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La progression de l’écriture réaliste : approche stylistique

1.2.2. François Coppée, vers une esthétique subjective et familière

1.2.2.2. Procédés syntaxiques

Pour illustrer clairement la subjectivité syntaxique de Coppée et justifier ses choix grammaticaux, il faut travailler sur les deux plans énonciatifs, « discours » et « récit », tels qu’ils sont présentés par E. Benveniste dans Problèmes de linguistique générale1. Comme on le sait, chaque plan énonciatif se distingue nettement de l’autre notamment grâce au degré de subjectivité.

1.2.2.2.1. Le poème - « discours »

La forme discursive du poème se trouve généralement dans les ouvrages parlant de la vie intime du poète, et particulièrement dans Promenades et Intérieurs. Le système des pronoms personnels y construit d’emblée un couple, jamais énigmatique, formé du poète et du lecteur auquel il s’adresse pour lui confier des souvenirs et des observations personnelles, ce qui ancre une grande part de cette poésie dans un réalisme lyrique :

Lecteur mélancolique et doux, à toi ces vers ! Ce sont des souvenirs, des éclairs, des boutades, Trouvés au coin de l’âtre ou dans mes promenades, Que je te veux conter, par le droit bien permis Qu’ont de causer entre eux deux paisibles amis.2

En revenant à notre corpus, nous constatons que le poème III répond parfaitement à ces critères et relève ouvertement de cette catégorie. L’affirmation « C’est vrai » qui ouvre le poème présuppose en effet l’existence d’un interlocuteur auquel le poète avoue son amour pour Paris. En même temps, cette affirmation inscrit les énoncés dans une sorte de longue réponse à une question qui aurait été antérieurement posée à François Coppée. Si la présente de l’interlocuteur est implicite, celle du poète est explicitement perceptible par l’emploi des embrayeurs de première personne (le pronom personnel « je », qui apparaît trois fois, et le déterminant possessif « ma ») qui ancrent le poème dans le réalisme lyrique. De plus, le pronom indéfini « on » (v. 8), particulièrement plastique, renvoie ici au poète et aux habitants de son quartier, ce qui ajoute une touche de familiarité dans le discours.

1 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (1980-1981), Paris, Gallimard, t. II, p. 240. 2 François Coppée, Promenades et Intérieurs, dans Poésie complètes, op. cit., p. 2.

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Le poème est composé de deux phrases. La première, constituée de propositions juxtaposées, occupe les deux premiers vers et établit un lien avec le discours précédent qui est sous-entendu. La deuxième, en revanche, est une phrase complexe et très longue qui se présente comme la justification de la première et s’étire jusqu’à la fin du poème. La syntaxe de cette phrase suit le cheminement sentimental du poète car le verbe « rêver » engendre en effet plusieurs images introduites par la préposition « de » : ce sont les images du faubourg parisien qui l’émeuvent. Les propositions relatives et infinitives de cette phrase complexe permettent de donner plus de précisions et d’informations sur les lieux cités. Le présent, qui est habituellement le temps du discours, est le seul temps utilisé mais il ne possède pas la même valeur tout au long poème : s’il correspond bien au moment de l’énonciation dans « C’est vrai », « j’aime Paris », « J’ai partout le regret » et « Je rêve », on trouve en revanche un présent d’habitude dans les propositions relatives (« où ma Muse s’applique », « où l’on tend ». Ainsi, les images évoquées s’actualisent et deviennent plus vivantes, plus vraisemblables, de sorte que le lecteur plonge plus facilement dans le rêve du poète.

Il convient de noter, pour finir, que le choix de la forme discursive pour ce poème n’est pas fortuit, puisque cette forme s’accommode parfaitement avec les énoncés lyriques. En l’adoptant, le poète introduit du mouvement, du dynamisme et, le plus important, il peut exprimer sa subjectivité de manière explicite, afin de tirer d’un sujet banal et stéréotypé une matière poétique susceptible de plaire au lecteur.

1.2.2.2.2. Le poème - « récit »

La forme du récit s’impose à François Coppée pour les poèmes traitant de la misère sociale et de la souffrance des humbles. À partir d’exemples inspirés de la réalité, le poète développe des récits qui ont une logique simple et claire. Le poème 2, « Le Petit Épicier », constitue l’exemple canon que nous avons choisi pour notre étude.

1.2.2.2.2.1. L’organisation du récit

La narration débute dès le premier vers, « C’était un tout petit épicier de Montrouge », avec l’emploi de la proposition présentative « C’était », conjuguée à l’imparfait. La présentation du personnage et du cadre spatio-temporel, avec la description de la boutique, constituent une introduction permettant au lecteur de visualiser l’arrière-plan du récit. Le vers

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9, « Son histoire pouvait vite se raconter », engendre une analepse qui permet de relater les évènements passés afin d’expliquer au lecteur les raisons de la misère et de la souffrance de l’épicier. Alors que l’imparfait domine dans la première partie du poème, qui expose la situation initiale, le passé simple lui succède au moment de l’apparition de l’élément perturbateur : « [Son patron] lui fit prendre femme et lui vendit son fonds » (v. 16). Le dénouement commence à partir du vers 33, avec la disparition des temps du récit qui sont remplacés par les temps de l’énonciation. Si la présence du poète n’est pas explicite dans les énoncés, car il n’utilise jamais les embrayeurs désignant la première personne, sa voix peut néanmoins se faire entendre implicitement grâce aux quelques éléments que nous avons exposés précédemment qui révèlent le caractère subjectif du poème.

1.2.2.2.2.2. La structure des phrases

Les phrases du poème se caractérisent généralement par leur simplicité syntaxique, malgré leur longueur. Cette longueur est principalement due aux connecteurs temporels et logiques (« et », « mais », « quand », « or », « soudain », etc.) qui servent à additionner de nouvelles informations et à les articuler de manière logique. La conjonction de coordination « et », par exemple, que l’on trouve à sept reprises dans le poème, joue le rôle d’un connecteur énumératif qui permet la succession rapide des évènements, comme dans cet exemple : « Mais ce naïf resta devant elle tremblant ; / Et quand il l’amena, blonde en costume blanc, / La boutique lui parut toute neuve » (v. 19-21). Cette conjonction peut également établir une relation logique entre les propositions, comme une relation de conséquence reliant le petit épicier à l’état déplorable de sa boutique : « C’était un tout petit épicier de Montrouge, / Et sa boutique sombre, […], exhalait une odeur fade sur le trottoir » (v. 1-3).

Le participe présent, dont l’emploi est très fréquent dans les poèmes-récits, joue également dans certaines phrases du « Petit Épicier » un rôle de rallonge syntaxique puisqu’il apporte un nouveau prédicat. Tantôt il développe et prolonge la situation évoquée par le verbe principal, en offrant des précisions particulières sur le personnage : « On le voyait debout […], cassant du sucre avec méthode » (v. 4-5) ; tantôt il acquiert une nuance causale par rapport au verbe principal : « Ce petit homme […] / Était triste, faisant des affaires chétives / Et […] ayant grand ’peine à vivoter » (v. 6-8). En outre, le participe présent apporte parfois une description explicative : « Son patron l’estimait, et, quand ce fut un homme, / voulant

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récompenser ses mérites profonds, / Il lui fit prendre une femme […] ». Il convient de noter que le participe présent a un aspect sécant : il fige l’action et la sort de la temporalité tout en complétant le verbe principal.

1.2.2.2.2.3. Les temps du récit

Étant donné que le poème se fonde sur une énonciation caractéristique du récit, l’imparfait et le passé simple sont les temps principaux du « Petit Épicier ». L’imparfait y domine seul jusqu’au vers 9, exception faite d’un présent (« comme on dit » v. 8) qui indique une intervention du narrateur et qui réfère au moment de l’énonciation. La valeur de l’imparfait est jusqu’ici descriptive, il contribue à dessiner le décor et constitue l’introduction du récit. À partir du vers 10, ses valeurs se multiplient : il reste majoritairement le temps de la description (« il était de Soissons » v. 10, « son patron l’estimait » v. 14, « la future était aisée » v. 18, etc.), mais on trouve aussi l’imparfait d’habitude (« elle restait / À l’écart et passait des heures dans sa chambre » v. 26-27) ou de commentaire (« Il n’avait qu’un désir, il n’avait qu’un espoir : / Être père ! C’était son idéal » v. 28-29). L’emploi de l’imparfait quel que soit son usage, joue essentiellement un rôle dramatisant dans le poème : il permet de percevoir les récriminations permanentes adressées aux personnages et de mettre en évidence la misère et la souffrance de l’épicier qui est confronté à la hargne et à l’insensibilité de son épouse.

Le passé simple apparaît naturellement au niveau de l’analepse : « son humble famille, / […] Voulut lui faire apprendre un commerce à Paris » (v. 10-12). Il sert à la progression des événements d’une manière linéaire ou successive : « quand ce fut un homme, / […] Il lui fit prendre femme et lui vendit son fonds » (v. 14-16), « Vite il l’alla chercher et lui dit, triomphant » (v. 23). Les autres temps apparaissent principalement dans le dénouement. À partir du vers 33, le poète revient au moment de l’énonciation, avec le passé composé dans son aspect accompli (« Mais les ans ont passé, lentement, lentement » v. 33), le présent d’énonciation (« Il comprend aujourd’hui » v. 34, présent renforcé ici par un adverbe de temps, « ce n’est pas possible » v. 34, « il partage » v. 35 et « ils ont froid » v. 36) et le présent de vérité générale (« Les rêves aussi durement expiés / Allument à la longue un désespoir qui couve ! » v. 37-38).

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1.2.2.2.2.4. La modalisation

Comme l’explique Jacques Dürrenmatt dans Stylistique de la poésie1, certaines

modalités ne relèvent pas seulement de la forme des énoncés, mais aussi de leur contenu qui peut désigner une position particulière du locuteur vis-à-vis de l’objet traité. Ainsi, l’abondance des termes affectivo-axiologiques dans « Le Petit Épicier » révèle une modalité appréciative qui marque l’implication subjective du poète vis-à-vis des évènements ainsi que des personnages. Les adjectifs proposés pour décrire l’épicerie et les éléments qui lui sont associés (« sombre », « fade », « chétives », « noirs », etc.) sont des termes dysphoriques qui mettent en avant l’état misérable de la boutique. De la même manière, les adjectifs employés pour décrire l’épicier et son épouse (« petit », « naïf », « hargneuse », « lymphatique », « insensible », etc.) relèvent du domaine de la bassesse, de la méchanceté et de l’indifférence, de sorte qu’ils portent en eux-mêmes un jugement négatif de la part du poète. Cela signifie que Coppée essaie de prendre ses distances par rapport au discours bourgeois grâce à la tonalité ironique qui se dégage de ses énoncés.

Ainsi, la forme du récit convient parfaitement au talent du poète. François Coppée nous donne à lire un récit fort simple, oscillant entre le modèle classique caractérisé par la netteté et la clarté du contenu et de l’organisation du récit, et le modèle moderne marqué par les techniques de la subjectivité et de l’ironie. Grâce à ces procédés syntaxiques, le poème réaliste s’éloigne nettement de la structure naturelle ou spontanée des premiers poèmes réalistes et s’inscrit dans une nouvelle période qui confie au locuteur-poète un rôle plus essentiel.