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1.1.4. Le réalisme scientifique de Sully Prudhomme

1.1.4.1. Poésie et science sont-elles conciliables ?

Plusieurs études critiques ont été consacrées sur la problématique de la poésie scientifique, comme celle de Caroline de Mulder publiée dans son article « Poésie parnassienne : poésie scientifique » ou celle de Fusil apparue dans son ouvrage La poésie

scientifique de 1750 à nos jours, son élaboration-sa constitution. La majorité de ces études

1Zola, cité par Yann Mortelette dans Le parnasse, textes réunis, préfacés et annotés par Yann Mortelette, Paris,

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critiques figurent ce mariage entre la poésie et la science comme une lutte entre « les facultés imaginatives et les facultés rationnelles »1. Ils s’appuient, dans leur déni de cette combinaison, sur ce qui oppose chaque domaine. La science est en effet impersonnelle, déterministe et authentique dans la présentation de la vérité, alors que la poésie est avant tout personnelle et, vraisemblable, elle reflète l’image de la vérité2. L’une est abstraite, discursive et communicative. L’autre est quant à elle concrète et intuitive3. De ce point de vue, la science et la poésie sont conçues de manière antithétique. Cette opinion a été reprise également par Émile Faguet, dans En lisant Nietzsche :

Le plus illustre antagoniste de la conception tragique [c’est-à-dire artistique] de l’univers, c’est la science. L’art fait aimer la vie en la présentant d’une façon synthétique ; la science la décolore et la glace en l’analysant. Ce que l’art vivifiait, la science le tue ; quiconque veut bien songer aux conséquences les plus immédiates de cet esprit scientifique, qui va de l’avant toujours et sans trêve, comprendra aussitôt comment par lui le mythe fut anéanti, et comment, par cet anéantissement, la poésie, dépossédée de sa patrie idéale naturelle, dut errer désormais comme un vagabond sans foyer.4

L’esprit scientifique présente donc le monde grâce à des lois rigides, à des notions rigoureuses qui bannissent tout sentiment et toute imagination. L’esprit poétique, au contraire, est émotionnel et synthétique. Il « vivifi[e] » l’univers au lieu de le disséquer. Pour faire comprendre un concept, il fait naître des personnages au lieu de donner froidement une définition.

Dans La logique des sentiments, Théodule Ribot, un des grands philosophes du XIXe siècle, établit la même incompatibilité entre la poésie et la science :

La logique de la raison, sous sa forme correcte, est déterminée par la nature et l’ordre objectif des phénomènes, soit qu’elle constate, soit qu’elle conjecture, comme dans la découverte. Elle est constituée par des états intellectuels (perceptions, images, surtout concepts) aussi purs que possible de tout alliage émotionnel. La logique des sentiments est déterminée par la nature subjective du

1 Caroline de Mulder, « Poésie parnassienne : poésie scientifique ? », Fabula/Les colloques, Le poème fait signe,

URL : http : //www.fabula.org/colloques/document388.php, page consultée le 19 février 2015.

2Gustave Lanson, « La littérature et la science », Revue Bleue, 24 septembre 1892, n° 13, p. 390.

3Casimir Alexandre Fusil, La poésie scientifique de 1750 à nos jours, son élaboration-sa constitution, Paris,

Scientifica, 1918, p. 12.

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raisonneur qui se propose d’établir, pour lui-même ou pour les autres, une opinion, une croyance. La poésie est du domaine de l’émotionnel.1

D’un point de vue esthétique, le fossé se creuse davantage. Les esthètes dénient opiniâtrement à la poésie toute mission intellectuelle ou didactique parce que, selon eux, sa vraie mission est de suggérer ce qui est inexprimable et ce qui est éternel. Pour Casimir Alexandre Fusil, la poésie relève en effet du mystère, de la rêverie, de la musique et de la suggestion2. Charles Baudelaire partage également cette position puisqu’il oppose, dans L’art

romantique, « l’humeur démonstrative » et « l’humeur poétique » :

La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s’assimiler à la science ou à la morale. Elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même…. La vérité n’a rien à faire avec les chansons. Tout ce qui fait le charme, la grâce, l’irrésistible d’une chanson, enlèverait à la vérité son autorité et son pouvoir. Froide, calme, impassible, l’humeur démonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ; elle est donc absolument l’inverse de l’humeur poétique. Quel que soit le sujet traité, le ciel le domine et le surplombe comme une coupole immuable d’où plane le mystère avec la lumière, où le mystère scintille, où le mystère invite la rêverie curieuse, d’où le mystère repousse la pensée découragée. Ah ! Malgré Newton et malgré Laplace, la certitude astronomique n’est pas, aujourd’hui même, si grande que la rêverie ne puisse se loger dans les vastes lacunes non encore explorées par la science moderne. Très légitimement, le poète laisse errer sa pensée dans un dédale enivrant de conjectures.3

Pour Baudelaire, si la poésie peut aborder des sujets scientifiques tels que l’astronomie, elle ne doit chanter que les « conjectures » de la science, c’est-à-dire ce que la science n’est pas en mesure d’affirmer avec certitude, ce qui relève du mystère et de la rêverie. De son côté, distinguant poésie et versification, Camille Hémon exclut la possibilité que la science puisse constituer la matière de la poésie :

Il importe de reconnaître la distinction entre l’art des vers et la poésie proprement dite. Les vers peuvent être appliqués à l’expression de n’importe quoi, comme le prouve leur emploi dans la comédie et le poème didactique. Un excellent versificateur saurait formuler en vers les découvertes de la science, même abstraites. De ce point de vue, la science peut être matière à versification au même titre que tout autre sujet ; mais, d’autre part, les découvertes capitales de la science,

1 Théodule Ribot, La logique des sentiments, Paris, Félix Alcan éditeur, 1905, p. 60.

2Casimir Alexandre Fusil, La poésie scientifique de 1750 à nos jours, son élaboration-sa constitution, op. cit., p.

12.

3 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, L’art Romantique, Notice, Notes et éclaircissements de Jacques Crepet,

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en tant qu’elles modifient tous les points de vue de l’âme sur la nature, nous remuent profondément et sont essentiellement poétiques par cette propriété… En résumé, la science se refuse à la poésie par son côté purement didactique et se prête à la versification par ce même côté ; en outre, elle est poétique par les horizons qu’elle ouvre au rêve en transformant la signification du monde sensible.1

De toute évidence, Baudelaire et Hémon, qui sont tous les deux de grands critiques modernes, s’accordent ici sur un point essentiel : la poésie ne peut pas traiter de la Vérité parce que son but est le Beau. Dès qu’elle traite des sujets d’ordre scientifique, didactique ou moral, elle perd son charme et son mystère. Mais tandis que selon Baudelaire la poésie peut chanter « les conjectures » du discours scientifique, autrement dit les obscurités où la rêverie peut prendre place, selon Hémon la poésie peut exprimer les admirations et les émotions que nous éprouvons face aux découvertes scientifiques. Ayant une dimension poétique, la science peut être une source d’inspiration mais pas une matière poétique, nous explique Hémon, autrement la poésie perdrait son sens poétique et se réduirait à une simple versification.

À l’instar de C. Hémon, Casimir Alexandre Fusil dont nous avons cité l’ouvrage considère que « la science est une source féconde d’émotion poétique. Elle éveille en nous le frisson de l’infini, elle nous émeut sur notre destinée étrange et douloureuse ; elle ouvre à nos yeux éblouis des arcanes mystérieux »2. Fusil définit ici la nature de la poésie scientifique et

précise ses limites thématiques. Il suggère aux poètes de prendre les lois et les hypothèses scientifiques non pas comme matière mais plutôt comme inspiration. Il insiste sur le fait que les avancées de la science ont eu une action capitale sur nous, car non seulement elles ont trouvé des solutions aux problèmes du quotidien, mais elles ont aussi dissipé notre peur et nos angoisses concernant les mystères qui nous entourent. La poésie scientifique chante donc la valeur des grandes découvertes et exprime les émotions que celles-ci suscitent en nous.

Aux yeux de certains partisans de la poésie scientifique, et contrairement cette fois à l’opinion de C. Hémon, ce n’est pas parce que la poésie fait de la science sa matière qu’elle doit se réduire à une simple versification. Comme le fait remarquer Henri Morice, il serait très injuste de réduire de grands génies tels que La Fontaine, Boileau ou Molière à d’habiles versificateurs. S’ils avaient mis en œuvre, sans donner l’essor au rêve, d’excellentes idées, vraies et réelles, auraient-ils cessé pour cela d’être poètes ? « À notre avis, rajoute-il, il serait

1Camille Hémon, la philosophie de M. Sully Prudhomme, Paris, Félix Alcan, 1908, p. 33. 2Casimir Alexandre Fusil, La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, op. cit., p. 19.

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téméraire de le prétendre »1. Renforçons cette position par une autre citation, tirée de la

préface de l’Esthétique de la langue française de Rémy de Gourmont. Celui-ci invite les poètes à être plus ouverts et à profiter davantage de cet âge de la modernité dont la science constitue le fond :

Je pense d’ailleurs qu’il ne faut jamais hésiter à faire entrer la science dans la littérature ou la littérature dans la science ; le temps des belles ignorances est passé ; on doit accueillir dans son cerveau tout ce qu’il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine intellectuel est un paysage illimité, et non une suite de petits jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain.2

Le domaine de la poésie serait donc aussi étendu que celui du réel. Plus les connaissances humaines progressent et évoluent, plus il y a de nouveaux sujets à traiter, sujets qui ébranlent le sens humain de l’esthétique et qui constituent autant de sources d’inspiration pour la poésie. À ce propos, il convient de rappeler, malgré son ancienneté, l’opinion de J.-B. Biot : « les grands poètes sont ceux qui ont été instruits des choses de leur temps, car les vraies beautés littéraires consistent dans une imitation fidèle et éclairée de la nature »3.

Ainsi, la science et la poésie ne sont pas des puissances irréductiblement antagonistes. Entre elles, la conciliation peut être possible. En se référant à l’histoire de la poésie française, et sans aller très loin, on peut trouver à l’époque impériale des poètes qui ont tenté cette conciliation. Citons par exemple Jacques Delille, Népomucène Lemercier et Charles-Julien Lioult de Chênedollé. S’il faut avouer que leurs écrits n’ont pas été couronnés d’un brillant succès et que la critique n’était pas tendre envers eux, cela n’est pas lié à la supposée incompatibilité de la matière scientifique et de la poésie mais plutôt à des raisons purement stylistiques comme le fait remarquer Fusil.

À la veille de la Révolution, André Chénier avait également tenté de rapprocher la science de la poésie. Influencé par la pensée de Montesquieu et de Rousseau, il a nourri sa poésie des découvertes de Newton et de Buffon, de tout le savoir et de toutes les idées de son siècle. Il avait le projet de faire, à la manière de Lucrèce, un deuxième De Natura rerum. Dans ses écrits poétiques, il a voulu retracer l’histoire de la terre et de l’homme, expliquer la

1 Henri Morice, La poésie de Sully Prudhomme, op. cit., p. 362.

2 Rémy de Gourmont, Esthétique de la langue française, Paris, Société DV Mercure de France, 1899, p. 8. 3 Cité dans « La poésie scientifique de 1750 à nos jours, son élaboration-sa constitution », op. cit.

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naissance des sociétés, l’invention des lois et esquisser le système du monde. Mais la mort l’a empêché d’achever cet Hermès sur lequel il fondait sa gloire1.

Au début du dix-neuvième siècle, notons les efforts d’Alfred de Vigny, le poète le plus original du siècle, notamment grâce à sa « Bouteille à la mer ». Cette bouteille, qui porte un message et qui est jetée à la mer par le capitaine, est comparée à un livre ayant pour vocation de transmettre le savoir à l’humanité toute entière. Vigny proclamait fréquemment la nécessité de l’ouverture de la poésie sur les sciences et les savoirs2. Citons également le cas de Victor

Hugo avec « Plein Ciel », par exemple, et celui de Lamartine, avec « L’Infini dans les cieux », qui ont eux aussi tenté de concilier science et poésie. Il faut cependant reconnaître que les poètes romantiques n’avaient pas suffisamment de connaissances scientifiques. Leur tempérament poétique était plus porté sur le domaine de la passion et du rêve que sur la rigueur logique des chiffres et des constatations assurées des sciences exactes. Ils n’abordaient des sujets scientifiques que pour apporter une teinte nouvelle à leur poésie, caractérisée par une tendance plus philosophique et testamentaire que réellement scientifique.

Ce n’est qu’après les années soixante du XIXe siècle que la critique littéraire a pu

repérer des tentatives lumineuses et sérieuses concernant la poésie scientifique. Le meilleur exemple que nous connaissons est celui de Sully Prudhomme. Ce poète s’est livré de bonne heure et avec ardeur à l’étude des sciences exactes et de la philosophie, pour y puiser les sujets de son œuvre poétique.