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Chapitre 5 : Présentation des résultats

6.2 Un apprentissage vivant de l’écoute

6.4.5 Pour une éthique de l’écoute

« (…) l’étranger, ici l’hôte attendu, ce n’est pas seulement quelqu’un à qui on dit « viens », mais « entre », entre sans attendre, fais halte chez nous sans attendre, hâte-toi d’entrer, « viens au- dedans », « viens en moi », non seulement vers moi, mais en moi : occupe-moi, prends place en moi, ce qui signifie, du même coup, prends aussi ma place, ne te contente pas de venir à ma rencontre ou « chez moi ». (Derrida, 1997. p.109)

Un fait intéressant que nous avons remarqué au cours de nos entretiens, est que l’écoute n’est peu ou pas adjointe à une notion d’éthique de la relation. L’éthique, en travail social, est définie principalement en fonction de ses valeurs, mais aussi par la décision entre ce qui est bien de ce qui est mal (Pullen-Sansfaçons et Cowden, 2012). Au- delà de l’étude de la moralité, par le terme « éthique » nous entendons plutôt une pratique réflexive, critique et raisonnée, se situant au-delà de la morale ou du code déontologique et visant à moduler une action (Pittak-Arnnop et al. 2012). Cette sphère liée à l’écoute nous est apparue incontournable dans l’élaboration de notre cadre conceptuel, que ce soit par l’apport d’auteures telles Lisbeth Lipari ou par l’approche dialogique. Toutefois, l’écoute dans le rapport à l’autre ne semble pas explicitement liée à une dimension éthique chez les travailleuses sociales. Nous supposons toutefois qu’il y aurait une éthique, sous-jacente, peut-être même latente, qui se terrerait sous les expressions utilisées comme « accueillir l’autre » et « créer un lien de confiance ». Cet aspect interrelationnel de l’écoute semble occulter une éthique intersubjective, qui est peu nommée par les travailleuses sociales. Même que la nature relationnelle de l’écoute pourrait être, en elle-même, une forme d’éthique (Willberg, 2004).

Alors que l’accueil et la création du lien ont été nommés en prenant en considération une écoute idéale, ces qualificatifs semblent s’appliquer plus difficilement à la question du délire et de la dangerosité. Plusieurs témoignages dans cette étude ont fait état d’un bris relationnel (ou de confiance) lorsque la travailleuse sociale fait appel aux mécanismes d’hospitalisations involontaires. Sinon, une autre rupture relationnelle concerne cette fermeture nommée par certaines travailleuses face au délire, ce recours à l’idéologie psychiatrique ou à la médicalisation, qui viendraient refermer la position d’ouverture associée à l’écoute. Alors que l’éthique mise de l’avant par Lipari (2009; 2012; 2014) prenait en considération un rapport intersubjectif relationnel, il nous apparait que cette posture n’est plus toujours possible dans le cas du délire.

La dimension intersubjective dans l’écoute est primordiale pour nombre de chercheurs, mais qu’arrive-t-il lorsqu’elle se déploie sur des bases différentes? Où l’écoute active, les reflets, les reformulations et l’échange dialogique comme on le connaît, ne se construisent pas sous l’égide de la raison? La phénoménologie psychiatrique considère la schizophrénie comme un trouble de l’ipséité (référentialité à soi, individualité), qui dérange dans le rapport à l’autre (Lysaker et Eriksson, 2010; Madioni, 2003; Martin et Piot, 2011; Pienkos et Sass, 2012). Dans cette logique, Sass (1994), en s’inspirant du philosophe Wittgenstein, conçoit le délire comme un solipsisme (pas d’autres réalités que soi-même). Ainsi, un discours solipsiste, alors qu’il m’est dirigé, ne s’adresse pas à moi. C’est à ce niveau que les travaux de Srader (2015) portant sur une intentionnalité de l’écoute, semblent établir des bases intéressantes pour une nouvelle forme d’écoute dans le délire.

En introduisant des nouvelles formes d’écoute dans la recherche, Srader (2015) ouvre la porte à une remise en question des formes communément admises d’écoute. Ainsi, dans l’écoute du délire, les catégories qu’il propose semblent pouvoir être adaptées et théorisées en relation avec le cadre d’une rencontre avec une travailleuse sociale. Srader (2015) soulève la question de l’intentionnalité dans l’écoute, qui est également explorée par Willberg. Pour ce dernier, l’intention derrière l’écoute est déterminante et elle peut même avoir une fonction thérapeutique (Willberg 2004; 2013). Alors que la

majorité de la littérature méthodologique de la relation d’aide informe sur ce que la travailleuse sociale doit répondre, ou comment elle doit agir pour démontrer des habilités d’écoute, peu s’intéressent à l’éthique de la personne qui est à l’écoute (Willberg, 2004).

L’éthique de l’écoutant est un domaine qui semble plus exploré en philosophie. Cette dimension nous apparaît toutefois comme méritant d’être plus explicitée en travail social. Cette éthique intersubjective nous apparaît bidirectionnelle, en ce sens où, en faisant écho aux travaux de Foucault (2001) sur le souci de soi, elle nous permettrait d’entrer autant en relation avec l’autre, que de nous transformer nous-mêmes. L’éthique permettrait d’éviter une réification de l’autre par une écoute intéressée (avec un agenda), lorsqu’on prend la parole de l’autre comme un objet et qu’on la détache de la personne. Les impacts de la dangerosité dans le rapport intersubjectif semblent venir mobiliser une réflexion éthique particulière, ayant des conséquences négatives dans la relation avec l’individu délirant. L’écoute psychanalytique, conceptualisée par Barthes (1982), en est une qui reconnait la possibilité d’un danger et qui lui permettrait d’advenir. Ce n’est donc pas nécessairement une écoute orientée vers la perception et l’évaluation des risques.

« Hostis », selon Anne Dufourmantelle (1997), définit autant l’hôte que l’ennemi en latin, ainsi une loi répondant à cette proximité sémantique pourrait prendre en considération la possibilité d’accueillir celui qui me menace. Cette reconnaissance de la possibilité du danger nous apparaît liée à l’idée d’hospitalité proposée par le philosophe Jacques Derrida. Pour ce penseur, l’hospitalité est prise dans une position antinomique, entre deux lois distinctes, qui viendraient se contredire (Derrida, 1997). Dans sa dimension éthique, l’hospitalité devrait être soumise à LA loi de l’hospitalité, soit une acceptation inconditionnelle de l’autre (ibid.). Cette loi unique représenterait, pour Derrida (1997), une transgression, car elle viendrait invalider un ensemble d’autres lois, morales et politiques, qui conditionnent l’hospitalité. Alors que les travailleuses sociales rencontrées au cours de cette recherche ont mentionné que l’écoute leur permettait d’accueillir l’autre, de le recevoir, le délire (ou la folie) nous est apparu comme une limite.

Derrida invite à faire un rapprochement entre l’essence de l’hospitalité et l’essence de la folie, qui porterait cette possibilité d’un « déchaînement incontrôlable envers le plus proche » (1997, p.86). Dans cette posture d’hospitalité, il importerait donc d’offrir un lieu à un étranger, d’offrir un accueil sans question ni réciprocité, sans même lui demander son nom (Derrida, 1997). Ce lieu est même réfléchi par Derrida, comme cette possibilité d’accueillir l’autre « en moi », un peu de la même façon dont les travailleuses sociales conçoivent cette fonction de l’écoute. La réflexion éthique nécessaire pour accueillir l’autre en soi, remet en question le concept de « souveraineté », habituellement accolé à une personne maître de sa demeure. Cette souveraineté s’exercerait, selon Derrida (1997), en filtrant qui nous accueillons, en sélectionnant nos invités. Se défaire de ce type de pouvoir impliquerait de remettre en question également la nature même de l’ipséité, soit de ce qui m’appartient en propre en tant que « Je ».

En effet, il y aurait un risque de devenir otage de quelqu’un qui tenterait d’empiéter sur qui nous sommes. Derrida (1997) invite à accepter cette possibilité, de devenir l’otage de l’autre, sans même lui demander de s’identifier car : « Le se-taire est déjà une modalité de parole possible » (Derrida, 1997. p.119). Selon Derrida, l’hospitalité inconditionnelle se situerait dans un « au-delà » de la pulsion de mort, de la maîtrise complète de soi et l’autre (Sato, 2007). Une hospitalité « pure » accueillerait l’imprévisible et l’envahissement possible d’un visiteur inattendu, qui risque de transformer mon monde (ibid.).