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Chapitre 5 : Présentation des résultats

6.2 Un apprentissage vivant de l’écoute

6.4.4 L’écoutaire : Écouter pour faire taire l’autre

François Bonnet (2012), dans son livre Les mots et les sons : un archipel sonore, nous dit que pour bien comprendre la complexité de l’écoute, il faut intégrer en soi sa « part maudite », soit sa possible non-écoute. En suivant le fil de cette « part maudite », nous avons rencontré celle de Georges Bataille (1967), où cette dernière n’est pas liée à une absence, mais bien plutôt à l’excès et à la dépense. On peut dès lors envisager la non- écoute, comme une réaction à un excès de paroles, ou un excès de stimulations, qui déborde le cadre de l’interaction et notre attention. Une non-écoute serait en fait une écoute excédée.

Pour souligner ce rapport à l’écoute, qui nous est apparue comme assez significatif, nous avons construit le néologisme d’action : « l’écoutaire ». En effet, à travers les résultats de cette étude, il semble que l’écoute possède cette fonction cachée, de faire taire; étrange paradoxe pour une posture qui serait tournée vers l’autre. Possiblement une des visées cachées de l’écoute, niée ou refoulée par ses théoriciens, nous croyons que « l’écoutaire » serait mis en exergue par un non-respect des cadres interactionnels communément admis et un manque de rapport intersubjectif. Conséquemment, c’est avec la rencontre d’une parole délirante qu’il est possible de

mieux observer cette dimension de l’écoute. De plus, lorsque le plaisir lié à l’écoute est destitué, nous serions confrontés plus facilement à cette visée cachée. Alors que les travailleuses sociales vont faire état de la nécessité de répondre en se servant de l’écoute (en paroles ou en actions), c’est toujours pour répondre à un besoin de l’individu qui, nous l’espérons, cessera d’être exprimé. Toutefois, certaines situations, principalement associées à des troubles de santé mentale ou des troubles de personnalité, vont confronter les travailleuses sociales à une parole qui se répète, sans fin ou perçue comme mensongère; une plainte à laquelle il n’est plus possible de répondre, un besoin impossible à assouvir.

Ce que le délire mettrait en place, serait cette idée d’une parole infinie qui ne s’arrête jamais et qui ne permettrait pas d’accéder aux objectifs décidés par l’usager et/ou la travailleuse sociale. En souhaitant que la prise de parole (et par le fait même, l’écoute) ait un effet de soulagement, on veut arriver à faire taire la plainte ou le délire. Erving Goffman s’est arrêté sur la fonction des tours de paroles et des cadres dans lesquels ils s’inscrivent. Dans un article intitulé Calmer le jobard, Goffman fait l’ébauche de cette situation atypique où nous sommes confrontés à un plaignant. Le jobard, pour Goffman (1989), serait une victime naïve, qui s’est fait léser et aurait subi une perte de statut. L’écoute qui serait offerte dans une telle situation aurait pour but d’amener le jobard à accepter l’inévitable de sa situation et de proposer une nouvelle définition de ce qui a été vécu (Goffman, 1989).

Nous avons vu grâce à Foucault (2003) que le pouvoir psychiatrique remplit cette fonction à merveille en proposant principalement une définition biologisante des troubles mentaux. D’ailleurs, lorsque confrontées à un délire qui ne se résorbe pas, les travailleuses sociales interrogées ont le réflexe, en action ou en pensée, de recourir à l’aide du psychiatre comme adjuvant à la poursuite d’un but d’intervention. Ainsi, contacter le psychiatre et ajuster la médication, seraient des mécanismes intériorisés pour pallier à cette inefficacité à calmer le jobard délirant. D’ailleurs, Goffman (1989) va utiliser l’exemple de la « crise » pour illustrer son propos, qui est une des issues possibles offerte au jobard.

Permettre au jobard d’être en crise et de l’exprimer, serait parfois suffisant pour en diminuer l’ampleur. À ce moment, les individus qui reçoivent les plaintes écoutent en silence, sachant que cette action sera suffisante pour calmer l’individu (Goffman, 1989). L’entourage de l’individu en crise serait le premier récipiendaire de la plainte. Mais lorsque les proches s’avouent impuissants, il incomberait à un professionnel de la relation d’aide d’occuper ce rôle (Goffman, 1989). Dans ces conditions, un individu qui refuserait de se calmer se verrait attribuer un statut de « mentalement dérangé ». C’est d’ailleurs un des rôles du psychiatre décrit par Depraz (2014), qui serait de refermer le gouffre ouvert sous les pieds du patient psychotique, en le neutralisant par le traitement prescrit.

Même si le jobard de Goffman (1989) ne représente pas nécessairement l’individu délirant, les deux possèdent un élément commun autre que la crise, soit la certitude de la plainte. Cette certitude pourrait rapprocher la plainte du jobard d’un délire, en le comparant à l’incorrigibilité liée à ce dernier. De plus, le jobard s’attribuerait des qualités qu’il ne possèderait pas, sensiblement de la même manière que l’individu délirant (Goffman, 1989). Dès lors, le travail lié à cette rencontre serait de ramener la personne à un partage du sens commun qui lui est associé (ibid.). Le délire va toutefois mettre en échec cette tentative de replacer la personne dans le rôle qui lui est communément attribué, permettant ainsi de lui en prescrire un nouveau, soit celui de la personne souffrant d’un trouble mental. Cet exemple est illustré par les propos de deux participantes à l’étude, qui nous ont partagé des exemples où les individus qui s’adressent à elles ont des propos qui ne correspondent pas à leur statut (astrophysicien, propriétaire d’immeubles). En procédant de la sorte, on priverait l’individu d’un statut à son insu, car on ne confronterait pas nécessairement son idée délirante (Goffman, 1989). On lui imposerait donc une redéfinition de soi, qui se devra d’être cohérente avec le cadre dans lequel il est désormais placé. Ce cadre serait d’ailleurs défini par des modalités acceptables, en fonction du sens commun (Goffman, 1989). Alors qu’il semble exister des situations où le délire, malgré son « non-sens » demeure acceptable, la présence d’éléments de dangerosité viendrait inférer sur son niveau d’acceptabilité.

Si la part maudite est ce surplus de production, quel usage fait-on de cet excédent de l’écoute? C’est ici possiblement que s’insinueraient les différents mécanismes de contrôles pouvant être associés à l’écoute. Car dans l’écoute existerait la possibilité inhérente d’un gaspillage. Il faudrait accepter de « perdre son écoute », d’accepter que ce soit une chose qu’on ne puisse garder et d’en faire le deuil (Mallet, 2000). Perdre son écoute équivaudrait-il nécessairement à un manque de professionnalisme dans l’exercice du travail social? Est-ce que cela équivaut à offrir une victime en sacrifice aux bourreaux de l’anonymat social et à l’indifférence institutionnelle, technocratique ?