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La progression de l’écriture réaliste : approche stylistique

1.2.3. L’esthétique de la poésie scientifique de Sully Prudhomme

1.2.3.1. Procédés lexicaux 1 Isotopies réelles

1.2.3.1.2. Le langage double des poèmes

La fonction du langage chez Sully Prudhomme change d’un poème à l’autre. Durant la première phase de sa poésie, marquée par l’enthousiasme et par les influences romantiques et parnassiennes, le langage du poète est purement poétique : on y voit souvent le mariage du concret et de l’abstrait. Les poèmes sont ainsi plus dans l’évocation que dans la description de la réalité. Dans ce contexte, la réalité concrète n’est qu’un passage ou un déclencheur permettant d’accéder à une autre réalité, plus profonde, qu’il faut chercher dans la force figurative et allégorique des termes.

Le poème intitulé « L’ÉPÉE » s’inscrit dans cette logique puisqu’il ne s’agit pas d’une description simple et naïve de l’épée en tant qu’objet. La combinaison des termes et le choix des images rhétoriques sont faits de telle sorte qu’ils désignent une autre réalité plus profonde. Ils permettent en effet de concrétiser les réflexions morales et philosophiques du poète concernant les guerres fratricides qui déchirent les peuples. Illustrons nos propos avec des exemples :

Le groupe nominal « ce tranchant de fer » (v. 1) est une image métonymique grâce à laquelle le poète attire d’abord l’attention sur la dangerosité de l’épée. Il l’identifie par deux de ses caractéristiques les plus meurtrières : la solidité et la capacité de tuer. Cette idée est bien mise en évidence par le démonstratif « ce » et par la multiplication des adjectifs au sein du même vers, « souple, affilé, pointu », adjectifs qui font de l’épée un objet capable de se

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mouvoir avec aisance pour infliger de terribles blessures. Au vers 8, le poète utilise une autre image métonymique de l’épée, celle de la « lame aux éclairs d’azur et de pourpre ». Le mot « lame » renforce bien sûr l’idée d’un objet tranchant, tandis que la mention des « éclairs » connote l’idée de la fulgurance avec laquelle l’épée peut frapper : dans des mouvements rapides et puissants, foudroyants, la couleur naturelle de la lame (« azur ») se mêle à la couleur du sang (« pourpre »).

La deuxième strophe insiste sur le fait que « ce tranchant de fer » ne peut pas être considéré comme un outil de travail car « ce n’est pas la sueur qui le mouille » (v. 6). Cette tournure négative constitue une litote, figure de style qui consiste à dire moins pour suggérer davantage : si ce n’est pas « la sueur » qui mouille la lame, c’est donc le sang. De cette manière, l’épée n’est rien d’autre qu’un objet meurtrier. C’est la raison pour laquelle « l’homme de vertu » (v. 5), autrement dit l’homme juste, qui est naturellement en faveur de la paix, l’a en horreur : il l’ « abhorre » (v. 6). Il convient de noter que ce verbe est mis en valeur par sa position de rejet et que son sens est très fort, puisqu’il dérive du latin abhorrere (« s’écarter avec horreur de »). Ainsi, le poète nous fait part de ses opinions en condamnant explicitement la guerre et en se plaçant du côté de « l’homme de vertu ».

Si la combinaison du substantif « sueur » et du verbe « mouille[r] » semblait logique, puisque ces deux termes dénotent l’idée d’un élément liquide, celle de l’adjectif « longue » et du substantif « rouille », au vers suivant, a de quoi déconcerter le lecteur : « Et ce qu’on aime en lui, c’est la plus longue rouille » (v. 7). Il ne s’agit bien évidemment pas de la longueur de la rouille, mais de la longueur de la période de paix qui est celle que l’épée rouille dans son fourreau. Ce vers signifie donc qu’aux yeux du poète, la seule chose que l’on puisse accepter de ce « tranchant de fer », c’est qu’il rouille. Cette idée est mise en avant par un phénomène de pseudo-clivage (« ce qu’on aime […] c’est »), qui est un procédé d’emphase, et par l’emploi d’un superlatif absolu (« la plus longue »).

L’expression « faiseurs d’ossuaires » (v. 9) est une périphrase désignant les puissances responsables des massacres et des guerres. Elle joue un rôle très expressif car elle remplace la notion de « combattants » par le mal que ces derniers produisent. Si l’épée est leur « outil » (v. 9), il n’est pas question d’une lutte quelconque : il s’agit simplement pour ces « faiseurs d’ossuaires » de semer la mort. Dans le dernier tercet on trouve une autre périphrase, « la fleur

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des races » (v. 12), qui désigne ce que l’humanité a de plus beau : elle met en relief l’idée selon laquelle la guerre dévore la jeunesse.

Ainsi, grâce à une grande habileté stylistique et à une subjectivité très explicite, Sully Prudhomme taille ses mots et ses images pour qu’ils deviennent précieux et suggestifs. Des mots comme « sueur », « rouille », « ossuaires » ou « races », qui désignent des réalités concrètes et banales, associés avec d’autres mots (« mouille[r] », « longue », « faiseurs » et « fleur »), deviennent très expressifs et se chargent de sens poétique. Le poète manipule en effet le lexique de telle sorte que les mots suggèrent au lecteur le sens profond qu’ils cachent. Ces techniques stylistiques, totalement absentes de la poésie de Max Buchon, et légèrement présentes dans celle de François Coppée, règnent dans ce poème de Sully Prudhomme. Elles donnent à son langage une profondeur sémantique qui est l’essence même de la poésie.

Cependant, à nos yeux, cette qualité essentielle disparaît totalement des poèmes où Prudhomme traite des sujets purement scientifiques. Ces poèmes révèlent en effet une certaine rigueur en faveur de la précision. La pensée y condense et efface le charme des images. Le langage poétique se transforme en langage rigoureux et référentiel, car il ne comporte aucune force suggestive et ne révèle donc que la valeur informative de l’énoncé. C’est le cas du deuxième poème étudié, intitulé « Les Sciences », dont le lexique établit un lien authentique très pertinent avec la réalité scientifique. On l’a dit, les noms propres mentionnés (« Pascal », « Leibniz », « Newton », « Archimède », « Galilée », « Descartes », etc.) renvoient aux penseurs illustres qui ont réellement existé et les autres mots qui composent les vers de ce poème appartiennent majoritairement au vocabulaire scientifique, faisant référence à leurs travaux et à leurs découvertes. Dans ce poème, Sully Prudhomme ne semble donc avoir d’autre but que celui d’informer le lecteur, en lui transmettant des données scientifiques réelles dans une forme versifiée. L’énumération des auteurs qui ont marqué l’Histoire, l’omniprésence des termes scientifiques, la rareté des adjectifs et l’absence quasi totale de figures de style étouffent, selon nous, le charme et la poéticité des mots, au profit d’une certaine clarté. En attaquant Delille, et plus largement la poésie scientifique, Sainte-Beuve éclaircit très clairement les défaits de ce genre ; Hugues Marchal les résume comme ceci :

Ces poèmes n’ont aucune structure d’ensemble […] ; ils sont dénudés d’émotion réelle, hors de rares moments lyrique bientôt suivis de ternes descriptions ; leurs auteurs n’ont jamais observé la nature, ils pillent des ouvrages de prose pour mettre

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leur contenu en rimes et périphrases ; enfin, ils ne font preuve d’aucune novation formelle – de sorte que la poésie avec eux « était morte en esprit » et qu’il fallut les rejeter pour retrouver « l’Art véritable ».1

1.2.3.1.3. La prosopopée

Sully Prudhomme a souvent recours à la personnification, notamment dans les poèmes traitant des sujets inspirés du monde scientifique et industriel comme « LE FER », « UNE DAMNÉ » (poème que nous avons déjà cité et dont le titre renvoie à la forge qu’il décrit) et « L’ÉPÉE ». Mais dans ces deux derniers exemples, le poète ne se contente pas seulement d’attribuer des caractéristiques, des sentiments ou des comportements humains à la forge et à l’épée : il leur donne parole.

Dans « L’ÉPÉE », au lieu de décrire simplement cet objet banal et de parler du mal qu’il provoque, ce qui risquerait d’ennuyer le lecteur, le poète anime l’épée en la personnifiant et l’apostrophe directement (« Lame aux éclairs d’azur et de pourpre, qu’es-tu ? » v. 8) pour lui demander d’expliquer elle-même qui elle est. Il la laisse donc s’exprimer à la première personne, de sorte qu’elle devient l’énonciateur fictif des deux tercets du sonnet : « Je suis l’épée » v. 9, « Je cours » v. 11, « je dois » v. 12). Consciente d’elle-même, de ses actions et de ses obligations, l’épée est capable de répondre au poète. Cette figure de style, que l’on appelle la prosopopée, permet d’animer la description de l’épée et confère au sonnet une plus grande force poétique dans la mesure où elle enrichit le texte d’un autre point de vue.

En effet, dans les quatrains pris en charge par le poète, l’épée est perçue comme un objet négatif : elle ne permet pas de travailler la terre, ni de fendre les pierres, ni de couper du bois, elle ne sert aucun art et ne combat aucun fléau (v. 2, 3 et 4). Ce n’est donc pas un outil, sa seule fonction étant de faire couler le sang, et c’est la raison pour laquelle « l’homme de vertu / L’abhorre » (v. 5-6), préférant la voir rouiller. Or, selon son propre point de vue, l’épée est un outil. Mais pas n’importe lequel : elle est l’« outil des faiseurs d’ossuaires » (v. 9), elle est un outil « au poing des rois » (v. 11), de la même façon que l’ébauchoir est un outil « aux mains des statuaires » (v. 10). L’épée a conscience de la violence de son rôle, comme en témoigne le passage de la mention des « mains des statuaires » (v. 10), qui sont au service de l’art, à celle des « poing[s] des rois » (v. 11), qui quant à eux servent la guerre. Cette violence

1 Hugues Marchal (dir.), Muses et ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Paris, Seuil,

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apparaît également dans l’image des « faiseurs d’ossuaires » (v. 9), que nous avons déjà expliquée, ainsi que dans les verbes « taill[er] » (v. 11) et « couper » (v. 12) qui connotent l’idée de blessure.

Cependant, l’épée semble se dégager de la responsabilité de ses actes. Elle est un instrument de la mort, mais ce sont les puissants (les « faiseurs d’ossuaires » et les « rois ») qui la manient : si elle « taill[e] l’homme », c’est qu’elle obéit à leur volonté, comme le souligne la locution « à leur gré » (v. 11). De la même manière, si chaque année elle ampute l’humanité de ce qu’elle a de plus beau, ce n’est que par obligation, comme l’exprime le verbe « devoir » : « je dois tous les ans couper la fleur des races » (v. 12). Finalement, dans les deux derniers vers de ce sonnet, c’est l’épée qui prend en charge le fait d’expliquer au lecteur qu’elle continuera d’assumer son rôle, semant la mort, jusqu’à ce que le « droit sacré » (v. 14), ce droit inviolable que représente le droit de vivre, soit enfin respecté. C’est alors seulement que « la chair se fera des cuirasses, / Plus fortes que le fer » (v. 13-14) car, grâce au « droit sacré », le droit de vivre sera plus fort que le désir de faire la guerre.

Ainsi, grâce à l’emploi de la prosopopée, Sully Prudhomme nuance son point de vue. En donnant la parole à « ce tranchant de fer » qui était d’abord présenté comme la source du mal, il confère une plus grande profondeur à son poème puisque, contre toute attente, c’est l’épée elle-même qui est porteuse d’un message moral. Paradoxalement, c’est le discours de cet objet que « l’homme de vertu […] abhorre » qui permet au lecteur de comprendre que plus que les armes, ce sont les puissants qui gouvernent les peuples qu’il faut blâmer, ces « faiseurs d’ossuaires » et ces « rois » qui engendrent les guerres parce qu’ils ne respectent pas le « droit sacré ». À l’instar du poète, l’épée s’exprime donc en faveur de la paix, montre du doigt les véritables responsables de ces guerres qui déchirent l’humanité et invite les hommes à s’armer de justice.

1.2.3.2. Procédés syntaxiques