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Impacts d’un désir herméneutique sur l’écoute du délire

Chapitre 5 : Présentation des résultats

5.4 La place de l’écoute en travail social

6.1.3 Impacts d’un désir herméneutique sur l’écoute du délire

Parler d’une écoute herméneutique implique également de faire référence aux cadres théoriques et aux compréhensions cliniques qui habitent la travailleuse sociale. En suivant Gadamer (1996), dans une situation de rencontre avec un individu délirant, l’écoute serait soutenue dans cette fonction par l’autorité ou la tradition, dont s’imprègne la travailleuse sociale. Nous avons vu lors de l’explicitation de notre problématique que le « Complexe biomédical industriel », tel que défini par Gomory et ses collaborateurs (2011), serait omniprésent dans le traitement des maladies mentales en travail social. Les personnes interrogées dans notre échantillon ne feraient pas exception à cette règle. Lorsque le sens est absent ou que la parole s’emballe, un des réflexes théoriques serait de se référer au médecin ou à la médication, comme ultime recours. L’expérience de déconnexion de la réalité, généralement affublée au mot « psychose »14, semble venir teinter la compréhension du phénomène et rendre caduques toutes tentatives de compréhension. Du moins, à un certain niveau de compréhension.

On peut penser qu’en adjoignant cette dimension de « rupture avec la réalité » à la question du délire, l’écoute qui en est possible se trouve transformée et teintée d’un préjugé. En effet, on constate dans les propos des travailleuses sociales une dimension qui exclut le délire d’une réalité partagée. Cependant, pour Gadamer (1996), le préjugé joue un rôle primordial dans l’herméneutique et se déclinerait sous deux formes, soit un préjugé de précipitation ou de prestige. Le préjugé de précipitation réfère directement à un jugement trop rapide, fait sans réelle réflexion et soutenu que par des préconceptions individuelles (Gadamer, 1996). Ce type de préjugé semble être celui qui est le plus souvent relevé par les chercheurs. En effet, lorsqu’on parle de préjugé de dangerosité, de prise en charge autoritaire ou de vulnérabilité (Couture et Penn, 2003), on mise sur le fait qu’une meilleure formation peut y pallier (Cesare et King, 20015; Couture et Penn, 2003; Eack et Newhill, 2008). Il est même avancé qu’une formation plus poussée en psychopathologie permettrait d’exprimer moins d’émotions négatives envers des patients schizophrènes (Cesare et King, 2015).

14 Étymologiquement, le mot psychose signifierait « anomalie de l’âme » provenant du mot grec psyche et

du suffixe –osis (anomalie ou poussée). L’idée de déconnexion de la réalité serait apparue avec la psychiatrie moderne. Repéré à : http://www.editions-ellipses.fr/PDF/9782729873912_extrait.pdf

D’un autre côté, le préjugé de prestige prendrait sa source à même l’autorité, en fonction de son prestige social dans une population donnée. Pour Gadamer (1996), l’autorité n’impliquerait pas nécessairement de soumission ou d’abdication face à un pouvoir. Elle prendrait plutôt racine dans la connaissance et dans l’acte de reconnaître qu’un autre nous est supérieur en jugement ou en savoir (Gadamer, 1996). Cependant, pour que le préjugé s’intègre en la personne, il doit y avoir un penchant chez l’individu vers la connaissance qui est véhiculée par l’autorité, lui donnant ainsi une forme de légitimité. On peut supposer ici qu’en multipliant les contacts avec le domaine médical et psychiatrique, le travail social reconnaît tacitement cette autorité en la médecine, tout en s’assurant d’un dialogue entre professionnels (Goodbaum, 2012). Cette perspective rejoint la critique que Karsz (2011) fait du travail social, en lui reprochant de manquer de théories qui lui seraient propres. En développant ses propres théories et concepts, il serait possible de s’opposer à cette hégémonie médicale. De plus, on peut penser que le développement de telles théories permettrait également de consolider l’autorité et le prestige du travail social face au public.

Le préjugé ne serait toutefois pas une erreur de jugement, il permettrait d’emblée toute compréhension herméneutique d’un problème (Gadamer, 1996). Il acquiert une dimension négative lorsqu’il porte préjudice à un individu. Ainsi, ce n’est pas parce que les travailleuses sociales portent en elles un préjugé envers l’individu délirant que les conséquences sont nécessairement délétères. Nous avons vu que certaines tentent en effet de réconcilier la différence et l’incompréhension véhiculée par la psychose, en arrimant leurs interventions à la relation en tant que telle, à la préservation du lien de confiance. Lorsque nos interlocutrices mentionnent que l’individu délirant ne ment pas, qu’il exprime une réalité qui lui est propre, on reconnaît un impact possiblement positif du préjugé, inspiré de la phénoménologie de Spitzer (1990). On peut supposer par contre qu’il serait possible d’utiliser ce préjugé d’une manière qui porterait moins préjudice à la personne, préjudice qui se traduit par une privation de droits en cas d’hospitalisation forcée, une non-reconnaissance des besoins et surtout par une diminution de l’attention accordée lors de la rencontre individuelle.

Ce rapport au préjugé a été étudié par Katz et Alegria (2009), où ces auteures ont tenté de définir une approche plus morale de la rencontre thérapeutique. L’écoute permettrait de sortir d’une position d’expert, en portant attention à ce qui est dit et ce qui est nécessaire de laisser non-dit (Katz et Alegria, 2009). Ainsi, l’écoute ne servirait pas seulement à acquérir de l’information; elle permettrait au clinicien de comprendre le patient au-delà de sa dimension d’objet clinique (ibid.). Katz et Alegria (2009) suggèrent qu’il revient aux cliniciens de prendre en considération la façon dont leurs préjugés peuvent affecter leur attention.

D’ailleurs, Anderson et Snow (2001) ont démontré que l’attention offerte aux usagers de services peut varier selon leurs statuts. Dans le cas d’un individu psychotique, nous pouvons penser que l’attention portée à sa parole lors du délire le prive d’un service de base qu’est l’écoute. En effet, nous avons vu que la reconnaissance d’éléments de dangerosité dans le discours (plus que sa réelle évaluation) viendrait teinter l’écoute des travailleuses sociales, les poussant à recourir à des rationnels théoriques propres à la psychiatrie, plus particulièrement la prise de médicaments psychotropes. Alors que l’écoute est une des actions fondamentales à poser dans le suivi en santé mentale (OTSTCFQ, 2013), sa non-définition pourrait se traduire par une application différente entre un individu souffrant d’un trouble grave de santé mentale, et un individu qui serait réputé plus sain. En effet, l’écoute qui est accordée serait qualitativement différente, en termes d’engagement et de temps, privant l’individu délirant d’une attention pourtant offerte aux autres usagers.