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Aspects du réel dans la poésie actuelle

2.1.2. L’aspect « vécu » du réel dans la poésie de James Sacré

2.1.2.2. James Sacré et le vécu marocain

2.1.2.2.1. Le voyage comme acte déclencheur du poème

Dans ses traversés marocaines, Sacré ne se sépare jamais de son poème. Il le promène avec lui, comme une caméra ou un carnet de voyage, comme s’il cherchait, selon Daniel Lançon, à nous donner « l’illusion d’une concomitance entre l’événement et l’avènement de

1 Selon l’expression de Daniel Lançon, dans son article « Un poète-voyageur : James Sacré au Maghreb », dans

supplément Triages, op. cit., p. 37.

2 Ibid.

3 Selon Maxime Del Fiol, dans son article « C’est l’intensité que je cherche à m’expliquer : la rencontre

marocaine de James Sacré », dans, L’Étrangère, op. cit., p. 10.

4James Sacré, La poésie comment dire ?, op. cit., p. 125.

5 James Sacré, « le poème liminaire », dans Une fin d'après-midi à Marrakech, op. cit. 6 Ibid., p. 32.

7 Ibid., p. 35.

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celui-ci dans l’écriture »1. Son écriture se nourrit des expériences réelles, transmuées en récits

de voyage cheminant entre villes et villages dessinant ainsi un itinéraire « géographique et sentimental »2. Elle « semble être sans cesse relancée par la découverte de nouveaux paysages et de nouveaux visages »3 et poussée par le voyage.

Cette géographie fondée sur la poétisation du voyage s’exprime particulièrement dans

Une fin d’après-midi à Marrakech. Le premier itinéraire part de Marrakech en direction de

Demnate, où habite Jillali. L’écriture déploie au fil des pages toutes les étapes du voyage, et démarre dans l’autobus qui transporte Sacré dans la campagne. Le poète décrit l’ambiance, tellement ennuyeuse, le bruit, la poussière, le long trajet semble interminable à cause des nombreux arrêts, « d[u] chauffeur qui s’engueule fort avec un gendarme »4. En traversant la

campagne, Sacré note tout ce qu’il peut voir sur les côtés de la route : « des palmiers poussiéreux, des guenilles [et] beaucoup de chaleur »5. Les rares moments de bonheur

jaillissent, grâce aux images du passé lointain de la ferme du père - images ravivées à la vue d’un « vieux paysan marocain qui descend [et] qui s’en va là-bas dans la couleur de l’orge coupée »6. À Demnate, le poète tâche de noter l’aspect misérable de la ville « Parfois toute la

misère du monde se montre à Demnate »7. L’attente, la solitude, la poussière, les pisés défaits,

mais aussi la pauvreté le saisissent, à tel point que le soleil lui-même lui apparaît comme « un mendiant silencieux »8. En arrivant chez Jillali, Sacré se plonge dans une description

minutieuse du paysage et de la maison :

Il n’y a presque rien la seule ouverture qu’est la porte est fermée. Dehors son vieux bois clouté bigne dans la chaleur et l’intensité de la lumière j’ai fait une photo à cause de sa couleur d’étoffe usée et juste à côté la tache forte d’une autre porte en fer, très peinte en rouge. Quelques marches en blocs de pierre étroits, deux, un peu hautes, peut-être trois, on passe par le cadre de l’embrasure en bois : dedans l’ombre et la fraîcheur, il n’y a presque rien. Le mur blanc est peint jusqu’à sa mi- hauteur en bleu. […] presque rien d’autre. On sait que c’est la cuisine à cause des

1 Daniel Lançon, dans son article « Un poète-voyageur : James Sacré au Maghreb », dans supplément Triages,

op. cit., p. 38.

2 Selon l’expression de Leonardo Sadovnik, dans Le paysage, l’autre, l’écriture dans les poèmes de James

Sacré, op. cit., p. 161.

3 Ibid.

4 James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech, op. cit., p. 141. 5 Ibid., p. 141.

6 Id.

7 Ibid., p. 142. 8 Ibid., p. 145.

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légumes et des fruits qui sont dans un carton ; et quelques ustensiles propres rangés par terre. Un brûleur à gaz sur une bouteille modèle camping. Le volume costaud mais fin quand même de la jarre d’eau, avec, penchée contre elle, celui d’une amphore, sont de la terre cuite et du temps qui filtrent le silence et la fraîcheur derrière les portes fermées. […] quelque part pour vivre avec presque rien. Quelqu’un peut rester là. Peut partir.1

Le rythme du poème suit le mouvement du poète-voyageur de Marrakech à Demnate. Dans l’autobus, la description est fragmentée et accélérée : le poète tente de voler quelques images. Il en va de même sur le chemin de la maison de Jillali. Mais, dès que le poète arrive chez lui et s’installe, le rythme ralentit pour noter tout ce qui se trouve dans l’intimité de la demeure. Le regard et les mots se déplacent de l’extérieur vers l’intérieur suivant la marche du poète. Tout uniment – parce que les choses se donnent simplement, James Sacré entre dans la misère de la maison campagnarde à Demnate. À travers le choix de mots anodins ramenés à leur sens les plus communs, et la suppression des sentiments personnels, Sacré veut donner plus de lisibilité à son poème afin de mieux toucher la vérité : vérité des lieux et vérité de l’autre. Il use d’une esthétique qui refuse d’identifier le beau, le noble ou l’idéal. La recherche de la justesse et de la fidélité de l’expression nécessite l’« abandon à cette voile noire des mots »2.

Le poète poursuit son séjour par une visite nocturne de la ville - « tu me conduis le long de la muraille en couleur brûlée » -, en notant tout ce qu’il remarque dans la rue, ou sur une grande esplanade. Malgré la misère il ressent qu’il pourrait être capable d’y vivre, « Bien sûr qu’on peut vivre à Demnate »3. Grâce à l’hospitalité et aux sourires de ses habitants, grâce à

la tendresse et l’amour d’un ami, il « touche aux étoiles »4 et atteint la plénitude : « Passer

dans un pays [non pas pour] le connaitre, mais [pour] l’aimer »5.

James Sacré n’est pas un touriste (nous y reviendrons). Il ne s’intéresse pas à l’exotisme d’un pays qu’il découvre comme la plupart des écrivains-voyageurs. Il cherche quelque chose de familier : par l’amour, la tendresse et la simplicité, le poète retrouve son pays natal

1 Ibid., p. 144. 2 Ibid., p. 146. 3 Ibid., p. 139. 4 Ibid., p. 148. 5 Ibid., p. 147.

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Le deuxième périple nous mène dans « un voyage en classe économique depuis Casablanca jusqu’à Marrakech »1. À la gare de Casablanca, le poète évoque le retard du train, l’état misérable des voyageurs qui « dorment jetés tout habillés contre la chaleur du sol »2, l’attente et la patience. Il décrit la peine et l’inconfort du voyage :

À cause des portières fermées faut grimper par le soufflet dans la classe économique le bois des banquettes cause un ma au cul pas banal, un gars s’est installé comme un paquet sur l’étagère qui sert aux valises. […] quelqu’un sur la même banquette a sa tête installée dans mes jambes3.

Toujours sur la route au lever du jour, le poète commence à décrire les paysages. Par la vitre, on peut voir « des paysans », des champs d’« orge coupée», « des palmiers», « un désordre de grands roseaux » et un « terrain nu mal plan » (p. 169), etc. À l’arrivée, le voyage se poursuit à pied dans la ville de Marrakech : « viens qu’on marche ». Le poète décrit ce qu’il mange « des lentilles, avec une sauce forte et des brochettes très minuscules »4, puis le

restaurant lui-même « la couleur des carreaux donne une impression de fraîcheur, plus haut/le reste du mur mal peint »5, et ce qu’il voit dans la rue « des gens en djellaba légère./Il y des

chats qui rôdent »6. Le poème se poursuit avec la description des rues, des lieux publics et des

souks populaires. Tout est important pour Sacré et mérite sa place dans le poème, comme s’il voulait le construire de chaque pas fait dans ce pays.

Le dernier cheminement est un voyage au village de Aït Bouzid près d’Imi n’ifri. Le poème s’ouvre sur la description de la campagne et de la nature marocaine. Dans l’autobus, le poète observe les paysages et note ce qu’il voit : « des fermes fortifiées dans les pentes »7,

« la montagne dans la distance a de grandes rougeurs douces »8, des « paysans de partout venus personne sait d’où »9… Il rapporte également des conversations avec les passagers et leurs histoires sur la difficulté de la vie. À l’arrivée à Aït Bouzid, le poème entre dans l’intimité de la famille qui l’accueille :

1 Ibid., p. 170. 2 Ibid., p. 169. 3 Id. 4 Ibid., p. 171. 5 Id. 6 Id. 7 Ibid., p. 61. 8 Id. 9 Id.

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Il faudrait savoir nommer […] ce qu’on peut voir sur une étagère dans la première pièce à l’étage d’une de ces fermes (grands plateaux de cuivre à trépied, un cône en paille tressée) et dans la pièce principale les simples banquettes le long des murs et la table basse, un enfant sert une collation de laitage et de pain frais avec du beurre ».1

Les trois extraits que nous avons choisis mettent l’accent sur le lien entre le voyage et l’acte de l’écriture : « On continue dans un livre un mouvement pris/À la vie »2. Le poète ne

fait pas de différence entre les deux : « voyages ou poèmes, c’est tout un peut-être »3. Dans

La Poésie, comment dire ?, Sacré tisse un lien d’analogie entre les deux : « Pourquoi ne pas

parler de la poésie, comme si on en revenait par exemple, comme on revient d’une ballade en ville ou d’un voyage au Maroc »4. Les trois extraits ont la même structure, le poème se calque sur la durée du voyage : il débute avec lui et cesse avec lui. Comme un espace clos il déploie la totalité des espaces visités : espace du poème et espaces des horizons fusionnent : le mot est village, le village est mot, indistinctement.

James Sacré n’est pas un poète du pittoresque, il privilégie souvent les paysages simples et modestes pour faire éclore son poème. À travers l’écriture du voyage, il « exhibe les relations entre le vécu et la gestation de l’écriture »5. Chaque endroit visité, chaque moment

vécu, constitue, pour lui, un objet poétique puisqu’il signale l’existence du poète dans ce monde. Un jour passé sans écrire un poème est un jour mort et ne fait pas partie de la vie « parce que ça serait bien d’ajouter tous les jours, et longtemps, une page à ce livre »6.