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1.1.5. Sens transgressifs du réel

1.1.5.1. Le réalisme baudelairien : une dualité de sens

1.1.5.1.2. Le sens brutal du réel

« Un voyage à Cythère » et « Charogne » sont les exemples canoniques illustrant cette esthétique du sens brutal du réel. Le premier poème met en opposition la Cythère légendaire

1 Ibid., Salon de 1859, p. 627.

2 Id.

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et la Cythère réelle. Sur cette île grecque considérée comme un Eldorado, le poète aperçoit un gibet. En trois strophes, Baudelaire mène la description écœurante et minutieuse d’un pendu devenu la proie des oiseaux et des bêtes sauvages :

De féroces oiseaux perchés sur leur pâture Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr, Chacun plantant, comme un outil, son bec impur Dans tous les coins saignants de cette pourriture ; Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses, Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices, L’avaient à coups de bec absolument châtré. Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes, Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;

Une plus grande bête au milieu s’agitait Comme un exécuteur entouré de ses aides.1

Le poète dépeint une image de la réalité particulièrement violente, horrible et dégoûtante. Il s’arrête avec insistance sur la description du pendu, comme s’il voulait contraindre son lecteur à contempler ce qu’il ne voulait pas voir. Il force son regard, par l’utilisation d’une langue brutale qui multiplie les épithètes (« féroces », « saignants », « hideuses »…), et par une gradation de cette violence visuelle. Le pendu apparaît d’abord à travers la mention d’« un objet singulier » qui s’avère être « un gibet ». Il est ensuite directement désigné à travers les mots « pâture » et « pendu », pour être finalement réduit à « cette pourriture ». Tandis qu’au tout premier vers2 le cœur du poète est comparé à un oiseau, animal qui est alors un symbole de liberté, les oiseaux de l’île deviennent de plus en plus terrifiants. Ils sont décrits comme « de féroces oiseaux » qui « détruisaient avec rage » leur victime, comme s’ils étaient animés de la volonté de souiller le pendu, chacun étant appliqué à planter « son bec impur / Dans tous les coins saignants ». Leur voracité véritablement monstrueuse, soulignée par l’oxymore « hideuses délices » et par l’adjectif « gorgés » qui renvoie à l’idée d’excès, les transforme finalement en « bourreaux » qui prennent plaisir à castrer le pendu « à coups de bec ». Le poète nous invite à regarder le corps du pendu de haut en bas. Il commence par décrire ses yeux, qui ne sont que « deux trous », et mentionne ensuite son ventre, ses intestins et ses cuisses. Le mouvement vers le bas est accentué par l’adjectif

1 Charles Baudelaire, « Un voyage à Cythère », Les Fleurs du mal, op. cit., p133.

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« effondré » qui qualifie le ventre et par le verbe « coul[er] » qui renvoie aux intestins. Arrivé aux cuisses, le poète fait allusion aux organes génitaux, qui sont dévorés par les oiseaux, et il finit par attirer notre regard « sous les pieds » du pendu. Cette violence s’accentue encore et atteint d’ailleurs son apogée dans la troisième strophe, où le poète décrit les bêtes sauvages qui attendent de pouvoir se repaître du condamné. L’impatience de ces animaux se traduit par le fait qu’ils sont « jaloux » des oiseaux, par le fait qu’ils se tiennent prêts à bondir sur leur proie puisqu’ils ont « le museau relevé », et par l’effervescence qui les anime et qui apparaît à travers les verbes « tournoy[er] », « rôd[er] » et « s’agit[er] ». Ils forment un « troupeau », mot qui souligne leur nombre, et ce troupeau semble dirigé par « une plus grande bête » qui est comparée à « un exécuteur » chargé d’anéantir ce qui restera du corps dès que celui-ci tombera du gibet. En laissant présager cette violence à venir, Baudelaire atteint le paroxysme de l’horreur car il ne contraint pas seulement son lecteur à voir, il l’oblige aussi à imaginer ce qui va se passer. L’idée de la violence se trouve ainsi inscrite dans le texte mais aussi et surtout dans l’imagination du lecteur.

Cet épisode du « Voyage à Cythère » devient le thème principal de « Charogne » où le poète, de la même manière, prend plaisir à décrire un cadavre en état de décomposition :

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons

De larves qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. […]

Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un œil fâché,

Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché.1

Les images des « mouches [qui] bourdonn[e]nt », du « ventre putride », des « noirs bataillons / De larves qui coul[e]nt » et du morceau de « squelette » que le chien veut ronger, sont encore plus violentes et dégoûtantes que celles d’« Un voyage à Cythère ». Tout se passe en effet comme si le poète avait voulu achever la description du pendu, nous montrant le destin de ce condamné une fois tombé à terre. Alors que le gibet de Cythère était aperçu depuis un bateau, la description de cette charogne se fait de près, au point que le poète n’épargne aucun détail : il nous donne non seulement à voir l’horreur de ce corps décomposé,

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mais aussi à sentir « la puanteur » qui s’en exhale et à écouter l’« étrange musique » produite par le grouillement des larves.

Ces deux tableaux exposent donc une vérité outrageusement crue. Le poète ne recule devant aucune laideur, nous livrant ce qu’il voit avec beaucoup de précision et de netteté. La peinture est expressive au dernier point, la construction du poème ne laisse rien au hasard. Une telle esthétique basée sur la vulgarité excessive et intentionnelle exclut complètement Baudelaire de ceux qu’il appelle les « réalistes » dont les tendances restent ordinaires et naïves. Cependant elle inscrit le poète en même temps dans un autre degré de réalisme, qui n’est qu’une extension de son sens premier, allant jusqu’à montrer dans la poésie les choses les plus méprisables et les plus écœurantes de la réalité. Baudelaire ne se limite pas dès lors à la description simple et banale des choses ; il y plonge profondément jusqu’à l’excessivité dans le but de viser leur vraie réalité profonde.

Ce degré grossier et brutal du réalisme était peu apprécié et plus attaqué par la critique littéraire que le premier degré. Edmond Scherer flagelle Baudelaire par ses reproches puisqu’il ne voit dans ce genre de réalisme, qu’il qualifie de « vulgaire », qu’une décadence de la littérature qui n’a plus aucune valeur artistique :

On peint les choses immondes. On s’y acharne, on s’y vautre. Mais cette pourriture elle-même pourrit ; cette décomposition engendre une décomposition encore plus fétide… voilà Baudelaire. Il s’efforce de donner un certain tour à la vulgarité. Il porte le dilettantisme dans les choses fangeuses, le goût dans le dégoûtant. Ces images répugnantes où il se complaît, il cherche à leur prêter une valeur artistique. Il se pique de trouver des effets inconnus, pour nous servir de ses propres expressions, dans la senteur de l’orage et la phosphorescence de la pourriture.1

Pour Ferdinand Brunetière la rhétorique baudelairienne se fait dans le choix des mots. C’est un art enfantin qui ne mérite pas l’admiration parce qu’il cherche son originalité dans la grossièreté et dans la violence des expressions :

Pour faire du Baudelaire, ne dites point : un cadavre, dites une charogne ; ne dites point : un squelette, dites : une carcasse ; ne dites point : une mauvaise odeur,

1 Edmond Scherer, « Baudelaire », Le Temps, 20 juillet 1869, recueilli dans Nouvelles Études sur la littérature

contemporaine, Michel Lévy, t. IV, 1873, p. 547-548, et dans Baudelaire, un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905), op. cit., p. 548.

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dites : une puanteur. C’est le Baudelaire naturaliste : il ne m’oblige pas même à me boucher le nez.1

Par l’emploi du terme « naturaliste » Brunetière ne cherche-t-il pas à dénoncer l’esthétique baudelairienne poussant le réalisme jusqu’aux limites les plus morbides et les plus scandaleuses ? Brunetière pourfend la « fureur de description »2 et « [l’] obsession du

détail qui trivialise »3. Malgré ces violentes critiques à l’encontre du goût et de l’inspiration

de Baudelaire, nous ne pouvons pas nier que le poète a su ouvrir la poésie française à de nouveaux domaines poétiques. Le poète est parvenu à transgresser le sens du réel, du plus banal et trivial au plus vulgaire et dégoûtant, tout en gardant toujours la beauté de sa poésie et l’élégance de ses vers, réussissant ainsi son pari esthétique : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »4.