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Chapitre 5 : Présentation des résultats

6.2 Un apprentissage vivant de l’écoute

6.4.1 Le non-sens de la parole délirante

« Ils ont perdu la réalité. Mais quand l’ont-ils perdu? dans le voyage ou l’interruption du voyage? »

L’absence de sens perçu dans le discours du psychotique semble fondamentale dans l’écoute. Alors que la phénoménologie cible d’emblée l’incorrigibilité du délire comme élément clé à son identification (Tatossian, 2002), c’est le sens que les travailleuses sociales questionnent. Ce faisant, il se pourrait qu’elles privent les individus délirants de cette possibilité de créer du sens nouveau et significatif, en discréditant leur propos. La question du sens en est une complexe, d’autant plus lorsqu’elle est liée à la notion d’une prise de parole et qu’elle sert à définir une situation réelle. Merleau-Ponty (1964) nous enjoint à ne pas placer la cohérence comme cause du réel, mais d’adopter la posture inverse. Le réel serait cohérent et probable parce qu’il est réel, et non l’inverse. Ainsi, ce ne serait pas parce qu’un discours est incohérent ou improbable qu’il devrait être nécessairement privé de son rapport au réel. Deleuze (1969) questionne lui aussi cette idée de sens, dans une posture considérée poststructuraliste16, où le sens n’appartient plus à un « individu intérieur » et où il n’a pas de rapport de causalité à l’action. Sous la loupe de ce philosophe, le sens deviendrait plutôt une production et non l’origine ou un principe d’action (ibid.). Par ailleurs, pour Szendy (2001), le sens d’un discours ne se prêterait pas à l’interprétation, il serait plutôt une construction conjointe entre la personne qui parle et celle qui écoute.

Concevoir le sens comme production et non comme principe, nous permettrait de tracer un parallèle avec le principe de vérité chez Foucault (2003). En effet, le sens- évènement de Deleuze semble s’associer avec la vérité-évènement de Foucault et le sens- prédicat avec la vérité-démontrée (Foucault, 2003). Alors qu’un rapport stable et cohérent avec la réalité semble maximiser le sens-prédicat et la vérité pouvant être démontrée, la psychose, et plus particulièrement le délire, viendrait renverser cette conception (ibid.). À cet égard, un renversement de perspective apparait comme étant une façon de sortir de cette logique déqualifiante du propos délirant, lui permettant une existence propre et aussi valable qu’un propos qui serait qualifié de rationnel. Ainsi ce positionnement face au sens et à la vérité, dans sa dimension singulière et événementielle, semble solliciter une

16 Nous utilisons ce terme dans son acception qui le relie à la pensée de la postmodernité, associée au

posture différente face au langage. Cette posture nous apparaît comme en étant une permettant d’appréhender la singularité d’un individu à travers son utilisation du langage. De plus, elle permettrait possiblement d’éviter le déni de reconnaissance comme l’entend Axel Honneth (2007), car c’est cette dénégation qui va, entres autres, engendrer une réification de l’autre.

Toutefois, cette reconnaissance de la singularité n’impliquerait pas nécessairement un revirement complet de notre rapport à la folie. Alors que le témoignage d’un participant ouvre vers la perspective d’esthétiser le délire, Deleuze (1969) nous invite à ne pas confondre les expériences psychotiques avec des expériences esthétiques de poésie, simplement parce que le langage est mobilisé dans les deux cas. La question du non-sens pour Deleuze (ibid.) est très différente dans ces deux situations et le non-sens schizophrénique se voudrait plutôt un abîme qui engloutit tout, plus particulièrement le corps même du schizophrène. Ainsi, les travailleuses sociales reconnaissent l’existence d’un fossé entre elles et l’individu délirant. Alors que ce fossé pourrait permettre une certaine reconnaissance de la singularité de l’autre, il semble plutôt se remplir par la question du sens commun et de la souffrance, ramenant ainsi tous les individus parlants au même niveau. Pour Deleuze (1969), le non-sens serait un espace vide, qui demeure une absence réelle de sens, ne pouvant pas nécessairement être comblé.

Le rapport au non-sens permet de rejoindre la thèse de Deutsch (2014), concernant la distinction entre exclusion et déqualification. Un non-sens, sans qu’il soit nécessairement exclu du langage, en demeure radicalement singulier. Le non-sens mentionné par les travailleuses sociales serait plus lié à la déqualification du discours, par l’utilisation d’épithètes telles que « farfelu », « ni queue ni tête » pour caractériser le discours délirant. Cette question du non-sens nous apparaît majeure, plus particulièrement dans l’écoute. En effet, une participante a mentionné que, dans ces conditions, son « écoute en prend un coup », soulignant l’impact que le non-sens peut avoir sur l’écoute.

Pour Siisiäinen (2013), cette question du non-sens nous rapproche de la notion du bruit. C’est donc cette écoute du bruit qui semble plus difficile, du bruit qui nous empêche de faire sens du monde qui nous entoure. Est-il alors possible d’aller à la

rencontre de ce bruit sans chercher à faire du sens? C’est un peu ce que suggère Siisiäinen (ibid.) sur le rapport à l’altérité et à la singularité. Ce rapport à la singularité est aussi repris par Deleuze dans Logique du sens, où son argumentaire repose plutôt sur le rapport ontologique des êtres dans un même plan d’existence. Pour Deleuze (1969), il n’y aurait pas d’être transcendantal, ou de plan logique, à l’intérieur duquel se déploient les phénomènes. Il va plutôt relever le paradoxe où sens et non-sens ont la possibilité d’être co-présents, déterminés par des rapports de différences et d’expressions (Deleuze, 1969). Les phénomènes seront dès lors nommés par Deleuze (1969) comme des « singularités nomades », qui impliqueraient la notion d’imprévisibilité. Cette façon de voir, se centrant sur l’imprévisibilité, bat en brèche le rapport que nous entretenons avec la typicalité de l’interaction relevée par Molenat (2009) et par Fine (2006) dans l’utilisation du langage. Dans les deux cas, la typicalité possèderait cette capacité de nous rassurer face à un interlocuteur.

6.4.2 Une insécurité générée par le délire

« Lutter contre l’envahissement de la folie, c’est-à-dire tous les éléments qui viennent confronter l’ordre

établi de l’interaction usuelle » (De Fornel, 1989).

À travers les différents témoignages des travailleuses sociales, il nous est apparu que le délire serait source d’anxiété et de crainte pour qui s’y trouve confronté. Alors que pour certaines cette crainte est somme toute suffisamment manifeste, pour d’autres il s’agirait d’une insécurité plus diffuse. La question de la folie, de l’individu délirant, remet en question le rapport entretenu avec l’intervention et la question de l’adéquation entre la parole d’un individu et son monde psychologique. Le délire semble mettre à mal cette soi-disant transparence et immédiateté entre l’individu et sa parole (Foucault, 1976). Dans l’attente que l’autre puisse faire la démonstration de sa vérité intérieure, nous demeurons dans l’expectative d’une parole raisonnée, suivant une démarche cartésienne où le doute sert de moteur à l’introspection. Ainsi, l’incorrigibilité du délire, ou son absence de doute viendrait confronter cette vision de l’expression de soi ainsi que la façon dont nous percevons l’autre. Il serait donc possible que l’opacité créée par le délire, entre l’individu et sa parole, vienne confronter une prévisibilité liée à la rencontre avec l’autre.

Cette rencontre avec l’autre délirant correspond à ce que Goffman (1975) a nommé un contact mixte, soit une rencontre entre un individu stigmatisé et un autre appartenant au groupe normatif. À ce sujet, Joseph (1989) nous dit que le contact mixte, ou le face à face avec le Fou, correspondrait à la scène primitive de la sociologie. Scène primitive, car elle possèderait la possibilité de rejouer toutes nos angoisses de la rencontre avec l’autre. Goffman (1975) va dire que le malaise vécu lors de cette interaction est le fruit d’un détournement de l’attention de sa visée usuelle, soit un repli sur soi ou sur autrui. Dès lors, à travers cette rencontre face à face, deux paradigmes de socialisation peuvent se déployer, soit les paradigmes maximaliste et minimaliste (Joseph, 1989). Le premier va pousser l’acteur à réfléchir à de nouvelles stratégies permettant de sauver une situation potentiellement embarrassante et le deuxième permet de légitimer le fait de prendre ses distances face à un personnage prescrit (Joseph. p. 23). L’écoute, en venant médiatiser cette rencontre par la parole, nous apparaît comme une expérience limitrophe, venant s’insérer entre l’autre et notre propre réaction. Le cadre de la rencontre entre la travailleuse sociale et l’individu délirant étant la plupart du temps normé par l’institution qui le régit, nous pouvons penser que les réactions soient différentes.

Ainsi, dans un premier temps, nous nous sommes aperçus qu’une réaction qui serait maximaliste correspondrait à l’« effort d’indifférence » tel qu’explicité par Goffman (1975), où la personne non stigmatisée fait semblant que l’interlocuteur est un individu normal. Cette posture est illustrée par les propos des travailleuses sociales qui affirment qu’un individu souffrant d’un trouble mental est un individu comme un autre ou d’une des interlocutrices, qui ne fait pas de distinction lors de l’évaluation de la dangerosité entre les propos d’un conjoint violent ou ceux d’un individu délirant. La mise à distance et la réflexion aux nouvelles stratégies, semblent débalancées par la nature même du travail social, où la première option s’avère plus fréquemment rapportée. Alors que pour certaines, une adhésion à une vision alternative des troubles mentaux leur permet de pratiquer dans des contextes novateurs (tels les groupes d’entendeurs de voix, par exemple), la majorité est inscrite dans des dispositifs de contrôle. Lorsque le dispositif devient la seule réponse possible, il semble oblitérer toute forme de recherche de réponse créative.

Ce serait seulement lors de la profanation du dispositif qu’il semble possible de rejoindre des approches associées au courant des traitements alternatifs des troubles mentaux. Ici, la profanation nous apparaît surtout liée à des pratiques alternatives qui sortent d’un cadre institutionnel. Une des interlocutrices travaillant en milieu institutionnel a nommé transgresser le cadre dans sa pratique, de par l’utilisation de médiums d’expression différents (le dessin), la contestation volontaire des durées prescrites aux suivis et aux nombres de rencontres. Ces différentes profanations du dispositif (temporalité, médium d’expression) sont toutefois plus saillantes chez les travailleuses sociales œuvrant dans des organismes communautaires. Celles-ci faisant état d’une plus grande latitude face au dispositif. D’ailleurs, au sein des organismes offrant des approches alternatives, il a été constaté une fluidité des dispositifs, qui évoluent en fonction des expériences des usagers et des travailleurs, ainsi que selon les visées de la ressource (Corin, Poirel et Rodriguez, 2011).