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Chapitre 3 : Cadre conceptuel

3.2 Idéologie et Travail Social

Dans le livre Pourquoi le travail social? Définitions, figures, clinique, l’hypothèse principale de Karsz est que le travail social est de nature idéologique. En tant que « travail », la pratique de ce dernier serait un exercice de production qui transforme une matière première, elle-même considérée de « sociale ». C’est le sens donné à cette

matière première qui serait en fait déterminé par une perspective idéologique. Karsz, définit d’ailleurs l’idéologie comme :

(…) ensemble de normes, valeurs, représentations, modélisations, idéaux, réalisés dans des rites et des rituels, dans des gestes et des attitudes, dans des pensées et des affects, dans des configurations institutionnelles, dans des pratiques matérielles. Ce sont des discours autant que des pratiques, des manières de parler et des manières de taire. Ce sont des manières de faire et de s’abstenir de faire. (Karsz, 2011. p.54).

Dans sa possibilité de modélisation du fait social, l’idéologie viendrait donc s’inscrire à même la pratique du travail social. Selon Karsz (2011), il existerait deux facettes à une idéologie, soit sa manifestation extérieure et l’intériorisation qui en est faite par un sujet. D’un côté, l’aspect extérieur de l’idéologie serait communément soutenu par des appareils sociaux ou gouvernementaux, auxquels se rattache le travail social. Pour aborder cette dimension idéologique, Karsz se réfère explicitement au philosophe Louis Althusser. Plus particulièrement, ce dernier a défini ce qu’il nomme les « Appareils Idéologiques d’État (AIE) », décrits comme étant « des réalités qui se présentent à l’observateur immédiat sous la forme d’institutions distinctes et spécialisées » (1976, p.80). Althusser va faire une distinction entre les AIE et les Appareils d’États tels que définis par le marxisme. En effet, ces derniers sont désormais conceptualisés comme étant des « Appareils Répressifs d’État », soit : l’armée, la prison, le gouvernement, la police, les tribunaux (Althusser, 1976). La distinction principale entre ces deux types d’appareils est que les appareils répressifs utiliseraient la violence pour se maintenir alors que les autres utiliseraient l’idéologie (ibid.). Toutefois, la répression serait aussi présente dans les AIE, mais de manière secondaire à l’idéologie. Althusser va fournir une liste non exhaustive des AIE, qui seraient : le religieux, la famille, le scolaire, le juridique, le politique, le syndical, les médias d’information et les institutions culturelles (1976). Pour Karsz (2011), il est nécessaire de prendre en considération cette proximité entre les AIE et le travail social pour pouvoir opposer une réponse idéologique et argumentée.

De l’autre côté, l’intériorisation de l’idéologie serait aussi une façon de constituer le sujet lui-même. Selon Althusser (1993), la particularité du discours idéologique est

sur la matière idéologique, soit sur les constructions idéologiques mises en marche par des groupes ou des individus, leur servant à expliquer leurs situations. Cette intériorisation à un niveau individuel articulerait l’idéologie à la notion d’inconscient, permettant de comprendre comment une idéologie arrive à structurer une subjectivité. Pour Karsz (2011), l’inconscient et l’idéologie se manifestent sous la forme d’un « nœud », reprenant ainsi les réflexions d’Althusser sur l’idéologie, où selon ce dernier : « l’inconscient fonctionne à l’idéologie » (dans Sato, 2007, p.167). Ainsi, cette intériorisation de l’idéologie pourrait avoir un impact dans la manière dont les travailleuses sociales se perçoivent et dans leur pratique de la profession.

3.2.1 Idéologie biomédicale et travail social

En partant du constat issu de la critique de Saul Karsz, nous allons nous arrêter plus spécifiquement sur l’idéologie biomédicale et le psychologisme en travail social. Nous n’excluons pas que d’autres idéologies puissent circuler dans la pratique du travail sociale en santé mentale, toutefois, en raison du caractère apparemment hégémonique et dominant du discours biomédical, nous nous concentrerons sur ce dernier.

D’emblée, soulignons que le positivisme en santé mentale, soutenue par une étiologie symptomatologique de la maladie, contribuerait au phénomène de médicalisation de la société et de pathologisation de la santé mentale (Ehrenberg, 2004; Otero, 2000; 2005). À cet égard, la lecture symptomatologique véhiculée par l’outil diagnostique qu’est le Diagnostic Statistical Manual (DSM) publié par l’American Psychiatric Association (APA), ferait désormais école dans le domaine de la santé mentale en Amérique du Nord, et ce, auprès de l’ensemble des professionnels. Le travail social clinique serait d’ailleurs enclavé dans un « complexe biomédical industriel » (Gomory et al. 2011). Une des conséquences majeures de cet état de fait serait l’adoption de concepts indigènes, qui détourneraient les travailleurs sociaux de leur pratique particulière, adoptant une lecture psychiatrique des troubles mentaux (ibid.). Diverses études menées auprès de travailleurs sociaux aux États-Unis et en Ontario ont démontré que le DSM avait un impact majeur dans le travail en santé mentale (Frazer et al. 2011; Gomory et al., 2011; Goodbaum, 2012). Toutefois, les travailleurs sociaux demeureraient critiques face à cette utilisation et conception de la maladie. En effet, ceux-ci seraient

sensibles aux impacts de la stigmatisation et de l’étiquetage engendrés par le diagnostic (Goodbaum, 2012).

Un des avantages communément admis de l’utilisation du DSM serait qu’il permet de fournir un cadre de référence communicationnel entre les professionnels de la santé mentale (Goodbaum, 2012; Ishibashi, 2005). C’est grâce au diagnostic qu’il deviendrait possible de communiquer sur une base commune et d’établir un plan de traitement. Cependant, Ishibashi (2005) met en garde contre le fait que le diagnostic peut acquérir une dimension problématique, lorsqu’il est élevé à un niveau plus important que l’identité de la personne et qu’il confère du pouvoir à la personne qui l’utilise. Le diagnostic, par ses effets délétères sur l’individu, au niveau de l’identité, de l’accès aux soins et les relations interpersonnelles, vient retirer du pouvoir aux travailleurs sociaux, qui travaillent exactement à la conjoncture de l’individu et de son environnement. Pour Ishibashi (2005), l’impact le plus dévastateur du diagnostic est qu’il aliène l’individu du clinicien et peut discréditer le client comme source fiable d’information.

En définissant la nosologie psychopathologique comme système linguistique, Ishibashi (2005) démontre que le DSM, dans son souci de neutralité, se contredirait. Cet outil reposerait essentiellement sur des significations et présomptions communes qui, nécessairement, introduiraient une forme de système théorique dans son utilisation. Poser un diagnostic sur un individu l’inscrirait malgré lui dans un système linguistique complexe, auquel se rattache un ensemble de connotations spécifiques à ce diagnostic. L’impact de cette catégorisation linguistique peut être majeur au niveau de la relation interpersonnelle, car, en prenant l’exemple des objets, la fonction de ces derniers peut changer drastiquement lorsque catégorisée différemment. Ishibashi (2005) utilise l’exemple de l’œuvre de Marcel Duchamp « L’urinoir », qui selon la façon dont il est catégorisé, peut acquérir autant la fonction d’œuvre d’art que celle d’un simple urinoir dans une toilette.

Pour Ishibashi (2005), en catégorisant les individus, nous définissons la manière dont nous interagissons avec eux. Ainsi le diagnostic limiterait les possibilités d’interaction du clinicien avec l’individu, répondant ainsi aux exigences imposées par le diagnostic plutôt qu’aux demandes réelles du client. Parce que s’inspirant du domaine de

la santé et de l’idéologie biomédicale, le diagnostic véhiculerait la croyance d’une véracité implicite et impliquerait que le client doit accepter son diagnostic s’il veut qu’un réel changement se produise. Par exemple, dans le cas du diagnostic de schizophrénie et des discours implicites qui l’habitent, il est communément tenu pour vrai que le trouble se contrôle par la médication, qu’il est incurable et que le pronostic est peu favorable (Ishibashi, 2005). D’ailleurs, le pronostic négatif de la schizophrénie pourrait en fait découler directement du diagnostic et du fait que ce trouble serait perçu comme une maladie biologique incurable (ibid.).

Comme nous avons vu, les différents cadres normatifs qui définissent le travail social invitent à voir l’individu au-delà de son diagnostic. Toutefois, malgré cet énoncé de position, plusieurs auteurs semblent s’entendre sur cette rencontre conflictuelle du travail social avec le psychologisme et l’idéologie biomédicale. Faire prévaloir les principes du travail social s’avèrerait peine perdue lorsque nous concevons la psychiatrie comme système linguistique, dont les concepts seraient importés dans la pratique du travail social.