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1.1.4. Le réalisme scientifique de Sully Prudhomme

1.1.4.2. La poésie scientifique de Sully Prudhomme

Sully Prudhomme représentait, aux yeux de la critique, un cas exceptionnel parmi les poètes de son temps. « Il était le seul poète du XIXe siècle qui ait joint au bénéfice d’une

culture littéraire étendue celui d’une culture scientifique approfondie »3, témoigne Coquelin Constant. Cette bifurcation culturelle était effectivement une source de richesse pour sa muse, tout en faisant de lui l’un des plus grands défenseurs de la poésie scientifique au XIXe siècle. Prudhomme avait clairement établi le projet d’annexer la science à la poésie :

1 Casimir Alexandre Fusil, La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, op. cit., p. 75.

2 Alfred de Vigny, « La Bouteille à la mer », Les Destinées, Paris, Imprimerie nationale, 1983, p. 227. 3 Constant Coquelin, Un poète philosophe, Sully-Prudhomme, Paris, Paul Ollendorff, Editeur, 1882, p. 70.

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Je dois à mon éducation scientifique et à ma passion pour la philosophie un ardent désir de faire entrer dans le domaine de la poésie les merveilleuses conquêtes de la science et les hautes synthèses de la spéculation moderne.1

Cette idée de conjuguer la science et la poésie revient, à l’origine, à Lucrèce, qui voulait exposer toute la physique et les théories fondamentales d’Épicure dans une grande œuvre de haute poéticité. Vu la rigidité et l’austérité du langage scientifique et doctrinaire, qui est très amer et difficile à digérer pour le lecteur, il a pensé à une méthode tout à fait nouvelle et intelligente, celle que les médecins utilisent avec les enfants : quand ceux-ci refusent d’absorber le remède amer, ils ajoutent du miel sur le bord de la coupe :

Je suis le médecin qui présente à l’enfant

Quelque breuvage amer, qu’il faut boire pourtant. Les bords du vase enduits d’un miel qui les parfume A cet âge léger dérobent l’amertume :

L’enfant est dupe et non victime : il boit sans peur, Et dans le corps descend le suc réparateur,

Emportant avec lui les douleurs et les fièvres. Le mensonge sauveur n’a trompé que les lèvres. Ainsi je fais passer l’austère vérité,

Baume suspect à ceux qui ne l’ont pas goûté. La foule, enfant qu’apaise une innocente ruse, Cédant sans défiance au charme de la muse, Sous le couvert du miel boira les sucs amers. Ainsi puissé-je, ami, grâce à l’attrait des vers, En toi de la Nature infuser la science

Et t'en faire sentir la salubre influence !2

Ainsi Lucrèce voulait retenir l’attention de son lecteur et l’aider à pénétrer tous les secrets de la nature et toutes les idées de son maître, Épicure, grâce au doux langage des Muses et au charme de ses vers3. De la même manière, Sully Prudhomme voulait présenter à

son lecteur « les merveilleuses conquêtes de la science » ainsi que « les hautes synthèses de la spéculation moderne ». J. Lemaître, qui au début était contre la poésie scientifique, se rend compte que ce poète a toutes les chances de faire réussir un tel projet :

1 Sully Prudhomme, Testament poétique, Paris, Alphonse Lemerre Éditeur, 1901, p. 27.

2 Lucrèce, De la nature des choses, IV, traduction complète en vers français avec une préface et des sommaires

par André Lefèvre, Paris, Société d’Éditions littéraires, 1899, v. 11-26.

3 Edmond Estève, Sully Prudhomme : poète sentimental et poète philosophe, Paris, Doivin & Cie Editeur, 1925,

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Imaginez une âme qui aurait traversé le romantisme, connu ce qu’il a de passion ardente et de belle rêverie, qu’auraient ensuite affinée les curiosités de la poésie parnassienne, qui aurait étendu par la science et par la réflexion le champ de sa sensibilité et qui, recueillie, attentive à ses ébranlements et habile à les multiplier, les dirait dans une langue dont la complexité et la recherche toutes modernes s’enferment dans la rigueur et la brièveté d’un contour classique…1

Comment Prudhomme va-t-il mettre en œuvre cette diversité littéraire dans l’intérêt de sa poésie ? Quels procédés empruntera-t-il au romantisme, au parnasse, mais aussi à la philosophie ? Dans sa thèse sur la poésie de Sully Prudhomme, Henri Morice affirme l’influence que le romantisme a eue sur notre poète, en développant notamment sa capacité d’imagination. Il faut pourtant savoir que ce mouvement passait pour mort à l’époque où Prudhomme a composé ses premiers poèmes :

De ce mal du siècle Sully Prudhomme n’est pas sorti indemne. Comme c’était un esprit ferme et un cœur droit, il réagit énergiquement contre le romantisme, mais sans pouvoir l’éliminer tout à fait. Il pense avec son cœur, il façonne l’inconnu au gré de ses désirs, il comble avec de l’idéal les vides de la réalité. N’est-ce pas là un des traits de l’esprit romantique ou simplement romanesque ?2

Il est évident que l’emprunt de certains procédés romantiques n’est pas dû à une passion pour ce mouvement, mais plutôt à des raisons stylistiques, dans le but d’adoucir la rigueur et l’exactitude du langage rationnel. Comme les poètes romantiques, Prudhomme a souvent recours à la solitude et à la nature pour laisser son imagination et ses chimères s’exprimer librement. Illustrons cela par un exemple :

Avec un cynisme suprême, Je briserais sur mon genou Le sceptre avec le diadème,

Comme un enfant casse un joujou ; […] J’abandonnerais à mes troupes

Tout l’or glorieux des rançons ; Puis je laisserais dans mes coupes Boire mes propres échansons ;

Sur mes parcs, mes greniers, mes caves, Par-dessus fossé, grille et mur,

Je lâcherais tous mes esclaves

1 Jules Lemaître, Les contemporains : études et portraits littéraires, 1ère série, op. cit., p. 53. 2 Henri Morice, La poésie de Sully Prudhomme, op. cit., p. 57.

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Comme des ramiers dans l’azur […] Je m’en irais finir ma vie

Au milieu des mers, sous l’azur, Dans une île, une île assoupie Dont le sol serait vierge et sûr, Île qui n’aurait pas encore Senti l’ancre des noirs vaisseaux, Dont n’approcheraient que l’aurore, Le nuage et le pli des eaux.1

Dans ces vers, le poète s’insurge contre la société, contre le pouvoir absolu et contre la civilisation déformée, mais aussi contre l’humanité qui l’a accablé de ses lois comme un joug2. Il recherche la liberté et le bonheur, mais ne les trouve que dans un monde chimérique

duquel la hideuse civilisation humaine est absente. Ce poème, intitulé « Abdication », nous le prendrions a priori comme un petit conte, cependant il a une portée profondément philosophique. Le poète, au lieu d’employer un langage rigoureux et exact pour exprimer ses idées, a recours à l’imagination. Un peu à la façon de Rousseau, de Vigny et peut-être d’Hugo, il rêve d’un état de nature où l’homme serait plus simple, plus innocent et plus heureux. Il exprime sa pensée sans sacrifier ni la sincérité de ses mots, ni la justesse de ses images et comparaisons, telles que « Comme des ramiers dans l’azur », ou « Comme un enfant casse un joujou ».

Venons-en maintenant au mouvement parnassien dont Sully Prudhomme emprunte de nombreux procédés formels, comme il n’hésite pas à le préciser lui-même dans son Testament

poétique :

J’appris à cette école que la richesse et la sobriété sont données toutes deux à la fois par la seule justesse. Le mot juste prit à mes yeux toute sa valeur et je résolus aussitôt de m’appliquer à bannir de mes vers ces qualificatifs vagues, trop généraux, qui ne sont que des chevilles, pour n’y conserver que ceux qui s’imposent. Voilà la leçon que je dois au chef de ce groupe de débutants dont la plupart allaient bientôt s’appeler les Parnassiens, nom que j’ai porté aussi et que je serais bien ingrat de renier aujourd’hui. L’importance que les Parnassiens ont attachée à la plastique du vers, c’est-à-dire à sa beauté purement musicale,

1 Sully Prudhomme, « Abdication », Les vaines tendresses, Paris, Alphonse Lemerre, Paris, 1875, p. 112. 2 Voir « Le joug » de Sully Prudhomme, dans Poésies (1865-1866), Stances et Poèmes, Paris, Alphonse

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indépendamment de la pensée ou du sentiment qu’il exprime, cette importance ne peut être bien sentie que des poètes ; elle intéresse beaucoup moins le public.1

Sully Prudhomme est réaliste pour le fond mais parnassien pour la forme. Dans ce témoignage, il précise clairement sa position par rapport aux Parnassiens : il leur a emprunté ce qui dépend de la langue, c’est-à-dire de la haute technique du vers et du culte de la forme, mais il a rejeté leur excès d’imagination et d’idéalisation2. Plus loin, le poète précise encore

cette méthode :

Je profitai donc de cette leçon. Je la mis au service de mon propre idéal qui différait beaucoup de celui de mes confrères parnassiens. Je m’efforçai d’imiter la perfection de leur forme, mais je revêtis de cette forme un fond qui était mien. Je n’essayai pas en effet de les égaler dans la peinture des choses matérielles, dans la description des dehors de la nature et de l’homme ; je n’avais, pour y réussir, l’imagination ni assez vive ni assez riche. Je m’en tins à l’expression de mes sentiments intimes, de mes pensées, même des idées abstraites, ce qui a été, je l’avoue, mon écueil.3

Outre ces influences très marquantes du mouvement romantique et du mouvement parnassien, nous pouvons ajouter celles qui proviennent de la philosophie, qu’il s’agisse de la philosophie antique ou moderne. Sully Prudhomme a en effet reproduit et converti en sa propre substance beaucoup d’idées, comme celles de Lucrèce, de Marc-Aurèle, de Spinoza et de Kant4. Toutes ces influences ont enrichi à la fois son âme et sa poésie scientifique5.

Ainsi, les premières réflexions scientifiques sont apparues très tôt dans son œuvre poétique. Dès son premier recueil, Stances et poèmes, Sully Prudhomme a commencé à montrer un enthousiasme ardent et une ambition généreuse pour la recherche de l’exactitude et de la sincérité dans ses vers, tout en se méfiant du langage paré et imagé qui déroute le lecteur en l’éloignant de la réalité :

Alors pour me sauver du doute, J’ouvre un Euclide avec amour ; Il propose, il prouve, et j’écoute, Et je suis inondé de jour.

1 Sully Prudhomme, Testament poétique, op. cit., p. 22.

2 Paul Bourget, Études et Portraits, Édition définitive, Brairie Plon, 1905-1906, p. 239. 3 Sully Prudhomme, Testament poétique, op. cit., p. 24.

4Henri Morice, La poésie de Sully Prudhomme, op. cit., p. 90. 5 Ibid., p. 25.

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Avec trois lignes sur le sable Je connais, je ne doute plus ! Un triangle est donc préférable Aux mots sonores que j’ai lus ? Non ! J’ai foi dans la poésie : Elle instruit par témérité ; Elle allume sa fantaisie

Dans tes beaux yeux, ô Vérité !1

Cette priorité que le poète accorde aux vérités scientifiques vient en fait de son sens de la responsabilité envers la société et de sa croyance en une poésie qui n’a pas sa fin en elle- même. La poésie est en effet, aux yeux de Sully Prudhomme, au service d’une conception nettement déterminée et très haute, celle de faire connaître aux hommes les vérités qui s’adressent d’ordinaire à leur raison. « Je suis obsédé de cette pensée, écrivait-il en 1873, que la poésie, loin d’exclure l’expression des vérités supérieures d’un caractère scientifique, la rendrait au contraire plus juste intimement si elle était pourvue de la hardiesse nécessaire dans son langage ».

Désormais, le poète ne cesse de rappeler les grâces que la Science accorde à l’humanité. Dans « Le lever du soleil », seule la science sauve les hommes de l’ignorance et des fausses croyances qui les emprisonnaient depuis l’antiquité :

Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux Où du vrai monde erraient les fausses apparences ; La science a vaincu l’imposture des yeux,

L’homme a répudié les vaines espérances, Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien, Et depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve, Il apparaît plus stable, affranchi de soutien, Et l’univers entier vêt une beauté neuve.2

Dans « Encore », la science devient inséparable de l’art parce que, par son développement permanent, elle se met toujours à son service et lui présente de nouvelles sources d’inspiration :

Le pinceau n’est trempé qu’aux sept couleurs du prisme,

1 Sully Prudhomme, « la poésie », Poésie (1865-1866), Paris, Alphonse Lemerre, p.47. 2 Sully Prudhomme, « Le lever du soleil », Stances et Poèmes, op. cit., p. 134.

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Sept notes seulement composent le clavier, Faut-il plus au poète ? et ses chants pour matière N’ont-ils pas la science aux sévères beautés, Toute l’histoire humaine et la Nature entière ?1

Ce nouvel enthousiasme poétique prend son essor dans les recueils de Prudhomme, notamment dans Les Épreuves, Le Bonheur et La Justice où, sous la plume de cet habile ouvrier, de nombreux sujets scientifiques et moraux, ainsi que des thèmes philosophiques abstraits, si ingrats qu’ils puissent paraître, ont pu prendre forme et vie. Dans Les Épreuves, des thèmes comme « la roue », « le fer », « l’épée » ou encore « l’axe du monde » ont été traités avec beaucoup de virtuosité et de clarté. Le bon exemple se trouve peut-être dans un poème intitulé « Une Damnée », où le poète fait appel à toutes ses capacités poétiques pour décrire la machinerie moderne :

La forge fait son bruit, pleine de spectres noirs. Le pilon monstrueux, la scie âpre et stridente, L’indolente cisaille atrocement mordante, Les lèvres sans merci des fougueux laminoirs,

Tout hurle, et dans cet antre, où les jours sont des soirs Et les nuits des midis d’une rougeur ardente,

On croit voir se lever la figure de Dante Qui passe, interrogeant l’éternel désespoir. C'est l'enfer de la Force obéissante et triste. « Quel ennemi toujours me pousse ou me résiste ? Dit-elle. N'ai-je point débrouillé le chaos ? » Mais l'homme, devinant ce qu'elle peut encore, Plus hardi qu'elle, et riche en secrets qu'elle ignore, Recule à l'infini l'heure de son repos.2

D’une grande habileté stylistique, les vers de ce sonnet sont truffés d’un lexique industriel (avec « la forge », « le pilon », « la scie », les « laminoirs », la « cisaille », etc.) qui n’enlève absolument rien à leur poéticité. En effet, Sully Prudhomme anime les éléments de la forge grâce à l’emploi du verbe « hurler » et à travers des adjectifs tels que « monstrueux », « mordante » et « fougueux ». Par le biais de la prosopopée, le poète donne la parole à la forge qui, personnifiée, devient une esclave sourdement rebelle qui n’obéit à l’homme que par

1 Sully Prudhomme, « Encore », Stances et Poèmes, op. cit., p. 295.

2 Sully Prudhomme, « Une Damnée », Poésies de Sully Prudhomme : 1866-1872, Les Épreuves, Paris, Alphonse

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la contrainte. Le monde mécanisé de cette « damnée », obligée de travailler sans relâche, est assimilé à l’enfer dès le premier vers, grâce à la mention du vacarme et des « spectres noirs » que l’on y trouve. Cette métaphore de l’enfer est filée tout au long du sonnet, à travers les champs lexicaux de la violence et de la souffrance, la mention de l’obscurité et de la « rougeur ardente », mais également grâce à l’évocation de la figure de Dante. Cela confère au poème une dimension mythologique et donne un souffle poétique à un sujet pourtant prosaïque.

Ce genre poétique devient de plus en plus concis et exacte dans la deuxième partie de « Les sciences », poème extrait du recueil intitulé Le Bonheur. Les vers deviennent de plus en plus robustes et mnémoniques, mis au service des vérités philosophiques ou scientifiques qui l’intéressent, afin d’en rendre l’expression aussi belle qu’impérissable :

Pascal à tous œuvres habiles Dont le génie avec rigueur Réglera la lutte immobile Entre le vase et la liqueur

Dans l’espace aux figures mêmes Demandant son unique appui, Affronte les plus hauts problèmes Qui ne sont que jeux aujourd’hui ! […] Leibniz et Newton vont réduire

Les grandeurs, pour les reconstruire, À l’élément essentiel,

Dont la petitesse infinie Aux compas de l’astronomie Livre l’immensité du ciel ! […] Archimède, savant rempart D’une illustre ville à défendre, Pense, et met une flotte en centre : Il concentre et guide avec art Les traits du soleil, dont plus tard Galilée oblige à descendre L’image même, pour la rendre Docile et lisible au regard.1

L’histoire des mathématiques, de la chimie et de la physique, entre autres, se résume plus sobrement encore en quelques vers. Mais il faut avouer pourtant que l’extrême économie

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des moyens littéraires de ces vers, qui paraissent parfois entortillés et filandreux, risque de finir par gâcher la poésie. C’est cette forme-là qui a constitué une bonne cible pour les critiques refusant toute alliance entre la poésie et la science.

On trouve également dans la poésie de Sully Prudhomme des questions d’ordre moral et philosophique. Elles sont amenées dans les vers avec le même enthousiasme, le même engagement et parfois la même concision exacte et lumineuse que nous avons précédemment relevés. Les données immédiates de la conscience morale, le sentiment de dignité, le sentiment d’obligation envers l’humanité, les notions de justice et d’intéressement ont fréquemment hanté la pensée du poète et ont invinciblement attesté sa haute destinée.

Ainsi, ces quelques pages donneront une idée, très restreinte, de l’œuvre poétique de Sully Prudhomme. Comme nous avons pu le constater, c’est une œuvre de réflexion et de foi, d’une beauté austère, d’abord remarquablement ardente et ambitieuse, à ses débuts, puis particulièrement variée et harmonieuse, et finalement élégamment concise et serrée. Prudhomme, dans sa poésie, fait vibrer l’écho de toutes les grandes doctrines philosophiques et scientifiques de son siècle (positivisme, darwinisme, évolutionnisme…), de tout un système moral et de théorèmes sociaux. Il a donc su ouvrir une nouvelle voie dans la poésie française, en conciliant harmonieusement la poésie et la science.