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1.1.3. Le réalisme familier et social de François Coppée

1.1.3.3. François Coppée, un novateur ?

Tout commence avec l’apparition des Humbles en 1872. Nous n’exagérerions pas en disant que c’est à partir de cette date que Coppée a véritablement marqué la poésie française. Le mouvement qu’il amorce se caractérise par la nouveauté du sujet et de la manière dont celui-ci est traité. Pour certains, ce mouvement est assez semblable à celui qui emporte le roman à la même époque. Il est donc novateur dans tous les sens du terme car au moment où la plupart des poètes français étaient encore épris du rare, du précieux, de l’extraordinaire et se plongeaient encore dans les grandioses spectacles de la nature ou de l’Histoire, Coppée s’est intéressé au quotidien des gens ordinaires. Il était l’un des rares à oser sonder, avec ses vers audacieux, les mystères des vies silencieuses et à panser doucement les blessures des petites gens. Le seul à être capable de faire jaillir une nouvelle humanité, avant lui muette et dédaignée, ainsi que des sentiments simples et des passions triviales. Il était l’un des rares, enfin, à accepter volontiers d’être le porte-parole de ces humbles qui l’attendaient depuis la disparition de François Villon. Le même sang chauffait les veines poétiques de ces deux hommes qui, l’un comme l’autre, avaient besoin de pouvoir choisir librement leur source d’inspiration, afin que leur génie puisse se déployer.2

1 Ibid. « Le Petit Épicier », p. 280.

2 Edmond Haraucourt, « François Coppée », dans Le Correspondant, Paris, revue mensuelle : religion,

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Cette originalité, qui apparaissait déjà en filigrane dans les premiers essais poétiques de François Coppée, s’épanouit largement dans la poésie des Humbles. Rien de plus humain que cette poésie d’un genre nouveau, où les détails les plus mesquins deviennent des signes de la beauté cachée, du charme secret d’une vie. Rien de plus réaliste que ces misères et ces résignations que le poète honore d’une attention spéciale en les célébrant dans sa poésie.

Il est vrai que Sainte-Beuve avait déjà donné des exemples de cette poésie réaliste dans

Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme1, mais par leur forme cruellement recherchée et

entortillée, ces poèmes restent beaucoup moins réalistes que ceux de Coppée2. Hugo aussi, dans La Légende des siècles, avait mené de semblables tentatives. Il chantait souvent les petites gens en montrant leurs infortunes dramatiques, leurs douleurs désespérées et leurs sacrifices éclatants. Citons par exemple l’histoire du « petit Paul » qui a perdu sa mère, au moment même où il est venu au monde. Orphelin de mère, il devient très tôt orphelin de père car celui-ci se remarie et confie Paul à son aïeul. Hugo décrit minutieusement les moments de joie extrême que vit l’enfant en compagnie de son grand-père, moments qui contrastent amèrement avec les jours noirs que lui fait subir sa marâtre après la mort du vieillard. Malgré cette attention toute particulière portée aux malheurs des personnes de condition sociale modeste, il faut admettre que l’auteur des Misérables ne peut pas se passer de l’élégance et de l’éloquence qui marquent son style, même devant la réalité la plus sombre. Il ne peut pas chanter l’histoire du petit Paul sans y rajouter quelque chose de lui-même, sans reprocher à Dieu ce sombre destin, ni sans faire appel à toute la beauté de la nature3 :

Donc l’humble petit Paul naquit, fut orphelin, Eut son grand œil bleu d’ombre et de lumière plein, Balbutia les mots de la langue ingénue,

Eut la fraîche impudeur de l’innocence nue, Fut cet ange qu’est l’homme avant d’être complet ; Et l’aïeul ; par les ans pâlis, le contemplait

Comme on contemple un ciel qui lentement se dore. Oh ! Comme ce couchant adorait cette aurore !4

1Jules Lemaître, Les contemporains : études et portraits littéraires, 1ère série, op. cit., p. 101. 2 Ibid., p. 102.

3 Ibid., p. 103.

4 Victor Hugo, « Petit Paul », La Légende des siècles, nouvelle série, Tome II, Paris, Calmann Lévy, 1877, p.

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Contrairement à ceux de François Coppée qui en sont presque dépourvus, les vers de Victor Hugo sont truffés d’images rhétoriques. L’emploi fréquent de l’oxymore (« son grand œil bleu d’ombre et de lumière plein »), de la métaphore (« cet ange », « ce couchant », « cette aurore ») et de la comparaison (« l’aïeul […] le contemplait / Comme on contemple un ciel qui lentement se dore ») donne à sa poésie de la grandeur, mais selon nous, cette grandeur rend la poésie de Victor Hugo moins réaliste que celle de Coppée.

François Coppée est donc le premier à exceller dans le genre de la poésie réaliste, et sa supériorité par rapport à ses contemporains vient du fait qu’il est capable de tisser d’une bagatelle un poème et d’y réserver la part de la poésie. Dans la composition de ses vers, il fait preuve d’une habileté technique et d’une virtuosité poétique incomparables. Ces deux traits sont caractéristiques de son originalité et de sa créativité. On peut se référer au témoignage d’Edmond Haraucourt, dans Le Correspondant, pour bien mettre en évidence cette singularité :

Il est novateur, non seulement par le choix des sujets, mais aussi par la contexture de son vers : pour des images insolites avant lui, il apporte un tour personnel, des vocables, un rythme, et son alexandrin est si vraiment à lui que, dès la première heure, on va pouvoir en composer la parodie. […]. Sa métrique est d’un nombre admirable, multiple, complexe, retors : il excelle à l’agencement des sonorités lentes qui tout à coup se relèvent d’un trille imprévu, et par le contraste de son prosaïsme intentionnel avec la magnificence de ses rimes, il engendre pour l’œil, pour l’oreille, pour l’esprit, des effets de surprise qui nous sont ravissement […].1

Mentionnons également les hommages qu’Alphonse de Lescure rend à l’auteur des

Humbles dans un ouvrage intitulé La vie et l’œuvre de François Coppée. Celui-ci ne peut que

faire l’éloge de cette originalité remarquable et de ce talent extraordinaire :

C’est là qu’il devait planter, sur un de ces coteaux modérés dont Sainte-Beuve lui avait enseigné le chemin, ce drapeau d’une inspiration toute personnelle, indépendante de toute imitation, supérieure à toute rivalité. Ce recueil des

Humbles, qui demeure un des ouvrages les plus caractéristiques de son talent, sacra

dès son apparition, son auteur comme maître dans cet art tout particulier, où la vérité classique du sentiment humain, la justesse pittoresque de l’impression vue,

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vécue, sont assaisonnées, aiguisées de cet accent tout contemporain qu’on a appelé modernisme ou modernité.1

Un peu plus loin, Lescure met en lumière la persévérance et le courage de ce poète qui va directement vers son but, à savoir la réalité et rien d’autre, faisant de sa réputation littéraire le dernier de ses soucis :

Coppée eut non seulement le courage de son système, il en eut, comme tous les vrais novateurs et initiateurs, la témérité, il poussa parfois sa méthode à l’extrême, ne s’inquiétant que du suffrage des hommes sincères comme lui, et se moquant d’avance des trop faciles représailles de la charge et de la parodie. La vérité seule supporte la charge. La réalité, même quand elle fait rire, n’est jamais ridicule.2

Cette glorieuse reconnaissance que tout le monde recherche n’intéresse pas Coppée. En 1906, dans la préface de son livre, « Des vers français », il affirme y avoir renoncé, préférant la sincérité de l’art et la réalité des vers, la joie d’être fidèle à soi-même, à Paris, aux humbles et à la Poésie :

D’ailleurs, je m’inquiète peu du sort de ce livre. La renommée littéraire est une vanité à laquelle j’ai renoncé, comme à bien d’autres. Qu’on me pardonne seulement une innocente fierté, celle de cultiver encore, au soir de ma vie, un art qui fut mon constant souci et qui m'a donné mes joies les meilleures. Peut-être ai-je été un très insuffisant serviteur de la Poésie ; je demeure du moins un des plus fidèles.3

Ces gens simples qui ne pouvaient pas se payer le luxe de la poésie s’élèvent désormais et grâce à Coppée jusqu’à ses hauteurs. Ainsi le poète des humbles est digne du titre de novateur. François Coppée est en effet l’initiateur d’une nouvelle méthode poétique, parce qu’il est audacieusement entré dans l’existence disgraciée par le destin aveugle de ces humbles, dans leur intérieur sombre et plein de sacrifices quotidiens, pour faire de leurs secrets profonds et de leurs cruelles souffrances des poèmes qui ont constellé la poésie française.

1 Adolphe Lescure, François Coppée, l’homme, la vie et l’œuvre, avec des fragments de mémoires par François

Coppée, op. cit., p. 137.

2 Ibid., p. 155.

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