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1.1.5. Sens transgressifs du réel

1.1.5.2. Le réalisme populaire et révolutionnaire de Richepin

1.1.5.2.2. La réception de Richepin

Jean Richepin est réfractaire et anarchiste avant d’être poète. Il consacre son œuvre à la défense du peuple des miséreux, des mendiants et des vagabonds. Idéologiquement très engagé, le poète leur rend la parole et illustre leur misère, leur errance. Il sait que son projet poétique va choquer la bourgeoisie bien-pensante. C’est la raison pour laquelle, dans la préface de La chanson des gueux, il s’adresse à ses détracteurs pour leur montrer qu’il restera sourd à leurs attaques : « Le chien aboie, mais la caravane passe »2. Alors que la publication

de ce recueil lui vaut un procès pour outrage aux bonnes mœurs et une condamnation à un mois de prison, Richepin continue de prendre plaisir à scandaliser la bourgeoisie. Dans Les

blasphèmes, il proclame son athéisme avec audace : « Coûte que coûte, j’ai emboîté le pas à

mon athéisme jusqu’au bout »3. Il refuse également le bon goût de certains ouvrages

1 Jean Richepin, dans la préface de La chanson des gueux, choix et présentation par Marcel Paquet, préface de

Jean Richepin, op. cit. p. 19.

2 Ibid., p. 5.

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patronnés par la vertu bourgeoise, préférant les « violences », les « impostures » et le « cynisme » de la réalité1.

Pour apprécier la valeur littéraire et artistique de La Chanson des gueux qui, dès sa publication en 1876 a suscité un grand tapage littéraire, focalisons notre attention sur deux jugements critiques qui résument en quelque sorte toutes les critiques qui ont été formulées à propos de l’œuvre de Richepin. Pierre Véron, écrivain et journaliste dans Le charivari, attaque sévèrement le poète et son livre. Il considère Richepin comme un piètre écrivain. Pour lui, La Chanson des gueux est un ouvrage inutile, puisqu’il ne plaide pas réellement en faveur des gueux qu’il dépeint, et sans valeur littéraire car ce recueil, imprégné de cynisme et de vulgarité, manque de sincérité :

Le volume que vous venez de publier, monsieur, sous le titre de La Chanson des

gueux, est une œuvre malsaine, coupable et profondément inutile. Si elle a, par

aventure, la prétention de faire acte de protestation sociale, elle s’y prend bien maladroitement, car elle rend parfaitement odieux ceux dont elle enlumine les portraits. Si elle a des ambitions littéraires, ces ambitions sont déçues ; car dans ce fatras de grossièretés voulues, de brutalités préméditées, de cynismes poseurs, il n’y a rien qui sente l’inspiration vraie et sincère… les jeunes, autrefois, avaient un autre idéal que les propos du bagne, du lupanar ou du mastroquet…2

Cette opinion paraît injuste aux yeux de Bernard Lazare. Pour lui, Jean Richepin a su, avec virtuosité, rendre poétique la banalité même, ce qui révèle chez lui la volonté d’être sincère, contrairement aux poètes qui cherchent, par goût pour ce qui est distingué, inconnu ou méconnaissable, une poésie abstruse et indéchiffrable. B. Lazare trouve que La Chanson

des gueux est un recueil précieux parce qu’il dévoile une réalité souvent négligée, cachée ou

même volontairement ignorée par la société, c’est la réalité des gueux :

Grâce à Jean Richepin, nous concevons les gilets rouges, les lycanthropes, ceux qui hurlaient à la lune, blasphémaient le ciel, insultaient la terre, bravaient les hommes et les éléments. Nous les concevons et, faut-il le dire, nous les chérissons. Sous leur

1 Voir Jean Richepin dans la préface de La Chanson des gueux, op.cit., p. 11.

2 Pierre Véron, « À M. Jean Richepin, poète », Le Charivari, 28 mai 1876, cité dans The life and work of Jean

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défroque conventionnelle, malgré leur barbe hirsute et leurs cheveux désordonnés, nous devinons de bons garçons, de sages et égoïstes bourgeois.1

Toutes les autres critiques, qu’elles soient positives ou négatives ne dépassent pas ce cadre. Ou bien on accuse Jean Richepin d’aborder des sujets banals outrageant les bonnes mœurs, ce qui le range parmi les grands écrivains tels que Baudelaire et Flaubert, ou bien on lui fait des éloges pour avoir révélé une réalité souvent négligée, ce qui l’inscrit parmi les poètes novateurs. Malgré tout, Richepin marque son époque, c’est-à-dire la fin du XIXe siècle

et le début du XXe, grâce à son combat qui est trop souvent oublié aujourd’hui. Son

engagement contre l’hypocrisie, l’égoïsme des classes possédantes et la violence légale qu’elles exercent sur les plus démunis, fait de lui non seulement un porte-parole fidèle et attentif à la douleur de ces derniers, mais aussi un ardent défenseur de leur cause, cherchant à leur rendre leur dignité, leurs droits et leur véritable place dans la société. Cet engagement mérite, aujourd’hui encore, d’être médité, renouvelé et poursuivi. D’ailleurs, son œuvre poétique constitue la référence principale de la chanson réaliste qui a fait son apparition entre les deux guerres mondiales.

Grâce à cette étude thématique et critique, nous avons pu constater que des liens unissent la poésie au monde réel, et nous avons étudié certains aspects dominants du réalisme dans la poésie du XIXe siècle. Nous avons également esquissé la manière dont l’esthétique réaliste s’est développée, depuis son apparition supposée dans la poésie jusqu’à la fin du XIXe

siècle.

En effet, nous avons étudié l’aspect rustique et naïf du réalisme dans la poésie de Max Buchon, qui trouvait dans les traditions régionales et les scènes champêtres l’argile de ses poèmes. Le réalisme a ensuite pris un aspect social grâce à François Coppée qui a photographié les mœurs, mais aussi la vie quotidienne des humbles du faubourg parisien. Cet aspect social prendra plus tard une dimension réfractaire avec Jean Richepin, qui s’engage à montrer la sordidité de la vie des gueux, la classe la plus basse de la société. Le poète leur donne la parole et dessine leur misère pour inciter à la révolte contre l’injustice sociale. Quant à Sully Prudhomme, il ajoute au réalisme un aspect scientifique et moral, grâce à son projet poétique qui oscille entre la poésie et les théories de la science et de la philosophie, malgré la

1 Bernard Lazare, Figures contemporaines : ceux d’aujourd’hui et ceux de demain, Paris, Perrin et Cie, Libraire-

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réticence de la critique. Enfin, Charles Baudelaire vient enrichir ces aspects grâce à une nouvelle conception poétique de la beauté. Désormais, le poème réaliste traite des sujets plus audacieux et plus spirituels, qui reflètent les préoccupations de son lecteur, telles que la question de la sexualité, de la mort et du péché. Comme le sens du poème n’est plus aussi explicite, le lecteur doit davantage faire travailler son imagination et sa réflexion. Le poète se tourne vers le réel afin d’extraire la beauté de la banalité, de la vulgarité, de l’horrible et du mal.

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