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La progression de l’écriture réaliste : approche stylistique

1.2.2. François Coppée, vers une esthétique subjective et familière

1.2.2.1. Procédés lexicaux et sémantiques 1 Isotopies réelles

1.2.2.1.2. Le sémantisme des adjectifs

Considérons tout d’abord ce tableau, où le poème 1 renvoie au poème « III » issu de

Promenades et Intérieurs et le poème 2 au « Petit Épicier » tiré des Humbles :

Classement des adjectifs qualificatifs

Qualifiants Classifiants

Poème 1

Axiologiques Évaluatifs

malsaine Vrai, vieux, vaste, neigeux, plein, pelé, fins, mélancolique, oubliés Poème 2 Petit (2), laide, naïf, hargneuse, lymphatique, faible, froide, noir, insensible

Sombre, peints, fade, maladives, grande, triste, chétives, ponctuel, chaste, sobre, économe, grande, humble, profond, aisée, tremblant, neuve, veuve, expiés

Roux, blonde, blanc, noirs, rose

L’usage des adjectifs chez Coppée diffère d’un poème à l’autre. En comparant leur emploi dans les deux poèmes étudiés on remarque, dans un premier temps, que les adjectifs du « Poème III » sont peu nombreux alors que dans « Le Petit Épicier » leur présence est fortement remarquable : pour un seul substantif, le poète peut accumuler jusqu’à quatre

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adjectifs. Dans un deuxième temps, il convient de noter la présence d’adjectifs axiologiques dans ce poème alors même qu’ils sont quasiment absents du premier.

On constate, d’après ces deux observations, que Coppée attribue un rôle très particulier au système adjectival. Dans le premier poème étudié, où il est question d’une réalité matérielle concernant le poète lui-même, Coppée s’engage explicitement dans les énoncés par l’emploi du « je » autobiographique. Étant donné que ses vers prennent la forme de notations et d’observations dépourvues de toute analyse et de toute description, l’accumulation des adjectifs, et notamment des adjectifs axiologiques, ne ferait que banaliser le sujet. C’est la raison pour laquelle le poète compte davantage sur le pouvoir expressif des verbes et des images. Celles-ci devant être brèves et précises pour servir au mieux le contenu du poème, Coppée n’a pas recourt à plus d’un seul adjectif évaluatif pour les substantifs qu’il souhaite qualifier.

Il n’en va pas de même dans le deuxième poème qui se présente sous la forme d’un récit et qui traite d’un thème extérieur au poète et plus ou moins abstrait : la misère d’un petit épicier. Le recours fréquent aux adjectifs, et notamment aux adjectifs axiologiques, constitue un fait esthétique très intéressant car ils montrent l’engagement implicite du poète dans les énoncés. En effet, ces adjectifs lui permettent de porter un jugement ou de signaler une position souvent ironique vis-à-vis de ses personnages ou de la société tout entière, comme nous le verrons plus loin.

Dans ce système adjectival, un autre phénomène mérite aussi notre attention : certains adjectifs créent avec les substantifs qu’ils qualifient des combinaisons inattendues. Cela peut représenter une certaine difficulté de compréhension pour le lecteur, ou du moins engendrer une ambigüité sémantique. Voici quelques cas de ces combinaisons inattendues, en commençant par les plus problématiques :

- l’adjectif épithète « mélancolique » (poème 1, v. 6), qui désigne un état d’âme particulier et s’applique donc aux animés, est associé dans le poème au substantif « ciel », qui désigne quant à lui un inanimé. A priori, nous avons donc ici un problème sémantique. Cependant, si l’on tient compte du contexte général du poème, il est aisé de comprendre que cet adjectif est utilisé dans un sens figuré. L’image du « ciel mélancolique » renvoie aussi bien au paysage du faubourg qu’à l’état d’esprit du poète. On peut même supposer qu’il s’agit

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d’une hypallage, figure de style permettant de brouiller la qualification : en réalité, c’est le poète qui est mélancolique et non pas le paysage, mais sa mélancolie déteint sur le ciel qu’il contemple.

- l’adjectif épithète « noir » (poème 2, v. 30) qui qualifie le substantif « ouvrier » pose une double difficulté du fait de sa polysémie et de son antéposition, qui constitue un déplacement par rapport à la norme et qui est donc significative. À nos yeux, cette antéposition est un indice de poéticité : il ne s’agit pas simplement de mettre en relief l’adjectif « noir », qui crée déjà un contraste fort, au sein du même vers, avec l’adjectif « rose » qualifiant le nom « enfant ». Dans un sens propre et par exagération, l’adjectif « noir » peut référer à la couleur de la peau de l’ouvrier, rendue foncée par un travail salissant tel que l’exploitation d’une mine de charbon, par exemple. Mais, du fait de son antéposition, il serait peut-être plus judicieux de prendre l’adjectif « noir » dans un de ses sens figurés : avec une connotation négative, il signifie « qui est assombri par la mélancolie » ou « qui est malheureux », selon Le Petit Robert. Malgré tout, que l’on décide de privilégier le sens propre ou le sens figuré, l’adjectif « noir » remplit une fonction symbolique, voire métonymique : il désigne en fait de manière explicite la misère et la souffrance de cet ouvrier exploité par la bourgeoisie.

- l’adjectif « petit », qui apparaît dans les groupes nominaux « un tout petit épicier » (poème 2, v. 1) et « ce petit homme roux » (poème 2, v. 6), est également antéposé. Mais tandis que dans « petit épicier » l’adjectif renvoie à la médiocrité de l’activité commerciale qu’exerce le héros du poème, dans « petit homme », il désigne simplement le fait que l’épicier est d’une taille inférieure à la moyenne. Cependant, dans les deux cas, l’antéposition met en évidence la modestie du personnage et surtout la façon dont il est perçu par la société.

Ces combinaisons dévoilent une certaine évolution au niveau du choix lexical : le poète réaliste ne privilégie plus forcément les termes monosémiques et clairs parce que cela ne produit qu’un langage naïf et superficiel. Désormais, l’approche subjective marque de plus en plus son essor dans la poésie, au point de remplacer totalement l’approche objective adoptée par Max Buchon. Ce fait constitue finalement le premier indice d’un moderne qui va pouvoir s’épanouir largement dans la seconde moitié du XIXe siècle.

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