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Aspects du réel dans la poésie actuelle

2.1.2. L’aspect « vécu » du réel dans la poésie de James Sacré

2.1.2.1. James Sacré et le vécu vendéen

Le vécu vendéen occupe une place très importante dans l’œuvre poétique de Sacré. Il nourrit principalement les premiers livres du poète, notamment Cœur élégie rouge et Si peu de

terre, tout et ne cesse d’apparaître depuis, quoique d’une manière fragmentaire, dans son

œuvre, en particulier dans Une fin d'après-midi à Marrakech. C’est avec Si peu de terre, tout, que se tisse une relation particulière à l’enfance rurale du poète à Cougou :

Là où je suis né il y avait un paysage, des activités de travail, des gestes que faisaient les hommes et les femmes, des jeux d’enfants aussi naïfs que rusés, de l’amitié et des méchancetés.2

Les paysages, les souvenirs et les activités champêtres constituent l’espace privilégié où le recueil prend naissance. Sacré cherche à revivre son passé paysan, son enfance, à raconter ses histoires de « Gilgamesh d’enfant [qui] s’effritai[en]t vite en poussière »3. Les poèmes

engrangent la simplicité et la modestie des menus gestes du quotidien.

2.1.2.1.1. Paysages et travaux ruraux

Les paysages vendéens font partie intégrante de l’identité rurale de James Sacré et sont souvent chargés d’une grande densité affective. Sa mémoire des formes et des lieux et le regard perçant des paysages éclairent les recoins de la ferme d’hier, de la grange aux murs effrités et de son bric-à-brac :

Contre un mur, prise

Dans une ferraille rouillée, des morceaux de briques, / Une touffe de mauvaise herbe

(Agrostis fin ou brome plus grossier) […].4

1 James Sacré, Figures qui bougent un peu, Gallimard, Paris, 1978, p. 87, cité par Jean-Claude Pinson dans

Sentimentale et naïve, Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 224.

2James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 116. 3Ibid., p. 115.

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Le regard balaie chaque recoin. Le hangar est bien misérable, avec son monticule d’outils sans importance, mais ce sont bien eux qui dessinent avec précision le portrait de l’ancien paysan :

Le fond du hangar (sali de graisse, de poussières), est plein d’outils On voudrait dire leurs noms précis

On finit par penser à beaucoup de gestes (Avant-bras solides, jetées d’épaules) […]

Petites pinces tenues ferme, ciseaux, mailloches On a rangé tout ça sans trop faire attention Dans le mot paysan […].1

Il y a dans ces vers une volonté manifeste et jamais affaiblie d’être juste et vrai. Sacré refus de mystifier son passé. Les poèmes parlent de vieux objets usés, décrivent des endroits vétustes ou en ruines sans aucun intérêt, « sans force de symbole, sans apparent désir d’être des rêves dans la mémoire humaine »2. Cette volonté obstinée d’être du côté des « gens de

peu »3, de n’évoquer que des lieux mornes construit un geste poétique intentionnel qui relève,

avec précision et authenticité, les traces de la vie et du travail à la campagne. C’est cette trivialité, ce banal qui redonne sens au poème. Cependant, loin de n’être qu’une poésie simple et naïve4, cette banalité débouche sur une réflexion aigüe de la question de la ruralité : la

rouille, la décrépitude de la ferme ne sont-elles pas les images de la disparition imminente du monde rural ? La campagne d’aujourd’hui est l’objet d’un exode au profit des grandes villes pour des raisons économiques et culturelles. La nouvelle génération ne se reconnait plus dans les valeurs d’un autre temps. Sacré rend également le progrès scientifique responsable de cette disparition : « L’ancienne modernité qui rouille »5 cède la place à la nouvelle modernité

technologique. Ainsi, les « tracteurs »6, remplacent les animaux de trait, les villes envahissent la campagne, et partant détruisent le charme et la pureté des paysages :

Voilà que les ormes sont morts.

1 Ibid., p. 44-45.

2 Ibid., p. 56.

3 Cette expression vient des travaux de Pierre Sansot, dans Les gens de peu (7ème éd.), Paris, PUF, 2002.

4 Jean-Claude Pinson désigne chez James Sacré la présence d’un parti-pris de la gaucherie, de la « désécriture »,

de la non-finition, mais aussi de la « naïveté ». Il explique : « Mal dire est un détour pour mieux dire le fouillis du monde, sa vie bouillonnante et brouillonne …», voir « Jean-Claude Pinson, « Poésie “naïve” et poésie “sentimentale” », dans supplément Triages, op. cit., p. 13.

5James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 44.

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On avait détruit déjà pas mal de haies. Le paysage en somme a été simplifié : On distingue bien les autos qui passent

Sur une route maintenant très proche ; les autos qui passent vite.

Des bâtiments de ferme qui retenaient ce coin de campagne et des chemins ensemble

Sont comme une vieille machine agricole rouillée, Dans un endroit sale et mal cultivé.1

La disparition des paysages « entraîne [comme le note Tristan Hordé] l’impossibilité de retrouver, très concrètement, les repères de l’enfance »2, ce qui suscite une inquiétude. C’est

l’identité même du poète et celle du père qui s’efface. Quand « la campagne pense à la ville »3, ce qui disparait réellement, ce ne sont pas seulement les paysages et les murs, mais

aussi le sourire et le bonheur du poète : « Qu’est-ce qui s’effrite vraiment ?/Ni paysage ni poème […]/Est-ce que c’est même un sourire ? »4.

Au-delà des paysages effacés et l’abandon de la ferme, Sacré raconte également les travaux champêtres aux côtés de ses parents :

Le moment de la sieste en été Met du silence à des endroits Un peu à l’écart […]

Quelqu’un dort mais quand même il entend Une bête qui remue, le bruit du temps. La barbe de sa joue ressemble

À du sainfoin qui sent bon. Comme l’été est Bleu !

Les femmes s’en vont dormir dans les chambres Pas longtemps, presque aussitôt les voilà Avec une reprise à faire, un panier de légumes,

Puis dans l’évier, bouteilles (fil en trois, café coupé d’eau) […]

À des heures de travail difficile, façon d’avancer sans fin (des betteraves qu’on ramasse, gestes à deux mains)5

Ou encore :

1 Ibid., p. 100.

2 Tristan Hordé, « Les mots meurent sans rien montrer », dans L’étrangère, op. cit., p. 161. 3James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 32.

4Ibid., p. 33. 5Ibid., p. 51.

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Oui, à je sais plus quel âge, mon père m’a fait labourer, les deux grands bœufs sortis de l’étable, parfois le cheval mis devant.1

Sacré veut raviver le souvenir dans son éclat primordial : les activités liées au dur travail de la terre, le labeur (ramasser, labourer…), tout autant que les moments de partage devant quelques paysages simples et familiers : la sieste sous les ormes en été, les repas… James Sacré met l’accent sur la modestie des choses et des êtres. À la campagne, on s’aime, on s’entraide et on se contente de peu. Le bonheur est celui de l’économie pratiquée par les « gens de peu » :

[…] comme dans les champs (je m’en souviens), on sert le thé à travers tout un désordre de planches, je pense à mon père avec Jean le valet, l’heure de manger le r’veillon, l’après-midi comme un sourire plus large après la fatigue silencieuse, la bie d’eau fraîche dans l’herbe d’un buisson…2

L’activité du labour s’imbrique dans l’écriture puisqu’elles ont pour lui « la même argile originelle »3 nées de la terre. C’est dans la terre que ce petit paysan « tri[ait] des haricots, manoqu[ait] du tabac ou cherch[ait] sous les plus belles bouses de vaches, dans les près, de fabuleux insectes », et la même terre lui inspire maintenant ses mots. Le poète regarde encore le monde avec les yeux d’un paysan. Quand il prend « de l’encre et du papier (ou [s]on ordinateur, avec ses bruits et ses couleurs) »4 la question lui vient : « Qu’est-ce que

je laboure ? »5.

2.1.2.1.2. Souvenirs et activités d’enfance

Le poème devient également « ce réceptacle où reviennent les souvenirs »6 ou l’espace

clos de ces armoires de grand-mère dans lesquelles le poète se contente de plier et ranger ses souvenirs et ses gestes enfantins :

Linge propre qu’on ramène (le voisin est allé chercher la brouette à Rosa) le vent va le gonfler contre le ciel et le vert du près. Fils de fer et des piquets en appareil qui craque […].1 1Ibid., p. 117. 2 Ibid., p. 110. 3 Ibid., p. 117. 4 Ibid., p. 117. 5 Ibid., p. 117.

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Il y a le linge propre et le sale, les draps pliés et rangés dans l’armoire. Il y a aussi les tâches ménagères : aider la mère à plier et à ranger les draps sur l’étagère d’en-haut ou à tendre un fil. Il n’oublie pas non plus d’évoquer des moments très intimes, un peu mièvres : « Je changeais peut-être pas trop souvent de linge, mon slip toujours détendu avec un fil tiré »2. L’écho de ces souvenirs provoquent « la fatigue et le plaisir ensemble »3.

Quant aux souvenirs de l’école, ce sont les faibles lumières de la classe ou la couleur grise des blouses d’internes ou le car poussif obligé d’attendre derrière les troupeaux qui surgissent. Les élèves profitent de la récréation pour faire « des conneries » et « [se] bagarre[r] derrière les sapins du stade »4. Les longues heures de cours sont l’occasion d’une

découverte des corps évoquée avec pudeur et tendresse : « On se tripotait sous le pupitre à l’école, sans regarder, la main adroite dans la drôle d’ouverture des caleçons »5. Le poème

sacréen casse les barrières de l’intimité et de la vie personnelle, les faits sont partagés avec tous, les « souvenirs de presque rien »6, malgré leur simplicité et, parfois, leur banalité

« f[ont] plaisir »7 et sont au service de la matière poétique.

Par la certitude que la poésie est un exercice aussi naturel que modeste, Sacré insuffle aux champs poétiques de nouvelles possibilités de création. Tout peut devenir un objet poétique, à condition qu’il fasse partie d’une expérience sensible. Le poème fait revivre le passé et le reconstruit simplement ; la charge émotionnelle est construite de mots vivants et aussi modestes que lui. Le poème perce le mystère des choses à travers leur existence réelle, dans laquelle le poète trouve ses peines et ses plaisirs et son désir. C’est ici que Sacré trouve le sens et le rythme de sa poésie.