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1.1.4. Le réalisme scientifique de Sully Prudhomme

1.1.4.3. La réception de l’œuvre de Sully Prudhomme

Il serait exagéré de dire que Sully Prudhomme ne se souciait pas de l’accueil que ses confrères, poètes et critiques, réserveraient à son œuvre poétique. Il est vrai que sa conception de la poésie était différente de la leur car, au temps où « la locomotive sifflait la poésie, les poètes se sont renfermés dans leur tour d’ivoire ». Ils avaient horreur de l’avenir, de la vie moderne, ils se sont jetés dans le passé alors que Prudhomme orientait sa muse « vers le ciel noirci par la fumée des usines » et cette invasion de la vérité brutale dans la poésie ne lui faisait pas peur :

« Ô ma Muse, debout ! Suivons de compagnie La Science implacable, et, degré par degré, Voyons si de partout la Justice est bannie, Ou quel en est le siège et l’oracle sacré ! »

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Puis-je où tu veux aller t’escorter sans péril ? J’ai besoin d’air sonore, et mes ailes, si grandes, Sont trop lourdes pour fendre un élément subtil.1

Pourtant, il faut reconnaître que la majorité de ses recueils ont connu un grand succès. Le poète du célèbre « Vase brisé » a façonné sa poésie selon son idéal et avec beaucoup d’enthousiasme : il a mis en œuvre toute sa virtuosité et toute son habileté poétique afin de « fendre cet élément subtil », c’est-à-dire pour donner une forme accessible à ses idées abstraites ou à ce qu’il se proposait d’exprimer. La nature et la réalité constituent souvent la source de son inspiration. Elles font naître des images qui jouent un rôle métaphorique, évocateur ou déclencheur de ses pensées, de ses impressions ou même de ses sentiments profonds. Pour illustrer ceci d’un exemple, prenons « Le joug », un poème très connu issu des

Stances et Poèmes :

Quand le jeune cheval vient de quitter sa mère, Parce qu’il a senti l’horizon l’appeler,

Qu’il entend sous ses pieds le beau son de la terre, Et qu’on voit au soleil ses crins étinceler, […]

Il se tourne, il voit l’homme ; il trépigne et veut mordre : Et l’homme audacieux l’a pris par les naseaux. […] Enfin, blanc de sueur et le sang à la bouche,

Le rebelle a compris qu’il fallait composer : « Je t’appartiens, tyran, dit le poulain farouche ;

Quel joug déshonorant veux-tu donc m’imposer ? […] » Jeune homme de vingt ans, voilà bien ta fortune ! Tu cherchais simplement ton naturel milieu ; Le pacte humain te pèse, et sa loi t’importune : Tu voulais rester seul avec ton âme et Dieu.2

Il est ici question d’un poulain qui sent bouillir en lui toute la vivacité de la jeunesse et qui, désireux de goûter à la liberté, « ne sait où porter la fougue de ses pas »3. Mais alors qu’il

se demande « quels seront ses plaisirs »4, le voici bientôt dressé « par le poing du maître »5.

Réduit en esclavage, le joug lui est imposé tandis que ses désirs sont muselés. Le jeune poète est comme ce cheval : debout sur le seuil de l’avenir, rempli de force et de rêves, amoureux de

1 Sully Prudhomme, « prologue », Poésie (1878-1879), La Justice, Paris, Alphonse Lemerre, p. 71. 2 Sully Prudhomme, Stances et Poèmes, « le joug », op. cit., p. 220.

3 Ibid., p. 220. 4 Id.

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sa liberté, il se rend compte tout à coup qu’il est soumis au joug social. L’humanité l’accable de ses lois.

Il n’échappera à personne que l’image du cheval, empruntée à la nature, joue un rôle évocateur ou déclencheur puisqu’elle fait naître une autre image, celle du jeune homme dompté par les lois humaines. Le poète passe donc de l’ordre matériel à l’ordre philosophique, si nous pouvons le dire ainsi. C’est une méthode à laquelle Sully Prudhomme a souvent recours pour animer ses idées. Ses premiers poèmes, qui réalisent de cette manière l’union indispensable de l’idéal et du réel, sont très clairement marqués par l’influence parnassienne au niveau de la forme et par l’influence baudelairienne au niveau de la composition du poème.

Dans les poèmes où dominent nettement les sujets scientifiques, il parvient avec intelligence à adoucir la rigueur de ses idées abstraites afin qu’elles soient acceptées comme des images poétiques. Au lieu de les poser froidement, il les colorie et les anime : le poète recourt tantôt à la personnification1 et à la prosopopée2 pour donner à son idée une âme

poétique, tantôt il raconte les circonstances dans lesquelles une pensée lui est venue, le fait particulier d’où il l’a dégagée3. Parfois, il passe de l’ordre physique à l’ordre philosophique et

il nous donne à voir, dans les phénomènes de la nature, une image de la vie humaine. Ainsi, dans « Le monde des âmes », il passe de l’image de la gravité des corps à celle de la gravité des cœurs :

Newton, voyant tomber la pomme, Conçut la matière et ses lois : Oh ! Surgira-t-il une fois

Un newton pour l’âme de l’homme ? Comme il est dans l’infini bleu Un centre où les poids se suspendent, Ainsi toutes les âmes tendent

À leur centre unique, à leur Dieu.4

Edmond Estève, grand admirateur et observateur de Sully Prudhomme, relève d’autres procédés que ceux-ci comme les périphrases ou le vers énigmatique, tout en montrant la

1 François Coppée, « Une Damnée », Poésie (1866-1872), op. cit., p. 55. 2 Ibid., « L’Épée », p. 56.

3 François Coppée, « A l’Hirondelle », Tendresses et Solitudes, Paris, Alphonse Lemerre, 1920, p. 16. 4 Sully Prudhomme, « Le monde des âmes », Stances et Poèmes, op. cit., p. 44.

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difficulté que représente pour le poète le fait de fléchir le lexique scientifique et philosophique :

Dans ses poèmes philosophiques et scientifiques, l’impossibilité de se servir du vocabulaire technique de la philosophie et des sciences, dont l’utilité est hors de cause, mais qui au regard de l’art n’est qu’un langage barbare et un affreux jargon, et le désir de n’en pas moins exprimer dans toute leur rigueur les vérités de cet ordre l’ont conduit à substituer aux termes propres, qu’il ne pouvait pas employer, des périphrases, ou à déterminer le sens des mots courants dont il usait dans leur sens scientifiques, par des définitions qui, les unes et les autres, s’offrent à l’esprit du lecteur comme autant d’énigmes qu’il est invité à déchiffrer.1

De cette manière, les roues du train sont « des fougueux rouleaux de fer »2 et le

baromètre devient « l’échelle où se mesure / L’audace du voyage au déclin du mercure »3. De

même, tandis que le ballon nous est représenté comme une « étrange nef pendue à sa voiture, / Sans gouvernail ni proue »4, l’espace est défini comme « une mer sans bord »5 ou comme

« un vide ouvert de tous côtés, / Abîme où l’on surgit sans voir par où l’on entre, / Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre »6. Grâce à ces procédés impressionnants, Prudhomme

revêt les considérations les plus abstraites d’une forme sensible qui charme ses lecteurs aussi bien que ses confrères.

Les partisans de ce genre de poésie y voient un tour de force : le poète réussit adroitement à tisser de la matière scientifique et philosophique dans des poèmes remarquables. Dans Les Contemporains, Jules Lemaître met en avant son goût pour les poèmes philosophiques et scientifiques, classant Sully Prudhomme parmi les plus grands poètes :

Les trois grands morceaux sur la philosophie antique, sur la philosophie moderne et sur les Sciences, sont de pures merveilles. Les divers systèmes philosophiques et les principales découvertes de la science y sont formulés avec éclat et une précision où nous goûtons à la fois la force de la pensée et une extrême adresse à vaincre d’incroyables difficultés. […] Je n’ai prétendu donner, sur l’œuvre nouvelle de M.

1 Edmond Estève, Sully Prudhomme : poète sentimental et poète philosophe, Paris, Boivin & Cie, Éditeurs, 1925,

p. 219.

2 Sully Prudhomme, « En voyage », Les vaines tendresses, Paris, Alphonse Lemerre, 1875, p.16. 3 Sully Prudhomme, « Le Zénith », Poésies (1872-1878), Paris, Alphonse Lemerre, 1900, p. 255. 4 Ibid., p. 251.

5 Id.

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Sully Prudhomme, qu’une première impression. Le Bonheur est (avec La Justice) un des plus vastes efforts de création poétique qu’on ait vus chez nous depuis les grands poèmes de Lamartine et de Hugo.1

Jean-Paul Clarens, quant à lui, voit en Sully Prudhomme un génie littéraire parce que sa poésie, par exemple dans « Les sciences », explore de profondes théories philosophiques dans un laconisme déconcertant :

Sully Prudhomme a réellement triomphé d’une difficulté d’art inouïe en enchâssant dans quelques vers d’une précision et d’une clarté admirables la substance des systèmes philosophiques les plus divers, en résumant d’une façon merveilleuses l’histoire de la pensée humaine depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. On peut dire que chaque vers de cette partie du poème est un véritable tour de force, et l’on demeure stupéfait du laconisme avec lequel Sully Prudhomme évoque, ressuscite les doctrines, donne un corps aux idées et présente en quelques traits le fond même de toutes ces théories philosophiques.2

Cependant, pour Henri Morice, cette extrême condensation de la pensée efface parfois le charme des images poétiques et dissipe l’harmonie des vers. Il ne reste de ces derniers qu’un enchaînement de propositions qui fait figure de théorème. Le poète « s’efforce, dit-il, de resserrer sa pensée en de brèves formules, mais à la longue cet effort nous fatigue »3 :

Leibniz et Newton vont réduire Les grandeurs, pour les reconstruire, A l’élément essentiel,

Dont la petitesse infinie Aux campas de l’astronomie Livre l’immensité du ciel.4

Malgré la richesse de leurs rimes et l’harmonie de leur rythme, ces vers présentent une certaine austérité aux yeux de H. Morice. L’introduction des noms propres (« Leibniz et Newton »), l’abondance des substantifs, l’absence quasi-totale d’épithètes et de figures de style rendent le style très serré et concis. H. Morice ne pardonne pas à Sully Prudhomme ce laconisme que Jean-Paul Clarens admirait tant.

1 Jules Lemaître, Les contemporains : études et portraits littéraires, 4ème série, Paris, Librairie H. Lecène et H.

Oudin, 1888, p. 214

2 Jean-Paul Clarens, Réactions, Paris, Albert Savine, 1890, p. 259. 3Henri Morice, La poésie de Sully Prudhomme, op. cit., p. 405. 4 Sully Prudhomme, « Les sciences », Le Bonheur, op.cit., p. 119.

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Jean-Marie Guyau, dans Les problèmes de l’esthétique contemporaine, avoue quant à lui ne pas apprécier cette idée que l’histoire de la philosophie ou de la science puisse être condensée dans un poème de forme fixe :

Si on peut faire un reproche à des poètes d’une réelle valeur, comme M. Sully Prudhomme, c’est d’être tombé parfois dans ce genre, d’où nous étions sortis depuis Delille ; c’est d’avoir cru qu’on pouvait faire un cours plus ou moins régulier de philosophie et même de physique en sonnet, comme on avait voulu mettre jadis l’histoire en rondeau.1

En somme, la poésie de Sully Prudhomme est très variée et présente de multiples couleurs. Il n’est pas étonnant que ce qui plaît aux uns dans sa poésie déplaise aux autres. D’un côté, on peut craindre en effet que, la philosophie et la science étant condensées dans sa poésie, leur essence même ne soit pas atteinte. D’un autre côté, on peut également penser que l’entrée de tels sujets dans le genre poétique fait disparaître tout ce qui fait son mystère et sa beauté. Cependant, on ne peut qu’applaudir la sincérité des sentiments du poète et la manière dont il les exprime, le charme subtil de ses vers, la qualité de sa pensée et la richesse de ses connaissances scientifiques qui lui ont permis d’accomplir ce tour de force : celui de donner à la poésie scientifique ses lettres de noblesse.

Personne ne peut contester la courageuse persévérance avec laquelle Sully Prudhomme a tenté de concilier la poésie et la science. Grâce à ses efforts, il s’est fait une place à part, une place intime dans le cœur des amoureux de la belle poésie. Il a prouvé que l’art ne trouve pas toujours sa fin en lui-même et qu’il peut être au service de l’expression de la vérité. À la suite de Jules Lemaître, nous affirmerons que « par la sensibilité réfléchie, par la pensée émue, par la forme très savante et très sincère, il pourrait bien être le plus grand poète de [s]a génération »2.

Il convient enfin de faire remarquer que grâce à notre poète, l’esthétique réaliste a pris un nouvel élan, plus élevé et plus savant. Plus précisément, Sully Prudhomme a réussi à donner une dimension éternelle à la poésie réaliste, telle que nous avons pu l’aborder dans les œuvres de Max Buchon et de François Coppée, en la sortant de sa subjectivité, de sa naïveté

1 Jean-Marie Guyau, Les problèmes de l’esthétique contemporaine, 10ème édition, Paris, Félix Alcan, 1921, p.

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et voire de sa trivialité. Il lui semblait que plus la vérité était indépendante des variations du temps et des opinions des hommes, plus elle était capable d’offrir à l’art une matière digne de lui :

L’attachement aux rapports éternels des choses, a-t-il dit, est une condition de vie pour les œuvres artistiques, et tout ce qui est de mode est voué au ridicule à très bref délai. C’est ce qu’atteste la fortune des ouvrages sans profondeur où l’auteur s’est préoccupé du vêtement mobile de l’humanité plus que de sa structure intérieure.1

Avec Sully Prudhomme, une nouvelle image du poète réaliste se profile : il n’est plus celui qui s’efface devant le spectacle de la nature ni devant une image de la vie quotidienne pour en reproduire tous les détails, sans y rajouter quelque chose de son âme et de sa création. Au contraire, le poète réaliste est désormais plus subtil dans son analyse du réel. S’il emprunte à la réalité toutes ses couleurs pour que son œuvre soit vraie, il les agence cependant de manière à ce que sa création soit belle. Il recourt à l’imagination, à l’idéal et même à l’abstrait pour combler les lacunes du réel et procurer ainsi à ses lecteurs les voluptés vraiment artistiques, celles dont il n’a jamais à rougir.