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Aspects du réel dans la poésie actuelle

2.1.1. L’aspect « absolu » du réel chez Philippe Jaccottet

2.1.1.3. La fuite du temps et le vieillissement

La réflexion de Jaccottet sur le temps et le vieillissement, deux thèmes strictement liés l’un à l’autre, est contaminée par sa conception très pessimiste de la mort : « Mais faut-il que l’horreur de la mort contamine toute l’étendue de la vie, triomphe en ne laissant rien debout autour d’elle ? »4, s’interroge le poète dans À travers un verger. Ce que Judith Chavanne

constate également dans son ouvrage, Une poétique de l’ouverture : « toute préoccupation

1 Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver, op. cit., p. 29. 2 Ibid., p. 20.

3 Philippe Jaccottet, La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 19. 4 Philippe Jaccottet, À travers un verger, op. cit., p. 562.

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temporelle [chez Jaccottet] est évidemment préoccupation de la mort »1 . La fuite du temps et

la vieillesse constituent dès lors des sources d’angoisse et de peur pour le poète. Le vieillissement est une « mort anticipée »2 ou une mort en sursis. : « En voici un3 de plus qui entre le défilé/à peu de pas, peut-être, devant nous »4. Cette sensation oppressante traverse l’œuvre poétique entière de Jaccottet et va croissante d’un recueil à l’autre. Dans les premiers recueils, alors que la mort n’était qu’un objet de méditation, la question de la fuite du temps et du vieillissement prenait une nature obsessionnelle et angoissante. Dans L’Effraie, par exemple, le poète se sentait en marche continue vers la mort. La mort nous livre au temps. Rien ne l’empêche, même pas la poésie :

Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches, Tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin

Du poème, plus que le premier sera proche De ta mort, qui ne s’arrête pas en chemin. […]

Elle vient : d’un à l’autre mot tu es vieux.5

Face à l’écoulement du temps, le poète ne peut pas garder son calme et sa sérénité. Le sentiment de vieillir l’envahit précocement et fait de lui « un mourant prématuré ». « Je pars, je continue à vieillir, peu m’importe »6 écrit le poète dans « Portovenere ». Cette vision

obsessionnelle du temps s’accentue encore dans L’Ignorant. La vie apparaît à Jaccottet très étroite, comme un délai trop court dans lequel il meurt mille fois avant l’échéance dernière :

Je vois ce qu’il vaut mieux ne pas voir affleurer Lorsque le tintement de l’heure dans les verres Annonce une nouvelle insomnie, la croissante Peur d’avoir peur dans le resserrement du temps.7

Le temps est perçu comme une perte ou comme un effondrement progressif du corps, mais aussi comme un adversaire fatal qui nous impose un combat inégal, nous serre de plus en

1 Judith Chavanne, Philippe Jaccottet : Une poétique de l’ouverture, op. cit., p. 33.

2 Pierre Brunel, Lecture d’une œuvre, Philippe Jaccottet cinq recueils, Nantes, éd. Du temps, 2003, p. 119. 3 Jaccottet évoque la mort de Pierre-Albert Jourdan.

4 Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver, op. cit., p. 151. 5 Philippe Jaccottet, L’Effraie, op. cit., p. 30.

6Ibid., p. 31. 7 Ibid., p. 59.

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plus et nous conduit inéluctablement vers notre fin : « Sombre ennemi qui nous combat et nous resserre »1.

Cette usure du temps trouve sa parenté dans la poésie baudelairienne. Dans « L’ennemi », Baudelaire écrivait que « le temps mange[ait] [s]a vie ». Les tourments de la jeunesse étaient révolus : « ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage »2 :

O douleur ! Ô douleur ! Le temps mange la vie, Et l’obscure Ennemi qui nous ronge le cœur Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! 3

Comme Baudelaire, Jaccottet est conscient de la vulnérabilité de la nature humaine. Mais il faut avouer que cette conscience a commencé chez Jaccottet beaucoup plus tôt que chez Baudelaire, comme si le poète était passé directement de l’enfance à la vieillesse.

Dans À la lumière d’hiver, l’obsession et l’angoisse du poète sur la question du temps et du vieillissement se mélangent avec la douleur et la souffrance. L’écoulement du temps n’est plus l’objet d’une réflexion mentale, mais plutôt ressentie à l’intérieur même du corps du poète. Jaccottet se sent de plus en plus proche de la mort en observant l’amoindrissement progressif de son corps :

Oh mes amis d’un temps, que devenons-nous, notre sang pâlit, notre espérance est abrégée, […]

vite essoufflée-vieux chiens de garde sans grand-chose à garder ni à mordre

nous commençons à ressembler à nos pères…4

Les signes physiques du vieillissement (pâleur, fatigue, cheveux blancs, dos vouté) se succèdent, annonçant la mort à l’œuvre. Le temps destructeur se transforme en instrument de torture aux mains de la mort et menace la vie et le projet poétique du poète. Chaque minute, et même chaque seconde écoulée se métamorphose en « fouet » laissant sa trace dans l’âme du poète.

1 Philippe Jaccottet, L’Ignorant, op. cit., p. 76. 2 Ibid., p. 76.

3 Charles Baudelaire, « L’ennemi » dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 20. 4 Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver, op. cit., p. 57.

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[…] mais dis cela,

en défi aux bourreaux, dis cela, essaie sous l’étrivière du temps.1

Le temps égraine des « pierres » qui le lapident et l’approchent inexorablement de sa fin inéluctable :

Lapidez-moi encore par ces pierres du temps qui ont détruit les dieux et les fées,

que je sache ce qui résiste à leur parcours et à leur chute.2

Le temps est une course folle qui repousse le passé, il réduit à néant, c’est un écart – plus ou moins long pour chacun -, franchi d’un pas vers notre fin inévitable.

Jaccottet tente, pour conclure, d’objectiver sa réflexion sur la question du temps et du vieillissement. Les vers prennent parfois un tour personnel : le poète n’hésite pas en effet à endosser une posture victimaire, mais Jaccottet veut, avant tout, montrer d’une manière très concrète la réalité du temps