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Chapitre 5 : Présentation des résultats

III. Dimensions socioculturelles de l’écoute

6.5 Une écoute cintrée de discours

6.5.2 L’écoute comme une qualité attentionnelle

« Est-ce à dire qu’accroître la qualité de notre attention, c’est devenir plus humain? » (Depraz, 2014, p.8) Pour l’ensemble des participantes à cette étude, l’attention jouait un rôle déterminant dans l’écoute, dans la mesure où il faudrait la moduler et créer les conditions idéales pour être disponible à écouter l’autre. En fait, nous pouvons avancer que pour la majorité des interlocutrices, concentrer son attention est synonyme d’une bonne écoute. Si l’attention est effectivement modulable (Depraz, 2014), Goffman (1989) nomme cette posture d’ouverture une « comédie de la disponibilité », soit ce souci d’être attentif à une intelligibilité mutuelle. Le contexte et la situation nécessiteraient des niveaux d’attention différents, et c’est la définition de la situation qui viendrait moduler notre engagement et notre attention dans l’interaction sociale à laquelle nous sommes confrontés (Heath, 1989).

Pour Merleau-Ponty (1945), l’attention serait en fait un pouvoir général et inconditionné, qui peut se poser indifféremment à tout moment sur des contenus de la

conscience. L’attention permettrait de percevoir plus clairement l’objet, en ce sens que l’objet doit d’emblée posséder une structure connue. La première opération de l’attention serait donc de créer un champ perceptif qu’il nous est possible de dominer (Merleau- Ponty, 1945). Un parallèle peut dès lors être tracé entre l’attention et le premier niveau d’écoute de Barthes (1982). Toutefois, il existe diverses façons de concevoir l’attention et surtout, son utilisation. L’attention dans l’écoute est ici comprise par les travailleuses sociales comme la faculté de se concentrer sur l’objet, soit ce qui est dit, de focaliser et d’extraire des éléments que nous sélectionnons comme importants. Ce processus d’attention correspondrait à un processus de rétrécissement du champ perceptif entre soi et l’objet (Depraz, 2014).

Pour Depraz (2014), la plupart des systèmes éducatifs seraient fondés sur cet état d’attention concentrée. Cet apprentissage serait en fait implicite et inconscient, intériorisé « contre-nature » dans l’enfance (Depraz, 2014). Ainsi, quand les travailleuses sociales font référence à l’apprentissage de l’écoute en contexte scolaire, on peut supposer que cette écoute serait en fait dressée en tant qu’attention concentrée sur une tâche. Une telle attention nécessiterait la conceptualisation implicite d’un sujet qui serait autodéterminé, donc capable d’une attention « volontaire », soumise à sa volonté (Depraz, 2014). Pour créer les conditions nécessaires à la mise en place de ce type d’attention focalisée, trois variables peuvent permettre d’y parvenir (Depraz, 2014). Ainsi, outre la démonstration d’efforts conscients de la part du sujet, le contexte occuperait aussi une place importante. Il serait possible pour le sujet de créer un cadre, ou un espace, qui favoriserait ce type d’attention (ibid.). D’ailleurs, la gestion de l’espace s’est avérée une variable fondamentale pour les travailleuses sociales, qui leur permettrait de mettre en place une écoute considérée comme suffisamment bonne. La dernière variable permettant ce type d’attention, est-ce que Depraz (2014) nomme un « déclic imprévisible », soit un élément extérieur qui viendrait solliciter l’attention de manière involontaire.

Dans le cadre de rencontres cliniques où exercent les travailleuses sociales, il apparaît nécessaire de comprendre ce que l’autre dit et de dégager de son propos des pistes d’intervention, qui vont permettre de mener à bien le suivi. Toutefois, il semble que lorsque la parole ne fait plus de sens, une telle attention pourrait être remise en question.

En rattachant à l’écoute la nécessité de diriger son attention et de focaliser sur les propos de l’autre, on adopterait une lecture réductrice de cette capacité cognitive, oblitérant les autres formes d’attention possible. Ce contrôle de l’attention n’est pas sans rappeler la forme ascétique de l’écoute propre au Stoïciens, où l’attention et la disposition du corps sont mises de l’avant (Foucault, 2001; Depraz, 2014).

Cependant, pour Foucault (2001), l’aspect « parénétique » de l’écoute stoïcienne, qui s’oriente vers la vérité du discours, est déterminant à cette forme d’ascétisme. Ainsi, dans le contexte professionnel de la rencontre propre au travail social, la question demeure quant à savoir quelle est cette vérité à laquelle l’attention s’est arrimée? La plupart des participantes ont souligné reconnaître le caractère réel de la souffrance exprimée par les individus délirants, rabattant cette vérité à une conception empathique de l’état général de l’individu psychotique. Une critique possible de cette conception pourrait être que la souffrance rattache l’écoute à ce que Karsz (2011) nomme l’écoute charitable, où l’écoute est possible seulement si l’individu exprime une forme de détresse.

Nous avons vu que pour Foucault (2001), l’écoute possède cette capacité de transformer la subjectivité de l’écoutant, faisant de son exercice une pratique de soi. La dimension parénétique est cependant fondamentale à ce type de pratique, permettant de se laisser transformer par l’autre. Alors que cette thématique n’a pas été explorée dans cette étude, les façons dont les travailleuses sociales sont transformées par l’écoute du délire, pourrait être un sujet de recherche intéressant, entres autres sur la variation de l’attention. Car l’écoute ne se définirait pas seulement par l’attention à la signification de ce qui est entendu, elle signifierait aussi la capacité d’entendre autrement, de découvrir en nous de nouvelles sensibilités (Lachenmann, 2000). Il existerait d’autres types d’attention, qui n’ont pas été nommés par les travailleuses sociales et qui pourraient permettre de mieux comprendre l’écoute, entres autres le décentrement et la vigilance (Depraz, 2014).