• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : Cadre conceptuel

3.4 Différentes épistémologies de l’écoute

3.4.4 Perspectives éthiques de l’écoute

3.4.4.3 L’écoute comme éthique intersubjective

Foucault nous entraîne dans une écoute liée à un apprentissage, à l’intériorisation d’un discours reçu, qui permettrait de se transformer soi-même. Écoute agissant sous forme d’une ascèse, elle n’explicite pas toutefois le rapport intersubjectif entre deux individus parlants/écoutants. Lipari (2014) va proposer d’aborder l’écoute comme ne se réduisant pas aux oreilles et au cerveau, mais plutôt de considérer le corps comme une vaste chambre de résonance, comme étant un organe d’écoute. En s’appuyant sur les concepts issus du dialogisme de Bakhtine, Lipari (2014) va créer le terme de « interlistening » (interécoute), qui signifie que l’écoute serait liée à la parole ; qu’elle est infusée de tout ce que nous avons lu, dit, entendu ou vu dans notre vie. Ainsi, parler, écouter et penser, ne seraient pas des systèmes séparés, mais seraient inter-reliés dans la communication et s’exprimeraient simultanément (Lipari, 2014). Il s’agirait, selon l’auteure, d’un terme descriptif et non prescriptif; l’interécoute adviendrait tout simplement dans les interactions.

Lipari va donc approcher l’écoute à travers le prisme de l’éthique. Si nous utilisons la métaphore du prisme, renvoyant au phénomène de la vision, c’est que cette distinction est fondamentale dans son argumentaire. L’éthique de Lipari (2012;2014) puise ses sources dans l’œuvre du philosophe Emmanuel Levinas et c’est grâce à la notion de « Visage de l’Autre »11 qu’elle peut articuler son propos. Lipari (2009) soulève l’enjeu que l’écoute est très souvent occultée au profit de la parole et d’un « faire »

11 Le « Visage de l’Autre » serait, pour Levinas, un concept permettant d’affirmer l’asymétrie éthique

communicationnel. Selon elle, il s’agirait d’un enjeu épistémologique majeur, car pour qu’un dire puisse avoir lieu, il devrait nécessairement y avoir un autre pour recevoir le discours (Lipari, 2009). Cette chercheure remet en question le souci qu’ont les sciences de la communication de chercher à atteindre une compréhension adéquate des messages, car, l’incompréhension est inévitable. Ce serait en fait l’incompréhension qui nous pousserait à entrer en relation d’une manière plus profonde avec l’Autre, en questionnant les différences. L’incompréhension serait donc la voie qui mènerait à une éthique relationnelle (ibid.).

En inscrivant cette approche dans la communication dialogique, Lipari vient placer la relation intersubjective devant de la subjectivité (Lipari, 2014; Todorov, 1981). Il n’y aurait donc pas une ontologie fermée de l’être, mais bien plutôt un être se constituant dans le rapport à l’autre. Le dialogue deviendrait un lieu constitutif pour qu’émerge un sujet en mouvement, mais surtout un sujet éthique. L’éthique proposée est celle de « l’attunement », que nous avons traduit par « accordage » (Lipari, 2014). Ainsi, cette visée d’accordage avec l’autre aurait préséance sur le respect des règles, des normes, des conséquences et des résultats (ibid.).

Pour atteindre ce type d’« accordage », Lipari (2009; 2014) va proposer une posture d’écoute qu’elle nomme « listening otherwise », une posture d’écoute pensée surtout pour écouter l’autre dans sa souffrance. S’inspirant toujours de Levinas, ce type d’écoute impliquerait une ouverture à la radicalité et l’altérité de l’autre. Elle serait par ailleurs soutenue par un désir de s’offrir à la différence plutôt qu’à l’identique (Lipari, 2014). Une telle ouverture à la singularité de l’Autre nécessiterait cependant de suspendre dans l’écoute l’obstination de préserver le soi et le désir de savoir (ibid.). D’ailleurs, l’idée que tout savoir porté sur l’autre serait une violence exercée, se traduirait aussi dans une écoute orientée vers ce qu’on sait déjà, qui cherche à faire de l’autre un même que nous (Bonnet, 2012; Lipari, 2009). En effet, Lipari (2014) affirme qu’une éthique qui dépend d’une compréhension partagée est en fait une éthique sélective, car elle ne serait pas accordée avec la souffrance de l’autre. Lipari (2009) va rattacher cette posture

éthique à celle de l’éthique de la sollicitude12, en affirmant comme principe que l’éthique se doit d’être au service des autres, pour leur permettre de diminuer leur souffrance.

Cette éthique de l’écoute, à la suite de Srader ou de Foucault, impliquerait cette capacité de se laisser transformer par l’autre plutôt que d’essayer de le transformer (Lipari, 2014). Accueillir la radicalité de l’Autre en soi ne reposerait donc pas sur la compréhension, la familiarité ou le partage d’émotions; elle impliquerait plutôt de se donner de l’attention tout en étant conscient que notre écoute est en fait une prise de parole (Lipari, 2014). Ainsi, pour Lipari (2009; 2014), l’écoute se traduirait par une posture d’ouverture à l’autre, et par la capacité de se laisser transformer par ce qu’on écoute. Dès lors, une communauté serait possible par l’écoute et non par la parole; il s’agirait d’une hospitalité offerte à l’autre (Lipari, 2014).

Bodie et Crick (2014) vont toutefois porter une critique au travail de Lipari, en sollicitant (comme Srader) les actes communicationnels de Searles et Austin. Alors que pour Lipari, l’écoute serait essentiellement relationnelle et qu’elle se distinguerait de l’acte d’entendre précisément par cette qualité, ces deux termes impliqueraient toutefois deux façons différentes d’être dans le monde (Bodie et Crick, 2014). C’est la posture phénoménologique de Peirce qui soutient l’argumentaire des auteurs, qu’ils opposent à la phénoménologie issue de la tradition allemande qui infuse la pensée de Lipari (Bodie et Crick, 2014; Lipari; 2014). Peirce proposerait donc différentes façons d’être au monde qui sont autant de catégories d’expériences du monde sous-jacentes à celle d’écouter (Bodie et Crick, 2014). En distinguant trois catégories de rapport au monde, qui sont : « Firstness » (qualité), « Secondness » (relation) et « Thirdness » (médiation), cela permettrait de mieux distinguer l’écoute à travers ses composantes biologiques, affectives et cognitives (Bodie et Crick 2014). Ainsi, pour les auteurs, l’écoute demeurerait principalement une activité cognitive qui permettrait de reconnaître et préserver les relations complexes entre les symboles (ibid.).

C’est ainsi que se clôt ce chapitre portant sur le cadre conceptuel, par une réouverture du débat sur la fonction cognitive de l’écoute. Pour témoigner de la

12

complexité de cet objet de recherche, nous avons pu déterminer et définir certains concepts liés à cette étude, qui nous permettront de clarifier plusieurs éléments dans les chapitres subséquents. Plus précisément, nous avons vu que la notion d’écoute peut être appréhendée de façons différentes. C’est en voulant laisser la place libre à la parole des travailleuses sociales que nous avons choisi de ne pas nous limiter à une seule perspective. Ce faisant, nous croyons pouvoir élargir le cadre dans lequel seront reçus les témoignages portant sur l’écoute.

La méthodologie de cette étude est basée sur les principes de la recherche qualitative. Nous allons tout d’abord énoncer un positionnement épistémologique en lien avec la discipline dans laquelle s’inscrit cette recherche, justifiant ainsi le choix d’une méthode qualitative. Par la suite nous allons expliciter comment une méthodologie qualitative répondrait à des exigences épistémologiques liées aux recherches sur l’écoute. Nous décrirons l’ensemble du processus d’échantillonnage et procéderons à une présentation sommaire des participantes à cette étude. La cueillette de données, autant au niveau de l’outil utilisé que du déroulement de l’entretien, sera également explicitée. Ensuite, nous allons expliciter la méthodologie d’analyse utilisée pour la compréhension des données recueillies. Finalement, nous aborderons les considérations éthiques liées à cette étude ainsi que ses limites.