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Aspects du réel dans la poésie actuelle

2.1.2. L’aspect « vécu » du réel dans la poésie de James Sacré

2.1.2.2. James Sacré et le vécu marocain

2.1.2.2.2. Le Maroc populaire

James Sacré évite de fréquenter les endroits modernes des villes, il se déplace volontairement dans les lieux de la ruralité. Il s’agit d’un trait essentiel du voyage - et donc de l’écriture de Sacré - paysan-poète, il sait le goût de la simplicité et de la modestie des choses et des êtres et partant, le bonheur et le plaisir de vivre

1 Ibid., p. 65.

2 Ibid., p. 86.

3 James Sacré, « Entretien avec Antoine Emaz », dans Nu/33, p. 19. 4 James Sacré, La Poésie, comment dire ?, op. cit., p. 162.

5 Daniel Lançon, « Un poète-voyageur : James Sacré au Maghreb », dans Supplément Triages, op. cit., p. 37. 6 James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech, op. cit., p. 36.

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Le poème est le lieu de l’accueil attentionné du monde populaire et agricole du Maroc que Sacré donne à lire dans ses détails les plus minutieux. Il « dessine l’intimité amicale et fragile entre le poète, les gens et le monde »1. Lors d’un séjour à Sidi Slimane, le poète préfère parcourir les quartiers pauvres « mal cousu à sa campagne »2. Il flâne dans la ville et note son apparence misérable : « Les feuillages [des arbres] mal foutus des eucalyptus »3, les magasins sont « frustes »4 et leur « cadres d’entrées [sont] mal peints »5 les rues sont très étroites et désordonnées. Les rues sont envahies par « des mules »6 et résonnent des « encombrants bruits de camions »7 qui « ramènent ceux qui sont allés travailler dans les

champs »8. Le poème repose dans les plis de l’humeur du poète. Mal à l’aise dans les

quartiers luxueux, son regard est imprécis, ses mots se floutent « […] pour aller jusqu’au vrai bourg, maisons qui se construisent (briques et ciment) bâtiment pour les affaires, des magasins plus importants »9. En revanche, les lieux de pauvreté, prennent un relief particulier,

le regard se porte sur des détails qui traduisent la simplicité de la vie à Sidi Slimane :

La route a des bas-côtés très larges (terre mal séchée, crottin d’âne) Où se peuvent ranger les charrettes et les voitures

(Durant la nuit quelqu’un les garde).

Plus loin c’est bientôt la campagne on s’est arrêté sur de l’herbe À côté d’une clôture et d’un champ d’orge.10

La ruralité attache Sacré au paysage, elle vit au cœur des choses de la terre, la poésie en témoigne.

Il y a bien entendu l’amitié amoureuse avec Jillali. En sa compagnie, l’auteur découvre la familiarité et l’hospitalité de la société marocaine. C’est ainsi que la maison de Jillali devient l’espace privilégié pour l’écriture du poème : « Écrire dans ta maison (lumière et silence découpé dans la porte ouverte, précipitation des mules qui passent) »11. Malgré la

1 Denis Gellini, « Pays, paysage », dans Supplément Triages, op. cit., p. 28. 2 James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech, op. cit., p. 51.

3 Ibid., p. 33. 4 Ibid., p. 55. 5 Ibid., p. 51. 6 Ibid., p. 55. 7 Ibid., p. 51. 8 Id. 9 Ibid., p. 53. 10 Ibid., p. 55. 11Ibid., p. 189.

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pauvreté de son apparence et la simplicité de son ameublement, la maison fait jaillir le poème, elle est aussi généreuse et hospitalière que son propriétaire :

À l’autre bout de la pièce, dans une encoignure à cause des toilettes qui prennent en partie la largeur de l’espace (un trou à la turque derrière une porte en bois qui ferme pas bien), un carton pour les ordures, peaux d’oranges, noyaux, des restes de légumes, des couleurs comme défaites, après le plaisir d’avoir mangé, ce qui s’en va, je vais porter le carton dehors le vider là-bas au milieu de la place encombrée de soleil couleurs que voilà pourris, plus rien, qu’un peu d’odeur.1

Le poète ne se comporte plus comme un hôte : il peut se charger de la poubelle, il partage la frugalité du repas. Il s’est rapidement adapté à la culture marocaine : il « mange avec les doigts ; [il] se lave aussi le cul avec »2. Il imite aussi les gestes les plus intimes de la

miction mais le poète s’excuse : « Je n’ai pas pu m’accroupir, j’ai pas osé »3. Il ne cherche pas

à imposer sa culture occidentale mais à s’adapter et à partager. Désormais, c’est l’accueil qui oriente l’espace du poème ; la beauté y est devenue secondaire. L’acte de l’écriture « s’écoule avec l’eau domestique par le tout petit trou pratiqué dans un endroit du carrelage affaissé »4. La métaphore lie l’écriture au domaine de l’intime, Sacré nous en dessine les limites. Si le mot « domestique » se rattache au personnel, au familier et à l’intime, « le tout petit trou » prouve son engagement à montrer tous les petits détails de la vie quotidienne.

Le poème est également présent dans des soirées conviviales du poète, comme par exemple, avec les amis de Douar Jdid. Le poète note les gestes et les sensations vécus avec eux. Il partage du vin ; la bouteille circule « geste passé à la ronde […] les oranges sont tellement bonnes, et le verre de vin quand c’est mon tour »5 mais aussi des conversations sur

des sujets politiques et religieux, en écoutant des chansons sur l’amour et les malheurs de la Palestine.

Le poète erre aussi dans les endroits publics souvent en compagnie de Jillali. Il entre dans les hammams, décrit ses sensations lors d’une séance au bain « (peu à peu les muscles et les désirs du corps disparus) [et le corps] s’abandonne à presque la violence du masseur »6. Il

1 Id. 2 Id. 3 Ibid., p. 147. 4 Ibid., p. 189. 5 Ibid., p. 56. 6 Ibid., p. 136.

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entre dans les cafés et les restaurants de la place de Jemaa el Fna. En écoutant de la musique arabe sur la terrasse, le poète regarde et écrit :

Le décor est tout simple, un carrelage mural à dessin rose et blanc avec frise de stuc ajouté.

Au-dessus le reste du mur est un espace trop grand pour les quelques photos de jeunes femmes (bijoux berbères) accrochés

Entre des appliques pour l’éclairage plus ou moins poussiéreuses : Des ampoules manquent, tout ça.1

Puis, il n’oublie pas de noter, dans la fraîcheur de la grande salle, ce que « le garçon [lui a] ser[vi] avec le plus beau sourire » : « des ragoûts variés dans les tagines coniques »2.

Le poète décrit enfin une balade dans les endroits populaires de Marrakech. L’écriture relaie une « courte vadrouille »3 d’« une documentation soigneusement rangée sur les coutumes de ce pays »4. Il authentifie des lieux visités (« des fontaines », des « boutiques », des « espaces », des « places », « des étalages de marchandises » et « le souk des teinturiers » p. (173), des réalités socio-religieuses comme « l’agitation comme un peu lente d’une nuit de Ramadan » (p. 172), « une Mecque » (p. 174) ou « les salles de mosquées » (p. 173) interdites au poète parce qu’il n’est pas musulman. Il mentionne aussi des réalités plus triviales de la culture marocaine auxquelles « Le Guide Bleu » n’a pas accès, comme les toilettes sans portes que James Sacré appelle « théâtre chiottique public »5.

On voit quelqu’un d’accroupi dans l’encadrement d’une de ces ouvertures. […]. Le cul tourné vers une Mecque impossible : quand on se nettoie avec de l’eau fraîche et les doigts, on touche à de la merde en même temps qu’une délicate partie du corps.6

James Sacré ne détourne pas son regard de l’intimité des coutumes orientales, comme les toilettes à la turque ou la manière de se nettoyer. Il n’y a nulles moqueries, nulles critiques, bien au contraire, s’il partage la frugalité des repas, l’inconfort des abris des gens de peu et le pittoresque des voyages, il ne cherche qu’à traduire, avec beaucoup de lucidité et de loyauté,

1 Ibid., p. 175.

2 Ibid., p. 175. 3 Ibid., p. 173

4 James Sacré, Viens, dit quelqu’un, op. cit., p. 12.

5 James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech, op. cit., p. 174. 6 Ibid.

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le plaisir des moments vécus. Changer, embellir ou déformer une réalité serait à ses yeux comme une imposture ou comme une trahison envers l’hospitalité de ce pays ami.

La fréquentation du Maroc populaire et rural ressuscite d’ailleurs des éléments de l’enfance disparue. L’écriture apaise la nostalgie de ce passé perdu : « L’inconsidéré tumulte du cœur/S’apaise dans la palmeraie tranquille des mots »1. Elle rapporte « le grand bonheur de vivre […] entre un été vendéen (l’ombre de ses noyers, l’odeur des sureaux) /Et des couleurs de terre dans le désordre mal urbain d’un gros bourg marocain »2. C’est dans ces

quartiers pauvres de Sidi Slimane que le poète entend les échos de son pays natal :

Le douar Jdid à l’écart du bourg

La pauvreté le temps qui dure pareil qu’à d’autres endroits du monde. […]

On est dans un patio rustique, on touche au ciel, (La cuisine et des chambres, une chiotte, autour) Quelqu’un vient d’en rincer le ciment à grande eau ;

Une cruche haute et l’échelle rentrée dans un coin, la télé dans un autre. Je suis bien dans cet endroit simple et difficile

À l’écart de rien.3

Dans le silence et la pauvreté de cet endroit à l’écart du monde, Sacré retrouve des images de son monde rural : les plantations éparses à l’entrée de la ville ressemblent aux gilets que portent les paysans à Cougou, la nuit « entre l’Aubraye et les fermes d’un village en Vendée », luit de la même manière qu’entre « Douar Jdid et Sidi Slimane »4, un repas dans un

restaurant à Marrakech « rappelle [au poète] des repas d’autrefois dans [la] ferme »5 de ses

parents. Les ânes, les mules et les vaches lui rappellent ceux de la ferme, alors que la couleur ocre de Marrakech évoque la couleur rouge de la terre de Vendée. Les deux espaces partagent la même fraîcheur et le même isolement, le calme et la lourdeur du temps. Ils vivent la même pauvreté du monde et la même condition paysanne. La similitude des deux espaces redonne au poète le plaisir de l’écriture

La quête du pays natal peut mener aussi Sacré vers des espaces plus urbains comme Paris. L’attente d’un ami dans la solitude et sous la pluie, le bruit des voitures qui passent

1 Ibid., p. 17. 2 Ibid., p. 33. 3 Ibid., p. 54. 4 Ibid., p. 52. 5 Ibid., p. 175.