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Le fou exclu de son identité et de sa parole par l’institution

Chapitre 1 : État de la situation

2.1 Maladie mentale, Folie et Normalité

2.1.2 Le fou exclu de son identité et de sa parole par l’institution

Dans Asiles, Goffman aborde la question de l’institution totalitaire et la notion du discours de l’aliéné. Toutefois, depuis les années 70, le phénomène de la désinstitutionnalisation des aliénés mentaux a fait son chemin. Cependant, certains auteurs remettent en question le fait que l’individu délirant ne soit pas lui-même encore pris dans un environnement totalitaire, où la raison, l’ordre logique et la grammaticalité encadreraient l’utilisation du langage (Guattari, 2014). D’ailleurs, Mistzal (2001) fait le saut épistémique de l’institution totalitaire de l’asile à celle de la société entière, et lui prête cette fonction de normalisation des comportements. Ainsi, le stigmate est compris comme un processus continu à l’œuvre entre les individus, permettant de maintenir l’image de la normalité, en les soumettant à l’ordre des rituels de l’interaction (Mistzal, 2001). Goffman (1968) va définir le trouble mental comme l’incapacité à se plier aux règles de conduite propres à l’interaction face à face. Il y aurait des standards que les individus doivent atteindre (comme la raison) et lorsqu’ils ne les atteignent pas, ils seraient discrédités comme étant inférieurs.

4 Le « looping effect », selon Hacking, conceptualise un rapport d’auto-affectation entre les individus

étiquetés et les systèmes de classification. Ainsi les systèmes, comme les individus, interagissent entre eux dans le processus d’étiquetage et se transformeraient l’un et l’autre (Hacking, 2004).

Plus particulièrement, Robert Castel dans la présentation d’Asiles, aborde la dimension du langage, en stipulant que, si le sujet aliéné veut un jour sortir de l’institution, il doit en adopter le discours (1968). Le malade doit, s’il veut guérir, reconnaître et intérioriser l’interprétation du médecin ; il doit renoncer à se comprendre lui-même (Goffman, 1968). Ainsi, la guérison passe par l’appropriation d’un discours « raisonné », répondant au cadre de la psychiatrie et passant probablement par les différentes normes sociales participant à la construction identitaire de l’individu. C’est comme si l’usager devait faire une démonstration de « Raison » dans son discours, qui s’inscrirait elle-même à l’intérieur d’un cadre de vérité communément accepté par une majorité (Blais, 2006). Dès lors, une parole « déraisonnable » serait déqualifiée ou exclue d’une communauté, en fonction de son incapacité à démontrer qu’elle s’inscrit dans un cadre de vérité reconnu par une majorité. Ainsi peuvent se construire les mécanismes d’exclusion sur la base du langage et sur la façon dont une parole « déraisonnable » contribue à forger l’étiquette de déviant.

Un exemple est l’étude désormais classique de Rosenhan (1973) sur l’admission dans un hôpital psychiatrique, qui illustre parfaitement les conditions de déqualification d’une parole singulière par le discours psychiatrique. Pour rappeler les bases de cette étude, huit individus ont été admis dans douze hôpitaux psychiatriques sous un faux prétexte, disant qu’ils entendaient des voix. Onze ont diagnostiqué ces individus comme schizophrènes et le douzième hôpital comme maniaco-dépressif. Une fois admis à l’hôpital, les candidats devaient agir normalement et cesser de prétendre entendre des voix. Ceux-ci ont quand même été hospitalisés entre 7 et 52 jours, avec une moyenne de 19 jours (Rosenhan, 1973). Alors que les autres patients reconnaissaient le fait que les participants n’étaient pas fous et que leur comportement était normal, ce détail échappait au personnel soignant. Ainsi, la compréhension des éléments de vie, du discours des patients, serait teintée par le diagnostic et serait même interprétée de façon à correspondre à la pathologie. D’ailleurs, dans cette étude, le fait que les faux patients consignaient par écrit leur expérience était perçu comme faisant partie de leur pathologie (Rosenhan, 1973).

L’étude de Rosenhan soulève la question fondamentale de la discrimination entre folie et raison. Une fois qu’un usager est dévalué de son rôle dans la communauté parlante, son apport serait minimisé ou même discrédité. L’individu serait expulsé de la communauté des gens capables d’utiliser le langage de manière rationnelle et il serait difficile de retourner à cette communauté, parce que ses possibilités de communication sont considérées comme suspectes (Rosenhan, 1973). Il y aurait donc une forme de hiérarchisation de la valeur d’une parole et de ses conditions de production menant à sa disqualification (Deutsch, 2014). On y décèle un rapport à la vérité, mais plus spécifiquement avec le « crédit », ou la croyance qui accompagne la parole d’une autre personne (ibid.). Ainsi, si on déqualifie ou discrédite une parole, cette action serait liée à nos propres valeurs qui guident nos façons de penser et qui nous font voir certains propos ou comportements comme étant supérieurs ou mieux intégrés que d’autres. Deutsch (2014) énumère une série de valeurs qu’il relie à la notion du « vivre ensemble », qui sont intrinsèquement liée à la folie et au traitement du fou. Ainsi, la raison, la responsabilité, l’ordre et l’efficience, sont des valeurs qui ont un impact lors de l’échange linguistique, en affectant la fonction symbolique qui relie les hommes entre eux (Deutsch, 2014).

Deutsch (2014) va donc suggérer de renverser la façon dont nous percevons le délire en déplaçant la responsabilité sur l’écoutant (à l’inverse de ce que décrit Fine). En effet, ce ne serait plus la parole du fou qui serait incompréhensible, mais plutôt le récepteur qui ne comprendrait pas cette parole. Comme Reeve (2000), Deutsch (2014) propose de voir la souffrance psychique comme un handicap social et non comme un état de santé. Ce serait donc à la société de s’adapter aux individus, à l’instar de l’adaptation qui est parfois offerte aux gens souffrant de handicap moteur. Ce déplacement de l’adaptation vers le social plutôt que l’individuel, reposerait sur la création de nouvelles structures permettant l’accueil et la prise en compte des individus (Deutsch, 2014). Otero (2015), entre autres, rappelle que ce serait en raison d’un manque de financement au soutien et à l’accompagnement, que la désinstitutionnalisation n’aurait pas eu les résultats escomptés face à la réintégration sociale des individus.