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Exclure le fou dans son identité et sa parole dans la rencontre clinique

Chapitre 1 : État de la situation

2.1 Maladie mentale, Folie et Normalité

2.1.2 Exclure le fou dans son identité et sa parole dans la rencontre clinique

Dans son étude sur les institutions totalitaires, Goffman (1968) s’est penché sur la façon dont un individu acquiert l’identité de malade mental au contact, entre autre, du personnel de l’hôpital psychiatrique. Selon ce chercheur, l’identité résulterait de la construction sociale plutôt que de la pathologie (Ogien, 1999). Ainsi, dans la rencontre entre le patient et l’équipe de soins, se révèleraient des enjeux de pouvoirs contribuant à la formation identitaire (Scheff, 2005). Le « moi », en tant que formation identitaire, ne dépend plus de la personne à qui on l’attribue, il devient plutôt un indicateur sur le type de contrôle social que l’individu exerce sur lui-même et ceux qui l’entourent (Ogien, 1999).

Ce rapport à soi et à la parole n’est pas sans effet sur la relation clinique et l’accompagnement offert par les travailleurs sociaux. En étudiant le cadre de la rencontre de prestation de services entre un professionnel et un usager de services en santé mentale,

Scheff a avancé le concept d’« attunement » (accordage), soit la possibilité d’adopter le point de vue d’une autre personne sans porter de jugements (2005). C’est cette notion même d’accordage qui permettrait la relation sociale, car, pour Scheff (2005), le jugement est perçu comme une menace au lien social. Lorsque confronté à un défaut d’accordage, il peut s’ensuivre des émotions de honte, d’humiliation et d’embarras chez le locuteur (Scheff, 2005). Ce défaut d’accordage contribuerait à une forme de mise à l’écart de l’individu. Ceci nous permet d’émettre l’hypothèse que l’écoute permettrait de créer cet « attunement » avec l’individu souffrant de psychose, surtout face à une parole délirante, ou au contraire de contribuer aux émotions négatives associées à son absence.

Selon Pollner, il faudrait évaluer l’interprétation spontanée que pourraient avoir les cliniciens, car celle-ci occupe une place importante dans leur réaction (dans Ogien, 1999). D’ailleurs, une étude menée par Scheff sur les critères retenus par les psychiatres lors d’hospitalisation involontaires, lui a permis de démontrer qu’en cas d’incertitude face à la maladie, les psychiatres ont tendance à la présumer (dans Poupart, 2001). Ainsi, des variables telles l’idéologie professionnelle, les croyances médicales et les convictions, viendraient moduler le rapport des professionnels avec la réalité (Poupart, 2001).

Cette stigmatisation psychiatrique par labelling a, selon Scheff (2007), un impact à même l’interaction de l’intervenant avec l’individu stigmatisé. Katz et Alegria (2009) ont entrepris une recherche sur les présomptions des cliniciens lors de l’entretien diagnostique face à des patients provenant de milieux culturels différents du leur. Les résultats de leur recherche démontrent que les hypothèses et les présomptions des cliniciens agiraient à titre de barrières aux soins et créeraient des préjudices aux clients (Katz et Alegria, 2009). D’ailleurs, en interrogeant des patients suite à des entrevues cliniques, il a été relevé que ces derniers voient ces présomptions hypothétiques comme quelque chose les privant d’exprimer pleinement ce qui compte pour eux (ibid.). En effet, les patients faisaient remarquer que face à une grille d’entretien, ils ne se sentaient pas compris ou écoutés (ibid.). C’est seulement lorsque le clinicien permet une parole plus libre, où le patient à la possibilité de parler de ce qui le préoccupe vraiment, qu’une rencontre plus personnelle pourrait avoir lieu. En citant les travaux de Goffman, Katz et Alegria (2009) avancent que le stigmate porte un discrédit à l’individu et que le

développement d’un langage « relationnel », plutôt que d’attributs, permettrait de déconstruire les stigmates construits à même la relation patient/docteur. Ce « langage relationnel » passe en fait par un déplacement de l’attention sur les influences placées dans les relations plutôt que les caractéristiques individuelles de la personne (Katz et Alegria, 2009). L’idée principale est de permettre au clinicien de « voir » le client en s’insérant dans son réseau de relations, plutôt que de le regarder comme un objet (ibid.).

Sur la question de l’attention, Anderson et Snow (2001) se sont intéressés au caractère microsocial de la vie en société, soit aux interactions construisant l’exclusion sociale à partir d’une perspective du soi. Ainsi, pour ces auteurs, nous reproduisons l’exclusion dans les plus banales de nos interactions (Anderson et Snow, 2001). Les manifestations interactionnelles de l’exclusion et de l’inégalité s’appuieraient sur la nature « stratifiée » de l’attention. En effet, la quantité d’attention reçue en société serait corrélée positivement au rôle et au statut social de l’individu. Les auteurs avancent l’idée d’un système de stratification et de distinction, qui serait appris, s’actualisant dans les interactions sociales. En modulant la quantité d’attention offerte en fonction des individus, il en résulterait que certaines catégories de personnes sont privées d’un traitement pleinement humain. À titre d’exemple, en citant les études de Loseke et Horowitz, les auteurs soulignent que le personnel des services sociaux limite souvent les chances des clients de dire leur histoire, ou encore, les incitent à énoncer des histoires compatibles avec les services offerts (Anderson et Snow, 2001). Les services sociaux et thérapeutiques reflèteraient les structures de pouvoir, dans la façon dont se répartit l’attention ; les intervenants vont orienter ou limiter l’attention qu’ils donnent à leurs clients, en fonction de la mission de l’organisation. Ainsi, l’attention devient une faculté humaine sensible aux différentes dimensions de pouvoir et de domination. Pour ces chercheurs, les idéologies et les cadres institutionnels vont donc moduler l’attention prêtée à un usager de service en santé mentale (ibid.).

On peut dès lors voir que les normes et les préjugés pourraient avoir un impact sur l’attention offerte à un usager de services. De plus, les idéologies sembleraient contribuer à cette forme d’exclusion microsociale ou de mise à distance de l’autre. C’est ce qui emmène Ian Hacking (2004), à la suite Foucault et Goffman, à proposer d’étudier les

façons dont les discours normatifs et réifiant s’immiscent dans l’interaction et comment ils s’institutionnalisent. Dans sa construction théorique du « looping effect »4, Hacking va interroger le rapport entre la classification et les individus stigmatisés. Le « nominalisme classificatoire » qui découlerait de l’utilisation d’un manuel diagnostique tel le DSM serait, pour cet auteur, une forme certaine d’étiquetage (Hacking, 2004). L’institution serait donc productrice d’individus et elle se rajusterait en fonction de leurs réactions, toujours dans l’optique de les garder en position réifiée. Il y aurait donc un rapport dynamique entre la structure et l’individu. Le concept de normalité serait en fait un métaconcept, et impliquerait nécessairement une réification de l’individu auquel il s’applique (Mistzal, 2001). Pour Hacking (2004), l’idée de la normalité serait une des idéologies les plus puissantes de notre ère.