbre ; car l’arbre est un être vivant »3. Le poète fait aussi parler une statue oubliée au coin d’un parc4, ou encore un lièvre retenu captif par une petite fille : « J'étais triste ; et malgré Margot et sa bonté / Je suis mort dans ses bras, faute de liberté »5.

Ce genre de poésie marqué par la sordidité et la transparence, qui est formellement très proche des chansons réalistes, n’est pas l’invention de Richepin. En revenant quelques siècles

1 Jean Richepin, La Chanson des gueux, op.cit., p. 284.

2 Jean Richepin, « La flûte », La Chanson des gueux, op.cit., p. 39.

3 Jean Richepin, « La plainte du bois », La Chanson des gueux, op. cit. p. 41. 4 Jean Richepin, « Vieille statue », La Chanson des gueux, op. cit. p. 44.

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en arrière, nous en retrouvons les traces chez les plus grands poètes du Moyen-âge, notamment dans les poèmes de Rutebeuf et François Villon. Ces poètes ont en effet rompu avec la tradition de la poésie courtoise pour écrire des poèmes polémiques, satiriques et même personnels, chantant leur malchance, leur misère et leurs difficultés. Cependant, la poésie de Jean Richepin échappe à une interrogation existentielle, ses textes s’engagent par leur lyrisme, dans une cause non pas personnelle mais collective, la défense des pauvres. Richepin partage avec eux leur misère, leur vie misérable ainsi que leur langage souvent vulgaire, de sorte que ses poèmes sont de véritables documents :

Je les aime parce que j’ai compris cela, parce que j’ai arrêté mes regards sur leur misère, fourré mes doigts dans leurs plaies, essuyé leurs pleurs sur leurs barbes sales, mangé de leur pain amer, bu de leur vin qui soûle, et que j’ai, sinon excusé, du moins expliqué leur manière étrange de résoudre le problème du combat de la vie, leur existence de raccroc sur les marges de la société, et aussi leur besoin d’ivresse, de joie, et ces oublis de tout, ces ivresses épouvantables, cette joie que nous trouvons grossière, crapuleuse, et qui est la joie pourtant, la belle joie au rire épanoui, aux yeux trempés, au cœur ouvert, la joie jeune et humaine, comme le soleil est toujours le soleil, même sur les flaques de boue, même sur les caillots de sang.1