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La progression de l’écriture réaliste : approche stylistique

1.2.2. François Coppée, vers une esthétique subjective et familière

1.2.2.3. Effets prosodiques et rythmiques

La poésie de François Coppée montre aussi bien que celle de Max Buchon une simplicité prosodique, bien qu’elle soit syntaxiquement plus complexe et qu’elle fasse preuve d’une plus grande diversité thématique. La première période poétique de Coppée est empreinte de lyrisme : dans Promenades et Intérieurs, par exemple, le poète dévoile ses émotions profondes. Cependant, à partir des Humbles, le poète s’ouvre davantage vers l’extérieur, c’est-à-dire vers la vie sociale des autres. Sa poésie commence alors à montrer

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quelques prouesses techniques. C’est en retournant aux exemples dont nous sommes partis que nous essayerons de montrer sur quoi reposent ces différences prosodiques.

1.2.2.3.1. Des formes irrégulières

Coppée tourne le dos aux formes traditionnelles de la poésie ; aucune forme fixe n’est adoptée pour ses poèmes. Mais si le poète privilégie les formes irrégulières, cela ne veut pas dire pour autant qu’elles sont arbitraires. Il y a toujours une certaine logique unissant la forme du poème et son contenu. Considérons tout d’abord les poèmes issus de Promenades et

Intérieurs. Ils sont tous dépourvus de titre et sont composés d’un dizain d’alexandrins à rimes

plates. Le choix de cette forme ne nous semble pas anodin car il permet de mettre en évidence le fait que Promenades et Intérieurs est un recueil regroupant des souvenirs, des observations et des notations intimes que le poète a « trouvées au coin de l’âtre ou dans [ses] promenades »1. L’emploi du dizain convient donc parfaitement car la brièveté de la

forme favorise la richesse de leur contenu : les souvenirs évoqués et les observations exposées tirent leur intensité de la fulgurance. L’homogénéité de la composition du recueil composé exclusivement constitué de dizains, confère à chaque pièce poétique la même importance. Toutefois, François Coppée ne respecte pas totalement la tradition du dizain. Jean-Michel Gouvard explique que les modalités de structuration du dizain qui ont véritablement marqué la poésie française classique sont les suivantes : les formes composés d’un quatrain puis d’un sizain ; les formes composées de deux quatrains et d’un distique, et les formes composés d’un premier quatrain, d’un module de deux vers, puis d’un deuxième quatrain, qui évoluèrent en dizains composés de deux quintils2. Or, par souci de simplicité, Coppée abandonne

manifestement ces formes strictes pour la stance, composée d’une suite de distiques à rimes plates, en ne gardant du dizain que son existence typographique comme le montre le poème « III » cité ci-haut.

Dans Les Humbles, les poèmes sont constitués de tirades, plus ou moins étendues, d’alexandrins à rimes plates. Cette forme est d’un usage tout indiqué dans les récits et les contes versifiés puisqu’elle sert à merveille le projet poétique de Coppée, qui est de détourner la poésie de la vie intime pour l’orienter vers la vie sociale. Les tirades d’alexandrins à rimes

1 François Coppée, Promenades et Intérieurs, op. cit., p. 2

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plates sont, selon de Cornulier1, des formes privilégiées de la poésie classique, s’adaptent

parfaitement avec la forme du récit poétique de Coppée dans la mesure où elles permettent la continuité du discours poétique.

1.2.2.3.2. La relation entre la syntaxe et le vers : concordance ou discordance ?

Lorsque la phrase se moule dans le vers de manière à ce que les accents correspondant aux principales articulations grammaticales coïncident avec la césure et la fin du vers, qui sont les deux accents fixes du vers, il y a concordance. Si cette coïncidence ne se fait pas, c’est qu’il y a un décalage par rapport à la césure ou par rapport à la fin du vers. Dans ce cas, on parle de discordance et l’on peut distinguer trois phénomènes : l’enjambement, le rejet et le contre-rejet. Dans le poème « III » tiré de Promenades et Intérieurs, la fin des vers coïncide le plus souvent avec celle d’une unité grammaticale partiellement autonome. Il peut s’agir, par exemple, d’un complément d’objet direct (v. 9), d’un attribut du COD (v. 1), d’un complément d’objet indirect (v. 2), d’un complément du nom (v. 6) ou de l’adjectif (v. 4), ou encore d’un complément circonstanciel de lieu (v. 3, 8 et 10). Cette harmonie est consolidée lorsque la fin du premier hémistiche correspond à la place de la césure. Chaque hémistiche se clôt par un accent tonique et correspond à une pause grammaticale logique. Autrement dit, l’hémistiche et la césure déterminent un rapport entre l’accentuation, la syntaxe et le sens. De cette façon, la césure peut séparer, par exemple, à l’intérieur d’un même groupe verbal les constituants principaux qui sont le verbe et son objet (« J’ai partout le regret // des vieux bords de la Seine », v. 2), ou dans un syntagme nominal le noyau et son complément (« À noter les tons fins // d’un ciel mélancolique » v. 6). Une telle structure, inspirée de la prosodie classique, montre que le poète recherche avant tout la simplicité prosodique. L’harmonie rythmique qui se dégage ainsi du poème III reflète la quiétude que le spectacle de la nature parisienne inspire à François Coppée.

Il en va différemment pour le deuxième poème étudié car la linéarité de l’organisation narrative du « Petit Épicier » exige des phrases longues et complexes, truffées de groupes prépositionnels et de propositions enchâssées. Une telle structure syntaxique produit des

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formes rythmiques irrégulières : l’enjambement, le rejet et le contre-rejet perturbent le rythme des vers. Illustrons ceci par quelques exemples :

Et sa boutique sombr(e), // aux volets peints en rouge, 6/6 Exhalait une odeur // fade sur le trottoir » (1) 6/6 Ce petit homme roux, // aux pâleurs maladives, 6/6 Etait triste, faisant // des affaires chétives 6/6 Quand on trouve un garçon //pareil, il faut qu’on l’aide, 6/6 Disait-il. La futur(e) //était aisée et laide. (2) 6/9 Sa femme n’aimait pas // le commerce ; elle était 6/6 Hargneuse, lymphatique //et froide / ; elle restait 6/6 À l’écart / et passait // des heures/ dans sa chambre. (3) 6/6

D’après cette liste d’exemples non exhaustive, nous remarquons très clairement la discordance qui survient sur le plan de la syntaxe et du vers. Les phrases débordent sur les vers suivants, provoquant un enjambement en (1), un rejet en (2) ou un contre-rejet en (3). Cette liberté rythmique rompt ouvertement avec la monotonie des hémistiches qui, à la longue, pourrait affaiblir le rythme à cause de l’abondance des enjambements intérieurs. On ne peut douter que cet usage particulier de l’enjambement est essentiellement motivé à des fins expressives : d’un côté, la discordance met en lumière la continuité de la misère de l’épicier, et d’un autre, elle sert à valoriser des éléments (placés au-delà ou en avant de la limite métrique) qui permettent de développer la description des personnages et de solliciter l’attention du lecteur. Rien n’est plus proche de la composition de ces vers que le drame romantique hugolien qui refuse, comme le souligne Anne Ubersfeld « le style faussement élevé, [le] vers « anobli » qui ne peut nommer « la poule au pot » d’Henri VI […] plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille1 ».

1.2.2.3.3. Le système rimique

Grâce à la structure phonique plate et à l’emploi alterné des rimes féminines et masculines, le système rimique du poème « III » et du « Petit Épicier » est simple et régulier. Par sa richesse phonétique et graphique, il met en avant les influences parnassiennes qui ont marqué le poète. Dans les poèmes étudiés, on trouve une majorité de rimes riches. Les rimes suffisantes sont souvent enrichies graphiquement car l’on peut avoir jusqu’à cinq lettres

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identiques (« profonds » / « fonds », v. 15-16 du « Petit Épicier »). Si dans le poème « III » cette richesse rimique s’harmonise avec le rythme régulier des vers et la rêverie nostalgique du poète, elle joue, dans « Le Petit Épicier », un rôle tout à fait différent : la richesse des rimes compense les libertés rythmiques qui perturbent les vers.

On rajoutera, pour conclure, que cet enrichissement de la rime provient également de l’étrangeté des rapprochements imprévus, tels que « l’aide » / « laide » (v. 17-18 du « Petit Épicier »), ou des jeux avec le volume des mots, lorsqu’un monosyllabe rime avec un mot long comme dans ces exemples : « Montrouge » / « rouge » (v. 1-2), « économe » / « homme » (v. 13-14), « profonds » / « fonds » (v. 15-16), « tremblant » / « blanc » (v. 19- 20). Ces rimes riches de même nature créent, avec la succession des alexandrins, un effet de contraste qui met en évidence la monotonie de l’existence du petit épicier.