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La progression de l’écriture réaliste : approche stylistique

1.2.4. Baudelaire et l’esthétique de la profondeur

1.2.4.1. Procédés lexicau

1.2.4.1.2. La profondeur du langage

Charles Baudelaire est un grand créateur d’images car il valorise le travail sur les mots qui lui permettent d’engendrer ces images. Il accorde une place prépondérante à l’imagination, qu’il appelle dans son Salon de 1859 la « reine des facultés ». Grâce à celle-ci, mais aussi grâce à la mémoire, il décompose l’informe du réel pour ensuite le recomposer selon sa propre logique, dans le but de présenter au lecteur « ce qu’il y a de plus réel »1. Cette

méthode se traduit dans le poème qui nous occupe à travers les associations conventionnelles de certains termes et certaines figures rhétoriques qui, ensemble, donnent de la profondeur au spectacle de la vie et révèlent l’infini contenu dans le fini. Parmi ces images, nous pourrons analyser celles qui apparaissent de façon récurrente dans son écriture poétique et qui constituent un trait stylistique distinctif.

1.2.4.1.2.1. Les figures de l’analogie

La comparaison, dans sa logique discursive, reste la figure de pensée la plus fréquente dans le recueil en général et dans ce poème en particulier. Elle possède, outre le rôle explicatif et commentatif qu’elle joue parfois, une grande force évocatrice qui transporte le lecteur du niveau trivial et boueux de la réalité à un niveau plus spirituel et sublime. La majorité des comparaisons s’inscrivent dans ce sens-là et mettent le réel répugnant en relation avec le beau pour suggérer au lecteur une leçon morale ou une réalité profonde. Prenons pour premier exemple l’image suivante :

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons,

Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons

Ces vers comparent la charogne à une femme (« comme une femme ») et cette comparaison est anticipée par la personnification de la charogne qui se voit dotée de « jambes » au sein du même vers et d’un « ventre » dans le dernier vers de la strophe. A

priori, cette comparaison semble associer le laid et le beau. Or, de la même façon que le mot

« exhalaisons » ne renvoie pas au parfum de la femme mais à la puanteur qui émane de la charogne, il ne s’agit pas ici de la femme aimée (qui incarne la beauté) à laquelle le poète

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s’adresse, mais d’« une femme lubrique ». En effet, les adjectifs « lubrique » et « brûlante », le participe présent « suant » et la mention des « jambes en l’air », comme celle du « ventre », sont autant d’allusions à forte connotation sexuelle. On a donc une analogie grinçante entre la position du cadavre d’un animal jeté dans un sentier et la sensualité de la femme charnelle. Cette analogie évoque une réalité profonde d’ordre spirituel : dans Le Peintre de la Vie

moderne1, Baudelaire repense le statut de la femme citadine qui, dans une société industrielle

et modernisée, devient pour lui l’incarnation du Mal et du péché parce qu’elle est assujettie à ses désirs charnels, ce qui rappelle la figure d’Ève incitant Adam à commettre la faute originelle. De plus, en associant ainsi la charogne, image de la mort, aux désirs charnels, Baudelaire conjugue deux forces antithétiques : Éros (le désir) et Thanatos (la mort).

Cet érotisme macabre se retrouve dans l’image suivante où le poète va jusqu’à identifier complètement la femme aimée avec la charogne afin de mettre en évidence la réalité horrible qui attend la beauté de la femme après la mort :

‒ Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, À cette horrible infection,

Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion !

Dans cette comparaison, le poète renverse les rôles de comparant et de comparé : si la charogne était comparée à une prostituée, cette fois, c’est la femme aimée qui est comparée au cadavre : « vous serez semblable » v. 37. Cette idée est reprise avec insistance dans le quatrain suivant : « Oui ! telle vous serez » v. 41. On a donc ici une association explicite du beau (la femme aimée, dont la beauté est soulignée grâce au vocatif et à l’apostrophe dans des expressions telles que « ô la reine des grâces » v. 41 et « ô ma beauté » v. 45) et du laid (la charogne, désignée dans cette strophe par « cette ordure » v. 37 et « cette horrible infection » v. 38). En partant de la description d’une réalité vile et crue, celle de la charogne décomposée, Baudelaire accède à une réalité supérieure et délivre un message moral qui développe le thème du memento mori : souviens-toi que tu vas mourir. Dans ce poème, Baudelaire reprend en fait ce qui est déjà un topos littéraire : la déclaration amoureuse prononcée dans un décor bucolique sous la forme d’une Vanité. Ce motif est par exemple le centre de l’« Ode à

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Cassandre » dans Les Amours de Ronsard1. Mais alors que Ronsard comparait la femme

aimée à une rose (qui finit par se faner), Baudelaire détourne ce topos en la comparant sans détour à une charogne en état de putréfaction… et le message est d’autant plus fort que l’image est choquante. Quels que soient notre beauté, notre statut social et nos biens, la mort viendra inévitablement nous frapper. Ainsi, la comparaison permet au poète de mettre en garde non seulement sa bien-aimée, mais aussi son lecteur, contre le temps qui passe : en décrivant le cadavre avec tant de complaisance, Baudelaire met en évidence la réalité funeste, effrayante et sordide qui nous attend tous, il nous rappelle notre inéluctable finitude.

Parmi les figures de l’analogie, outre les comparaisons que nous venons d’expliquer, on trouve également dans « Une Charogne » de nombreuses métaphores. L’emploi de cette figure de style, qui rapproche deux images dépourvues de lien explicite, augmente la profondeur du poème étudié par ses aspects provocants et ironiques. En effet, la majorité des formes métaphoriques de ce poème s’inscrivent dans les apostrophes adressées à la femme aimée : « mon âme » v. 1, « Étoile de mes yeux, soleil de ma nature » v. 39, « Vous, mon ange et ma passion » v. 40, ou encore « ô la reine des grâces » v. 41. Par le biais de la métaphore des astres (qui est mise en valeur par un parallélisme de construction) et de la royauté, ainsi que grâce à l’emploi des déterminants possessifs, le poète met en évidence le lien affectif exclusif qui l’unit à cette femme, laquelle est ainsi désignée de façon méliorative. Nous avons dit plus haut que Baudelaire avait emprunté ces interpellations romantiques et élogieuses à la poésie traditionnelle et qu’elles confèrent au poème une tonalité lyrique. Or, si l’accumulation de ces expressions métaphoriques est déjà douteuse en elle-même, nous avons vu que le poète n’hésitait pas à comparer cette figure féminine à la charogne, la rabaissant de cette manière à une « ordure » (v. 37), afin de lui rappeler le sort cruel qui l’attend : malgré sa beauté, un jour, elle ne sera plus qu’un amas de chair et d’os livré à la putréfaction. Par conséquent, le rapprochement antithétique entre la nature éthérée et précieuse de la femme aimée, qui lui est conférée grâce aux métaphores élogieuses que nous avons mentionnées, et la nature abjecte de la charogne, ne peut que mettre en lumière l’ironie grinçante du poète. Par ce mécanisme rhétorique qui mélange le style noble, censé idéaliser la femme aimée, et le style bas, le poète provoque toute une société bourgeoise qui s’attendait à lire un poème d’amour, comme le premier vers nous invitait à le croire. L’ironie ainsi engendrée par la

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cohabitation de ces métaphores traditionnelles, malicieusement amplifiées, et de la description de l’infâme charogne permet également au poète de dénoncer la rhétorique mensongère de l’amour courtois, qui idéalise la beauté de la femme sans prendre en compte son caractère corruptible. On peut donc lire dans ce poème une adresse ironique, non à une dame, mais à la doctrine romantique qui accorde ses faveurs et ses délicatesses à la célébration de la beauté périssable.

1.2.4.1.2.2. L’ironie

Dans la mesure où elle demande à être déchiffrée, l’ironie augmente généralement la profondeur du poème qui reste ouvert et exposé aux risques de l’interprétation : de là découle la diversité des lectures, chacun interprétant le texte à la lumière de sa propre sensibilité. Or, chez Baudelaire, l’ironie reste une figure stylistique difficile à cerner tant qu’on ne la relie pas avec les préoccupations sociales et artistiques du poète. Elle peut également relever d’une mélancolie dont il fait le substrat même de son expérience poétique. Comme Baudelaire était un des auteurs les plus hostiles au principe de l’imitation et au romantisme artificiel, il colore malignement sa poésie d’un ton ironique dont le but sera de critiquer certaines de leurs caractéristiques. Nous avons déjà commencé à démontrer cela en expliquant l’emploi qu’il fait des figures métaphoriques empruntées au domaine du romantisme, qui selon lui est responsable de la perversion de l’art.

Dans « Une Charogne », outre la métaphore, il y a d’autres figures de style qui répondent à cette fonction, parmi lesquelles on compte l’hyperbole, l’antithèse et l’oxymore. Cela nous permet de comprendre avant tout que l’ironie baudelairienne s’inscrit exclusivement dans la forme verbale basée sur les figures rhétoriques et les jeux de mots. Ces figures peuvent facilement être chargées d’un ton ironique qui attire l’attention du lecteur sur les défauts de l’objet ironisé.

L’hyperbole se charge de montrer indirectement ce côté ironique du poème en rendant compte à la fois, et paradoxalement, du caractère répugnant du cadavre et de la beauté du décor naturel et de la femme aimée. Concernant cette dernière, nous l’avons vu, l’hyperbole apparaît dans l’accumulation des clichés romantiques ainsi que dans l’emphase qui découle des interpellations qui lui sont adressées : « ô la reine des grâces » v. 41 et « ô ma beauté » v. 45. La présentation du cadre spatio-temporel est également marquée par l’hyperbole dès le

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deuxième vers, « Ce beau matin d’été si doux », grâce à l’emploi de deux adjectifs mélioratifs, dont l’un est accentué par l’adverbe d’intensité « si ». Cela provoque un contraste étonnant avec l’apparition brutale de la charogne au vers suivant, et cette surprise est amplifiée par le fait que cette rencontre inattendue a lieu « Au détour d’un sentier » (v. 3), alors que tout suggérait une promenade amoureuse dans un décor naturel idyllique. Concernant la charogne, le poème fourmille, d’une part, d’adjectifs évaluatifs (« infâme » v. 3, « putride » v. 17, « horrible » v. 38) ainsi que de substantifs (« charogne » v. 3, « pourriture » v. 9, « carcasse » v. 13, « squelette » v. 35, « ordure » v. 37, « infection » v. 38), qui, par leur accumulation, amplifient l’horreur du tableau. Citons également l’hyperbole plus explicite qui apparaît dans la métaphore guerrière des « noirs bataillons / De larves, qui coulaient comme un épais liquide » v. 18-19, qui est mise en valeur par le rejet. On peut lire dans cet excès descriptif une critique de la technique photographique de l’imitation. La charogne est donc mise en relief grâce à l’exagération hyperbolique de l’horrible réalité qu’elle représente, mais il ne faut pas oublier que cette exagération est l’un des supports de l’ironie.

Les figures de l’opposition, en revanche, montrent l’ironie d’une manière assez claire. Par exemple, l’oxymore « la carcasse superbe » (v. 13) est explicitement chargé d’une tonalité ironique qui peut aller jusqu’au cynisme, puisqu’en associant le cadavre répugnant avec un adjectif habituellement employé pour qualifier ce qui est d’une beauté éclatante de grandeur et qui est digne d’admiration, cette figure de style marie le laid et le beau dans le même syntagme. L’antithèse reflète souvent, quant à elle, la position ironique de Baudelaire vis-à- vis du romantisme et du réalisme, par la création de l’atmosphère incompatible et choquante qui règne dans le poème. Pour ce faire, le poète s’appuie sur l’association d’images contradictoires, comme dans « Le soleil rayonnait sur cette pourriture » (v. 9) ou comme dans la comparaison de la carcasse éventrée avec une fleur épanouie (v. 13-14). L’antithèse paraît également dans le système rimique où des réalités contraires se trouvent associées, telles que « âme » avec « infâme » (v. 1 et 3), « doux » avec « cailloux » (v. 2 et 4), « nature » avec « pourriture » (v. 11 et 9) ou avec « ordure » (v. 37 et 39), pour ne citer que celles-ci.

C’est donc par ces jeux ironiques, par ces provocations permanentes et par cette duplicité textuelle qui place le lecteur en position d’exégète, que l’auteur des Fleurs du Mal résilie définitivement le contrat lyrique traditionnel. D’une part, il rompt avec la poésie de

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l’épanchement, de l’effusion, avec le didactisme humanitaire du mage romantique et pour leur opposer une expression plus indirecte et plus pudique, d’autre part, il rompt avec l’esthétique de l’imitation en imposant une nouvelle écriture réaliste profonde et subjective qui mérite une lecture très attentive.

1.2.4.2. Procédés syntaxiques

L’esthétique de la profondeur se révèle également à travers l’emploi de quelques procédés syntaxiques distinctifs du style baudelairien. Acharné dans la description de la réalité dégoutante pour en extraire la beauté esthétique, nous allons donc tenter de voir comment le poète manipule la syntaxe pour traduire et, en même temps, pour approfondir le contenu contrasté de son poème.