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1.1.2. Le réalisme rustique

1.1.2.4. La réception de la poésie de Buchon

À la mort de Max Buchon, Victor Hugo écrit : « Il laisse comme poète une œuvre et comme citoyen un exemple »1. À la lecture de cet hommage, on pourrait penser que Buchon

était sans conteste un de ces poètes qui ont marqué un tournant dans l’histoire de la littérature française. En réalité, il n’en est rien : Max Buchon est resté un poète mineur et méconnu. Il en va de même pour son œuvre poétique, qui a occupé une place modeste dans la poésie française. Pour autant, personne ne peut nier son enthousiasme ni ses efforts en faveur du mouvement réaliste. Efforts qui ont commencé de bonne heure, d’abord par le refus du romantisme, ensuite par le rôle d’intermédiaire qu’il a joué entre les lettres réalistes germaniques et les lettres françaises, et enfin, par sa tentative de tracer le premier chemin vers le réalisme, à travers ses Essais poétiques.

Comme le fait remarquer Champfleury, « Paris ne lui a pas accordé le brevet de capacité qu’elle décerne si difficilement aux hommes qui sont appelés à tracer de laborieux sillons pendant toute leur existence »2. Nous allons tenter d’expliquer pourquoi l’œuvre de Buchon,

1 Cité par Jean-Claude Dubos dans « Buchon Max : Scènes de la vie comtoise », présentation par Michel Venus,

Sainte-Croix, Presse du Belvédère, 2004, p. 329.

2 Champfleury, dans la préface de Poésies ; Poésie franc-comtoises /Max Buchon. Poésie de Hebel, Paris,

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ce félibre provincial, n’a effectivement pas su forcer les portes de la renommée en France, ni eu de véritable impact sur la littérature parisienne.

Dans un premier temps, il convient de souligner que Max Buchon est toujours resté fidèle à sa province, dont il chante la nature et décrit les traditions. Contrairement à tous les littérateurs provinciaux qui fréquentaient les salons parisiens, le poète franc-comtois a refusé de quitter son petit village de Salins et, « inflexible dans ses principes et ses vertus »1, selon

les mots de Champfleury, il a volontiers tourné le dos à Paris. En retour, Paris a fait de même. Mais tandis que les parisiens, conventionnels, ne goûtaient guère ses chansons populaires, les francs-comtois n’étaient pas sensibles au réalisme qui leur était révélé dans les journaux de Salins. Champfleury ne cessera de répéter à son ami cette leçon :

Nulle part en Europe on n’apprendra à écrire un réel français qu’à Paris… Le provincialisme a son côté utile, à la condition d’en sortir.2

Il ajoute plus loin que « sa Muse est restée rustique. De la plupart de ses pièces s’échappent une saveur domestique, une franchise de touche qui ont leur charme, à condition qu’on veuille bien y pénétrer »3. Cette discordance entre Buchon et ses lecteurs parisiens tient non seulement au fait que ses tableaux rustiques et réalistes sont trop empreints de couleur locale, mais aussi à son emploi du patois franc-comtois. Sainte-Beuve reproche en effet au poète d’être resté enfermé dans ce dialecte qu’il définit comme « une langue qui est restée à l’état rustique et qui n’a pas fait fortune »4. De même Champfleury conseillait à son ami de se

débarrasser de ce patois, où selon lui la littérature et la poésie avaient peu à glaner.

La Muse de Max Buchon, empruntant aux paysannes leurs robes de tous les jours, ne coïncidait pas, à cette époque, avec la Muse française qui ne se figurait la campagne qu’à travers la toilette d’« une bergère aux plus beaux jours de fête »5. Étant également d’origine

salinoise, Courbet n’a lui non plus épargné aucun effort pour tirer son ami vers le chemin de la gloire. Il a ainsi écrit :

1 Selon Jules Troubat, Une amitié à la D’arthez, Champfleury, Courbet, Max Buchon, Paris, Lucien Duc,

Éditeur, 1900, p. 57.

2Champfleury, cité par Jules Troubat dans Une amitié à la D’arthez, Champfleury, Courbet, Max Buchon, op.

cit.

3 Ibid., p. 59.

4 Charles-Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, tome X, Paris, Michel Levy Frères, 1868, p. 173.

5 Nicolas Boileau, L’Art poétique, chant II, publié avec des notes par É. Geruzez, Paris, Librairie hachettes et Cie,

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Si ce sauvage, notre ami Buchon, avait voulu habiter Paris et se mettre au courant des mœurs, en un mot faire ce que nous avons fait, il aurait fait l’affaire… il avait tout ce que n’avait pas Champfleury… C’est d’autant plus dommage qu’il avait en lui des qualités qu’il n’a pas osées, il avait l’esprit de critique, la rationalité franc- comtoise, il avait le style, l’éducation nécessaire, la faculté généralisatrice, de la fortune que nous n’avions pas.1

Dans un deuxième temps, si l’on observe l’œuvre poétique de Buchon dans sa totalité, il faut convenir du fait que le réalisme du poète franc-comtois est un réalisme du premier degré. Max Buchon représente en effet la réalité telle qu’elle est immédiatement visible, comme le souligne Hugo Frey dans la thèse qu’il a consacrée au poète : « réaliste dans toute la force du terme, Buchon préfère la laideur vraie des choses à une beauté imaginaire et ne dédaigne ni un détail trivial, ni une scène vulgaire »2. Pour F. Bovet, ce type de réalisme manque cruellement de profondeur :

Buchon semble borner son ambition à être le copiste fidèle de la nature, il ne va pas au-delà de ce qu’il voit, il peint pour peindre. Il appelle un chat un chat, une chèvre une chèvre, et même le dirai-je ? Un cochon un cochon… Oui un cochon ! […]. La pauvre bête a perdu tous ses titres. Voilà le réalisme dans tout son scandale.3

Si Buchon n’a pas fait une considérable trouée dans la littérature française, c’est parce qu’il s’est borné, comme d’autres poètes de son temps, à une reproduction littérale et photographique de la réalité. Il est par conséquent tombé dans le vérisme, c’est-à-dire l’annotation fidèle et minutieuse, voire crue, du détail réputé vrai, au point que ses poèmes ont été considérés comme « l’imitation servile du vrai »4. Aux yeux de Bovet, « comme Buchon

supprime encore tout ce qui dans Hebel est prédiction morale et philosophie, Buchon est plus réaliste encore que Hebel lui-même »5. La foncière erreur du poète franc-comtois est donc de

n’avoir pas été capable d’introduire dans son œuvre des questions d’ordre existentiel, philosophique ou moral, sur la souffrance, la vie et la mort. Or, c’est exactement ce qui lui aurait permis de s’élever au-delà de ce premier degré de réalisme pour accéder au deuxième degré, comme l’ont fait les poètes de la seconde moitié du XIXe siècle.

1 Lettre de Courbet à Buchon, datée de 1863 ou 1864, citée dans Les Débuts du roman rustique : Suisse,

Allemagne, France de Rudolf Zellweger, Editeur, E. Droz, 1941, p. 204.

2 Hugo Frey, Buchon et son œuvre, Besançon, Imprimerie de l’Est, 1940, p. 156. 3 Félix Bovet, dans sa préface aux Poésies complètes de J.-P. Hebel, op. cit., p. 5.

4 Philippe Van den Heede, Réalisme et vérité dans la littérature, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2006, p.

67.

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Enfin, si le réalisme de Buchon n’a pas fait de lui un grand poète et n’a pas su piquer la curiosité des lecteurs parisiens les plus blasés, il a néanmoins préparé toute une génération, alors plongée dans les outrances et les frénésies du romantisme, à découvrir les mines cachées de cet art nouveau. Les grands fleuves n’ont pas, souvent, d’autres origines que ces ruisselets. Quoique resté très vrai, naïf et paysan, incapable de plaire au plus grand nombre de ses contemporains, Buchon mérite cependant d’être applaudi et salué pour son rôle de précurseur.