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Chapitre 3 : Cadre conceptuel

3.3 L’écoute en travail social

L’écoute est considérée comme une des bases de la pratique de travail social, comme action légitime devant être posée dans une démarche d’aide (OTSTCFQ, 2013; ACTS, 2009). Une définition de l’écoute fournie par l’OTSTCFQ dans Le référentiel d’activité professionnelle lié à l’exercice de la profession de travailleuse sociale ou travailleur social au Québec a ceci de particulier que l’écoute n’est jamais définie. En effet, on procède plutôt par « association », sans jamais réellement définir l’objet. Cette définition se lit comme suit :

L’écoute en travail social peut être associée au fait d’adopter une attitude (nous soulignons) exempte de jugement de valeur et marquée par l’ouverture d’esprit, le respect à l’égard d’autrui, la bienveillance et l’empathie et d’utiliser des techniques de communication, dont le reflet et la reformulation, propre à favoriser la compréhension de la personne dans ce qu’elle vit, à permettre l’établissement d’une relation ou d’un lien de confiance avec celle-ci et à l’amener à prendre conscience par elle-même de ses besoins, de ses attentes et de ses possibilités et, par conséquent, à mieux s’assumer ou se prendre en charge. (OTSTCFQ, 2012. p.VIII)

Quelques auteurs se sont en fait arrêtés pour réfléchir une pratique de l’écoute en travail social. Crozat (2007) affirme entres autres que l’écoute précède tout travail social et Pinilla (2009) l’intègre à ce qu’il nomme le « carré humaniste » du travail social. Pour Pinilla, l’écoute est activité rationnelle et intuitive, qui exige de prendre du temps; temps nécessaire pour établir une relation et tisser le lien social par le dialogue. Cet humanisme de l’écoute va se déployer de trois façons, soit une écoute empathique/ authentique, une écoute diagnostique et une écoute interculturelle/interdisciplinaire (Pinilla, 2009). L’écoute devient donc un moyen permettant de se mettre à la place de l’autre (empathique), d’être disponible dans l’instant sans arrières pensées (authentique), de comprendre la complexité derrière les apparences ou le symptôme (diagnostique) et comprendre l‘autre dans sa différence (interculturelle/interdisciplinaire).

Crozat (2007) va miser sur le potentiel transformateur de l’écoute, plus particulièrement la transformation du travailleur social. En précédant le contact avec l’autre, une bonne écoute présupposerait la disponibilité du travailleur social à recevoir l’autre. C’est cette ouverture à l’autre et son accueil qui permettraient une transformation. Crozat (2007) va utiliser la métaphore de la « page blanche » pour illustrer la disposition intérieure du travailleur social, page blanche sur laquelle le demandeur de services a la possibilité de venir s’inscrire et de déployer librement les narratifs qui lui sont propres. Pour exercer une bonne écoute, il serait nécessaire de demeurer attentif et de faire preuve de bienveillance envers l’autre. En amont à ces dispositions, Crozat souligne l’importance de l’expérience professionnelle, la maturité et la connaissance de soi. Ainsi, cet auteur va insister sur des postures d’écoute, et non des techniques particulières, qui pourraient influencer la qualité de la réception d’un discours. Ce qui va amener Crozat à dire que l’écoute est en fait une qualité humaine, ne reposant pas sur une méthodologie ou sur des techniques pouvant s’enseigner.

Crozat va également souligner des pièges reliés à l’écoute, qui impliquent principalement les affects du travailleur social et le manque de distance critique. Pour pallier à ces pièges, il serait donc nécessaire d’offrir aux professionnels du travail social des outils leur permettant de développer une distance critique tout en travaillant la

préconçues (Crozat, 2007). Ce serait l’apport de la philosophie au travail social qui permettrait de sortir des impasses liées à l’accueil de l’autre, en sollicitant une réflexion éthique, plus ouverte, s’intéressant à des enjeux de société et à l’analyse systémique.

Ainsi, Crozat et Pinilla rejoignent la définition proposée par L’OTSTCFQ en faisant référence à une « posture » pour définir l’écoute, soit une disposition particulière à la rencontre avec la parole de l’autre. Parallèlement, Saul Karsz, afin de mieux cerner la fonction de l’écoute, va distinguer trois postures éthiques prédominantes au travail social, soit la charité, la prise en charge et la prise en compte (2011). Pour Karsz, il y aurait un précodage de ce qui est audible et de ce qui ne l’est pas. Ce précodage serait déterminé en fonction de la posture éthique adoptée. Nous allons explorer plus en détail ces postures, tout en précisant qu’elles ne seraient pas exclusives mutuellement.

3.3.1 L’écoute charitable

Alors que la charité serait une posture éthique qui ferait écho aux débuts religieux du travail social, cette posture, quoique pouvant être toujours présente dans certains milieux et chez certains praticiens, contient une connotation qui s’adjoint difficilement aux valeurs actuelles du travail social (Karsz, 2011). En effet, dans ce type de pratique du travail social, l’Autre est vu comme étant dans le besoin et la visée de l’intervention servira donc à redonner une part d’humanité à ceux qui en sont dépourvus (Karsz, 2011). Karsz nous dit que la charité va souvent s‘arrimer à la science de la santé pour équilibrer les idéologies, soit valider scientifiquement la charité et donner une visée humaniste universelle à la science. Karsz va affirmer que cette posture est maintenue par l’ « écoute charitable », qui est une écoute qu’il qualifie de compassionnelle, qui serait en attente de la confession, à l’affût de la détresse et du malheur humain, qui devient une condition primordiale à l’aide.

3.3.2 L’écoute bienveillante

Pour Karsz (2011), la méthodologie des pratiques cliniques est le fruit de la posture éthique de la « prise en charge » et, à cet effet, il conceptualise une forme d’écoute qu’il nomme « écoute bienveillante ». La prise en charge serait en fait inhérente à l’intervention sociale et nous pouvons supposer que cette posture est celle qui est la plus

souvent rencontrée dans la pratique des travailleuses sociales professionnelles ayant suivi une formation postsecondaire. L’écoute bienveillante serait donc un « dispositif » qui traverserait l’ensemble du champ du travail social. Cette forme d’écoute demande un apprentissage théorique et technique particulier pour mener à bien sa visée (Karsz, 2011). D’ailleurs, Karsz souligne que pour atteindre cette forme d’écoute, il est nécessaire pour les praticiens de travailler sur eux-mêmes et sur leurs fonctionnements psychiques. À cet égard, cette posture se développerait à travers une expérience professionnelle plus ou moins longue.

L’écoute bienveillante ne se limiterait pas à une attention soutenue, mais serait qualifiée par la notion de disponibilité et d’obligation d’écouter l’autre, peu importe ce qui est dit, et peu importe la personne qui est devant nous (Karsz, 2011). Cette disposition serait soutenue par un souci de responsabiliser l’autre, de le rendre autonome, ce qui la différencie d’une écoute charitable, qui attendrait de l’autre un aveu ou une confession face à son malheur. Il y a donc une distance qui s’instaure avec la charité dans l’écoute bienveillante, car elle permettrait de ne pas moraliser l’autre, de « ne pas trop coller la relation d’aide sur la relation de salut » (Karsz, 2011. p.143).

Ainsi, l’écoute, lorsque liée à la prise en charge, même si elle est qualifiée de « bienveillante », n’en demeurerait pas moins un « dispositif ». Ce faisant, en nous arrêtant plus spécifiquement sur ce dernier terme, en lien avec la pratique de l’intervention sociale, nous y retrouvons là un écho au concept de dispositif tel qu’élaboré par Michel Foucault, en lien avec sa théorie des biopouvoirs. Intimement lié à la notion de biopouvoir et de contrôle, le concept du dispositif chez Foucault aurait une fonction de capture du Sujet humain, afin de l’assujettir à un régime de discours ou à une idéologie (Agamben, 2014). Agamben cite Foucault, qui définit le dispositif ainsi :

(…) un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments des dispositifs. (Foucault, Dits et Écrits, volume III. p.299. Dans Agamben, 2014, p.8)

Agamben (2014), nous dit que le dispositif serait toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, dans des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux. D’ailleurs, Agamben va définir le dispositif de façon plus générale et va rapporter ce concept à toute chose qui aurait la capacité d’influencer un Sujet, en s’insérant dans le rapport des êtres vivants au monde extérieur, que ce soit par leurs comportements, leurs discours ou leurs opinions. Les dispositifs possèderaient aussi une orientation, désignée comme « activité de gouvernement », qui ne serait pas ancrée dans l’être du Sujet, mais qui tenterait de le structurer (Agamben, 2014). Ainsi, le pouvoir psychiatrique serait peuplé de dispositifs disciplinaires, cherchant continuellement à rattraper ce qui est inclassable ou en marge du pouvoir (Foucault, 2003). Les dispositifs seraient isotopiques aux différents systèmes qui contribuent à discipliner l’individu (la famille, l’école, l’armée, l’asile) et à le placer en position de sujet, lui demandant d’intérioriser des normes et des consignes imposées (ibid.).

3.3.3. L’écoute intelligente

La troisième posture éthique proposée par Karsz est celle de la prise en compte. Par la prise en compte, Karsz (2011) propose une pratique clinique du travail social qui serait « transdisciplinaire ». Dans cette posture, les individus sont considérés comme des sujets « socio-désirants » et la rencontre avec un tel sujet implique une position professionnelle qui n’est pas celle de la maîtrise (Karsz, 2011). Il ne s’agit pas pour le praticien de « donner » une place à l’autre sujet, mais bien de reconnaître celle que ce dernier occupe déjà. Cette prise en compte reconnaîtrait nécessairement la double dimension de l’idéologie et de la psychanalyse. Même que pour Karsz (2011), la psychanalyse serait indispensable à cette posture, pour permettre une prise en compte de soi-même comme praticien et entreprendre ce qu’il nomme une « dénarcissisation » du praticien, en interrogeant les idéaux et les valeurs dont nous sommes porteurs.

À cette dernière posture, Karsz (2011) adjoint la notion d’« écoute intelligente », qui nécessiterait de porter une attention à deux notions particulières, soit l’idéologie et l’inconscient. Comme mentionné plus haut, l’idéologie serait ce regard porté sur l’extérieur, sur les structures et systèmes en place, alors que l’inconscient serait la façon dont ces structures s’insèreraient à même les individus et les affecteraient dans leur

rapport à l’autre. L’écoute intelligente devrait dépasser la bienveillance et les idéaux personnels qui seraient projetés sur l’autre, portés par l’élan humaniste d’apporter notre aide (Karsz, 2011). Il s’agit ici d’écouter l’autre dans ce qu’il a à dire et d’écouter le monde singulier qu’il souhaite créer pour lui-même.

En définissant l’écoute par des activités qui ne sont en fait que des adjuvants à l’écoute, nous sommes en droit de déduire le caractère implicite de l’écoute, dans la façon dont cette activité est conçue par les différents auteurs présentés. En tant qu’activité qui semble peu étudiée, nous allons devoir nous arrêter aux différentes fonctions de l’écoute selon les différentes recherches menées sur cette thématique. Il semble que la façon dont nous concevons l’être humain et son rapport au monde social influencerait la compréhension que nous avons de l’écoute. Nous allons ici distinguer différentes façons d’étudier l’écoute et préciser nos choix épistémologiques en justifiant notre posture de recherche en lien avec le travail social.