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La progression de l’écriture réaliste : approche stylistique

1.2.3. L’esthétique de la poésie scientifique de Sully Prudhomme

1.2.3.3. Effets rythmiques et rimiques

En observant la versification chez Prudhomme, nous pouvons nous rendre compte que le poète s’est intentionnellement attaché à respecter les valeurs traditionnelles et classiques de

1 C’est nous qui soulignons.

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la composition. Admirateur de la poésie de Leconte de Lisle, poète impeccable et habile versificateur, Sully Prudhomme entendait introduire la pure réalité dans une forme poétique parfaite. C’est la raison pour laquelle il n’est pas étonnant de voir que le poète s’éloigne de toute tentative de liberté prosodique. Dans «L’ÉPÉE» par exemple, nous verrons que le poète tend à la perfection formelle de l’alexandrin. Nous allons donc maintenant chercher à savoir comment Sully Prudhomme a mis la puissance formelle et musicale du poème au service de la justesse de ses idées.

1.2.3.3.1. La forme des poèmes

Sully Prudhomme compose fréquemment des sonnets et le choix de cette forme révèle une influence traditionnelle et moderne à la fois. Le choix du sonnet reflète en effet une certaine conception de la poésie en général et de la poésie réaliste en particulier, telle qu’elle se manifeste à un moment donné de son histoire, dans une période justement marquée par un regain de faveur pour ce type de forme fixe issu de la tradition lyrique et désormais destiné à créer un effet de réel dans le poème. En effet, si c’est au XVIe que le sonnet est entré dans la

langue française, avec Clément Marot et les poètes de l’École lyonnaise, il convient de noter qu’au XVIIIe siècle, ce type de forme fixe issu de la tradition lyrique est tombé en désuétude.

Cependant, le sonnet connaît un regain de faveur au XIXe siècle puisqu’il est utilisé par les

romantiques, les parnassiens et les symbolistes. Étant donné que sa recherche formelle le rapproche du Parnasse, il n’est pas étonnant que Sully Prudhomme ait composé des sonnets, d’autant plus la contrainte formelle peut être un moteur pour la création : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense ! » déclare Baudelaire à propos de la forme du sonnet, dans une lettre destinée à Armand Fraisse datant du 18 février 18601. Ainsi, dans « L’Épée » par exemple, loin d’étouffer le génie du poète, le sonnet lui permet d’éviter les excès du lyrisme, d’exprimer ses idées de manière précise et concise, tout en laissant une certaine place à la suggestion (comme au niveau du vers 4 où la question reste en suspens). De plus, la disposition des rimes et le mouvement des strophes du sonnet permettent des jeux de contraste, opposant dans le poème qui nous intéresse le discours du poète et celui de l’épée, ce qui permet à Sully Prudhomme, nous l’avons vu, d’enrichir son poème de plusieurs points de vue. Pour traiter des thèmes d’ordre philosophique et moral, le poète préfère souvent

1 Charles Baudelaire, Lettre à Armand Fraisse, datant du 19 février 1860, Correspondance, I, éd. C. Pichois,

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la forme du sonnet, développant dans les deux quatrains un exemple tiré de la réalité concrète, qu’il projette ensuite dans les tercets, à l’aide d’une comparaison, sur une idée abstraite.

Dans la mesure où dans « Les Sciences », le poète résume un ensemble de théorèmes scientifiques, énumérant les noms des savants qui ont marqué le domaine scientifique et exposant leurs découvertes, de toute évidence, une forme fixe ne conviendrait pas pour traiter un sujet aussi large. Le poème est composé de plusieurs strophes irrégulières exprimant l’incompatibilité du contenu avec la matière poétique.

1.2.3.3.2. La question de la concordance entre la syntaxe et le vers, et la place de la césure

Regardons tout d’abord la concordance entre la syntaxe et le vers dans « L’ÉPÉE ». À l’exception du vers 5, qui rejette le groupe verbal au début du vers suivant à des fins d’expressivité (insistant sur la profonde antipathie que l’épée inspire à « l’homme de vertu »), tous les vers sont composés de propositions sémantiquement autonomes. Aucune autre forme d’enjambement, de rejet ou de contre-rejet n’est visible dans le poème. Cette coïncidence entre la syntaxe et le vers s’accompagne d’un placement régulier de la césure : elle tombe toujours après la sixième syllabe, séparant de petites unités sémantiques et installant ainsi une sorte de symétrie entre les hémistiches.

Les mots interrogatifs, négatifs et de clivage (« Qu’est » v. 1, « Ce ne sont pas […] qu’il […] » v. 2, « ni […] qu’il […] , ni […] qu’il […] » v. 3, « Quel […], quel […] » v. 4, « Ce n’est pas […] qui […] » v. 6, « ce qu’on […], c’est […] » v. 7, « qu’es-tu » v. 8) qui envahissent les vers, renforcent cette symétrie grâce à leur caractère monosyllabique :

Qu’est ce tranchant de fer // souple, affilé, pointu ? Ce ne sont pas les flancs // de la terre qu’il fouille, Ni les pierres qu’il fend, // ni les bois qu’il dépouille. Quel art a-t-il servi, // quel fléau combattu ?

En outre, les allitérations surtout dans les vers 2, 3, 6 reflètent d’une manière très visible la violence du thème évoqué : les consonnes constrictives [f], [r], [s] et les occlusives [t], [p], [k] martèlent le texte par leur fréquence.

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Par souci de précision et d’exhaustivité, le poète se trouve obligé dans « Les Sciences » d’accumuler d’une façon plus systématique les effets de discordance entre le vers et la phrase. En effet, la justesse et la rigueur du langage qui n’accepte pas l’abstraction ont principalement participé à créer de tels effets. C’est vrai que le poète a habilement essayé d’atténuer cette discordance par la création, dans chaque vers, d’une séquence autonome (SN, SV, SP, COD, COI, etc.), et par l’emploi de l’octosyllabe qui donne, par brièveté, plus de rapidité et de mouvement au poème et le rapproche du modèle de la chanson didactique, cependant ces effets de cassure dans le rythme (enjambements, rejets et contre-rejets, v. 6 et v. 7) sont manifestement présents dans le poème et reflète une rigueur prosodique correspondant à sa rigueur thématique :

Archimède, savant rempart D’une illustre ville à défendre, Pense, et met une flotte en cendre : Il concentre et guide avec art Les traits du soleil, dont plus tard Galilée oblige à descendre L’image même, pour la rendre Docile et lisible au regard.

1.2.3.3.3. Effets rimiques

Le système rimique adopté dans « L’ÉPÉE » est celui du sonnet régulier. Les deux premières strophes sont des quatrains construits sur le même couple de rimes embrassées : ABBA / ABBA. La troisième est un sizain articulé typographiquement en deux tercets : CCD / EED. Conformément au sonnet régulier, «L’ÉPÉE» se fond sur l’alternance des rimes féminines et masculines. Le poète utilise des rimes riches (pour B, C et E) et des rimes suffisantes (pour A et D), jamais de rimes pauvres, ce qui témoigne d’une certaine recherche formelle. Dans les deux tercets, la rime suffisante est enrichie par l’emploi d’occlusives vélaires, [g] dans « gré » et [k] dans « sacré ». Ces tercets permettent au poète d’opposer le mot « gré », qui renvoie à l’injustice des rois, à l’adjectif « sacré » qui désigne la justice absolue.

Dans « Les Sciences », la disposition des rimes est très complexe. On trouve des rimes croisées, des rimes embrassées et des rimes plates, mais il est impossible de donner un schéma précis de leur disposition, qui ne semble suivre aucun ordre logique. Les rimes sont souvent

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riches voire très riches (science /patience), rarement suffisantes et pauvres. Cette complexité rimique est liée à la distribution strophique irrégulière du poème. Elle répond ainsi à la complexité du sujet et à la rigueur du langage scientifique. Elle peut également désigner la primauté de la vérité de la poésie sur sa forme.

Pour conclure, si nous exceptons la deuxième partie du Bonheur dont « Les Sciences » fait partie nous dirons que l’esthétique de la poésie de Sully Prudhomme permet d’établir de façon précise l’évolution formelle de la poésie réaliste. Par les choix lexicaux, qui relèvent nettement d’une recherche de profondeur associée au langage poétique grâce à leurs combinaisons et à leur force suggestive, cette poésie montre une grande subjectivité. Au niveau de la syntaxe, notons que les fonctions poétiques de certaines modalités invitent le lecteur à faire des efforts d’imagination. Le choix de la forme (comme le sonnet) devient de plus en plus révélateur et correspond à la conception d’un poète oscillant entre le goût littéraire et scientifique.