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1.1.3. Le réalisme familier et social de François Coppée

1.1.3.2. La poésie populaire

Avec Les Humbles, le poète se libère totalement du lyrisme en passant d’un regard tourné vers le dedans à un regard orienté vers le dehors. Dans ce recueil, François Coppée nous présente en effet une poésie impersonnelle qui lui vaut la reconnaissance de son talent et marque un véritable tournant dans l’histoire de la poésie française. Recueil le plus marquant de son œuvre, Les Humbles met en scène les histoires des gens issus des classes moyennes et inférieures. Coppée donne à ces histoires ordinaires une dimension épique dans la mesure où, en dépit de leur statut social, ses héros ont quelque chose de sublime et sont capables d’accomplir des actions éclatantes. Il met en lumière non seulement les douleurs, les frustrations, les sacrifices ingénument héroïques, mais aussi les générosités, les plaisirs et les petits bonheurs de ceux que le poète aime nommer « les vaincus résignés de la vie »1 et de

l’art.

L’originalité de ce recueil vient du fait qu’il introduit dans le domaine poétique du XIXe

siècle des thèmes et des figures qui jusque-là lui étaient étrangers. Les Humbles dévoile les drames cachés des gens simples tels que le petit employé, le boutiquier et l’ouvrier, dans un cadre qui n’est pas celui de la légende ni même de l’Histoire, mais celui de la réalité contemporaine. Le poète nous donne à voir, sans détours, la pauvreté et le monde du travail tels qu’ils sont. Coppée fait preuve d’une véritable capacité d’observation qui lui permet de viser juste. Aux yeux d’Adolphe Lescure, la vérité est l’élément premier de sa poésie.2

Le premier conte noir des Humbles célèbre la figure de la nourrice, victime domestique de l’ingratitude sociale. Coppée raconte la touchante histoire de ce personnage avec beaucoup de sympathie :

Elle était orpheline et servait dans les fermes. Saint-Martin et Saint-Jean d’été sont les deux termes Où les gros métayers, au chef-lieu de canton,

Disputant et frappant à terre du bâton,

Viennent, pour la saison, louer des domestiques. À peine arrivait-elle en ces marchés rustiques, Qu’un fermier l’embauchait au plus vite, enchanté

1 François Coppée, Poésies complètes, illustrations de Émile Boilvin et Rossi, Alphonse Lemerre, Paris, 1923, p.

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Par sa figure franche et sa belle santé.1

Cette femme honnête et brave, une fois mariée et mère à peine, se fait exploiter par un mari fainéant, ivrogne, sans pitié et sans cœur, qui la soumet aux affronts d’une maternité mercenaire :

Ce monstre, le jour même où sa femme accoucha, ‒ L’huissier ayant saisi le ménage, ‒ chercha Le moyen d’exploiter encore sa femelle ; Et quand il vit son fils mordant à la mamelle, Il se frotta les mains. Chose horrible ! Il fallut, Pour sauver le vieux toit, la vache et le bahut, Que la mère quittât son pays, sa chaumière, Son enfant, les yeux clos encore à la lumière, Et qui, dans son berceau, gémissait, l'innocent ! Qu’elle vendît, hélas ! Son lait, plus que son sang, Et que, le front courbé par cet acte servile,

Douloureuse, elle prit le chemin de la ville.2

La pauvre paysanne sacrifie ainsi le bonheur de sa première maternité pour le salut commun de sa famille. Elle est engagée par un couple de bourgeois pour nourrir un enfant chétif et malingre, fruit d’un mariage froid et sans amour. Le sacrifice de la nourrice est d’autant plus grand qu’il est mis en parallèle avec l’insouciance de la mère du nourrisson, femme égoïste et frivole qui ne voit dans la grossesse qu’une gêne et dans la maternité qu’un ennui :

Triste foyer ! La mère était toujours en course, Le père était au cercle, au Palais, à la Bourse ; Et, quand à leur enfant, ils ne le voyaient pas, Sauf quelquefois, le soir, à l’heure des repas, Où le chef de maison, par pure bonté d’âme, S’écriait : « Votre fils est fort joli, madame ! » Puis, époux plein d’égards et sachant ce qu’il doit, Il riait au petit et lui donnait son doigt.

Mais Madame bâillait, n’étant pas satisfaite D’une robe apportée alors pour quelque fête, Et, jugeant qu’on avait assez de l’avorton, Disait : « Il se fait tard. Allez coucher Gaston. » 3

1 François Coppée, «la nourrice », Poésies complètes, op. cit., p. 269. 2 Ibid. p. 271.

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L’enfant bourgeois ne tarde pas à succomber sur le sein de la nourrice. Celle-ci, libérée de l’engagement qui la liait à ses maîtres, souhaite aussitôt retourner auprès de son propre nourrisson. Elle oublie d’un seul coup toute l’amertume et la rancœur qu’elle a pu ressentir, heureuse face à la perspective de pouvoir maintenant se consacrer uniquement à son enfant chéri, la chair de sa chair. Elle ne demande rien, sinon de vivre joyeusement ce qui lui reste de sa vraie maternité :

Congédiée alors avec quelques louis Et l’esprit inquiet de cette mort subite, La nourrice voulut revenir au plus vite Au fils qu’elle pouvait allaiter aujourd’hui, À l’enfant campagnard, qui se portait bien, lui !1

Mais la fin de ce court récit est tragique : en rentrant chez elle, la nourrice ne trouve qu’un berceau vide. Son enfant est mort :

La porte est entr’ouverte, elle entre. ‒ Qu’il fait noir ! […] Et, dans l’omble, parmi les choses de rebut,

Sale, brisé, couvert de toiles d’araignée, ‒ Objet horrible aux yeux d’une mère indignée Et qu’on avait jeté dans ce coin sans remord, ‒ L’humble berceau d’osier du petit enfant mort. Elle tomba. C’était la fin du sacrifice.2

Dans ce récit poétique, tout est frappant : le thème, la netteté et la simplicité avec laquelle l’histoire est racontée, les événements se succédant par ordre chronologique. Toute l’esthétique réaliste est là : l’intrigue puise dans le quotidien, les descriptions permettent de mieux appréhender le réel, le poète met en évidence les rapports qui unissent le personnage et son milieu. Dès les premiers vers, il précise le lieu, le temps et les circonstances de son sujet : « Saint-Martin et Saint-Jean d’été sont les deux fermes / Où les gros métayers, au chef- lieu de canton, / Viennent, pour la saison, louer des domestiques ». Coppée décrit ensuite son personnage et tous les détails sont porteurs de sens. Ce qui saute aux yeux dans cette description, c’est la manière dont la nourrice est présentée : elle est effacée dans le texte, de la même façon qu’elle est effacée dans la société. Elle n’a pas de nom, on sait seulement qu’elle est « orpheline » et qu’elle travaille en tant que « domestique » dans les fermes. Le poète la

1 Ibid. p. 276.

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décrit en suivant le point de vue de ces « gros métayers » qui souhaitent l’embaucher. Son regard reflète donc celui de la société mais il s’en dégage une tonalité ironique, dissimulée dans le choix des adjectifs et des figures rhétoriques qui dévalorisent le personnage « robuste comme un bœuf », « exacte comme un coq » ou encore « probe comme un gendarme ». Par leur aspect populaire, ces images révèlent une certaine familiarité et montrent que le poète est non seulement très proche de ce milieu mais aussi très conscient de la situation de ces humbles.

Avec, dans l’observation comme dans l’expression, la même exactitude visant à s’approcher au plus près de la vérité, Coppée raconte beaucoup de ces histoires cachées et muettes. Citons par exemple celle du « Petit Épicier », un homme brave à qui la vie semble sourire jusqu’au moment où il se marie avec une femme hargneuse et froide qui ne veut pas avoir d’enfant. Il souffre atrocement de ne pas connaître le sentiment de la paternité car « Il n’avait qu’un désir, il n’avait qu’un espoir / Être père ! C’était son idéal »1. Accablé de

tristesse et de désespoir, seul dans sa boutique qui est aussi sombre que son cœur, il ne trouve de réconfort que lorsqu’il peut se montrer charitable envers les enfants des autres. Citons également l’histoire d’une orpheline élevée par un bourgeois qui l’a obligée à lui faire une terrible promesse : celle de vivre fille à jamais afin de ne pas se mésallier. Or la jeune fille est amoureuse du fils d’un fermier, d’un amour pudique et secret. Le serment qui ne peut être rompu brise les deux jeunes cœurs et tue tout espoir d’union future2. Enfin, mentionnons

l’histoire de cet adolescent né hors mariage qui apprend de sa mère qu’elle ne peut plus travailler et qu’elle est endettée. L’adolescent comprend qu’il va devoir abandonner ses rêves, alors que ses brillantes études lui promettaient un avenir radieux. Condamné au sacrifice de ses ambitions et de ses espérances légitimes, il connaît une morne existence de petit employé qui doit également travailler de nuit, mettant à profit ses talents de musicien, afin de gonfler un peu son maigre revenu :

Il apprit qu’il n’avait que le nom de sa mère Et qu’elle n’était pas veuve aux yeux de la loi. […] Un drame très banal. Le coupable était mort Brusquement, sans avoir pu réparer son tort ; Elle eût voulu le suivre en ce moment funeste,

1 Ibid. « Le Petit Épicier », p. 280.

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Mais elle avait un fils ‒ « Un fils ! tu sais le reste. Voilà, depuis seize ans, mon désespoir profond. Je n’ai plus de santé, mes pauvres yeux s’en vont, Tu n’as pas de métier et nous avons des dettes. » L’enfant avait rêvé gloire, sabre, épaulettes, Un avenir doré, les honneurs les plus grands. À présent, il voulait gagner douze cents francs, […]

Un emploi très modeste occupa sa journée ; Et la bonne moitié de sa nuit fut donnée À racler des couplets dans un café-concert ; Car il avait raison, et pour vivre, tout sert. Mais, du jour où l’enfant accepta la bataille, Il cessa tout à coup de grandir ; et sa taille Resta petite ainsi que son ambition.1

À travers ces exemples que nous n’avons multipliés que pour montrer la substance de la poésie des Humbles, il peut sembler au lecteur que la poésie de François Coppée n’est que la peinture exacte de la réalité familière et populaire. Or, c’est en délaissant tout ce qui est à ses yeux poncif et précieux que le poète dévoile bravement tous les secrets du réel, fait tomber tous les masques et fouille soigneusement tous les détails. Le réalisme de François Coppée, qui découle naturellement de ses textes, sans exagération ni mauvais goût, s’affirme d’abord dans le choix de ses personnages. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de gens simples et ordinaires qu’ils ne sont pas capables de ressentir une douleur immense ou une mélancolie profonde, de faire preuve d’une grande bonté d’âme, de se sacrifier pour ceux qu’ils aiment ou encore d’accomplir des exploits dignes des plus grands héros. Le réalisme coppéen apparaît également dans la manière dont le poète présente ces personnages. Tantôt il dépeint leur physionomie, comme celle de l’épicier, « Ce petit homme roux, aux pâleurs maladives »2.

Tantôt il dresse un portrait moral, comme par exemple celui du mari de la nourrice : « Elle épousa ce beau tyran de cabaret, / Ce fainéant avait des instincts de vampire »3. Tantôt, enfin,

il décrit une attitude, un geste, une démarche ou un comportement, tel que le sacrifice de la mère du petit épicier qui, veuve depuis peu, préfère être confrontée à la solitude plutôt que de contrarier sa bru jalouse : « Je la gêne et ne puis plaire à cette jeunesse. / Je retourne à Soissons, vois-tu, cela vaut mieux. / Elle dit, de l’air doux et résigné des vieux, / Et partit,

1 Ibid. « Un fils », p. 282.

2 Ibid. « Le Petit Épicier », p. 278. 3 Ibid. «la nourrice », p. 270.

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sans pleurer, mais affreusement triste »1. Ainsi, que ce soit à travers un portrait physique,

moral, ou à travers la description des actions de ses personnages, le poète, quoi que formellement absent du texte, s’engage et prend parti, implicitement, pour l’un ou l’autre des personnages qu’il nous présente.

Cette faculté extraordinaire d’observation et cette virtuosité poétique remarquable nous amène à affirmer, sans hésitation, que ces drames présentés par François Coppée, laissant souvent l’émotion du lecteur flotter entre un sourire et une larme, ne sont pas moins touchants ni moins dramatiques que les histoires racontées par Balzac ou par Maupassant. On retrouve en effet dans sa poésie toutes les joies simples, tous les malheurs triviaux et tous les actes héroïques ignorés qui méritent d’être célébrés et que le poète dépeint avec un très haut degré de netteté et de sincérité.