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Chapitre 3 : Cadre conceptuel

3.4 Différentes épistémologies de l’écoute

3.4.3 Perspective dialogique de l’écoute

Suite à un tour d’horizon d’une compréhension de l’écoute comme processus cognitif, nous souhaitons nous attarder sur une théorie de la communication qui nous apparaît comme fondamentale dans la compréhension de l’écoute. Il s’agit de la théorie du dialogisme, imputée au linguiste russe Mikhaïl Bakhtine. D’emblée, cette posture épistémologique nommée dialogique, semble impliquer un renversement dans la façon de percevoir la parole et rejoint la double dimension du logos énoncée par Heidegger (1976), soit la parole et le recueillement. Ainsi, selon cette théorie, la différence instituée entre l’écoute et la prise de parole serait une fiction, qui aurait comme conséquence de minimiser la complexité de l’interaction entre deux sujets parlants (Lipari, 2014).

À titre de linguiste marxiste, Bakhtine s’est intéressé au vaste champ que sont les sciences humaines, en tentant d’y apporter un modèle de pensée riche et complexe. À travers l’analyse littéraire, il a développé de nombreuses théories pouvant apporter un éclairage intéressant sur la dimension sociale de la linguistique. En effet, pour Bakhtine, l’idéologie occuperait une place prépondérante dans la structure sociale entourant la production discursive (Todorov, 1981). Ceci constituerait la pierre d’assise de la critique faite par Bakhtine à la psychanalyse freudienne, destituant le bassin pulsionnel du « Ça » en tant que base du psychisme, pour y ériger « l’Autre » en tant que représentant du

social (Todorov, 1981; Voloshinov, 2012). Dans cette perspective sociale du psychisme, la dimension de l’écoute viendrait occuper une place fondamentale.

Selon cette perspective, nous serions donc toujours en train d’écouter, même lorsque nous parlons nous serions à l’écoute de nos propres paroles, afin de nous réajuster aux différents cadres de l’échange (Shotter, 2009). En étant situé socialement, le sujet humain, même dans ses monologues intérieurs, écouterait et reproduirait les discours sociaux (Todorov, 1981). Ainsi, autant l’énoncé que l’être n’existeraient que dans le dialogue (ibid.). En analysant l’œuvre littéraire de Dostoïevski, Bakhtine en est venu à une conception du « Sujet du dialogue », qui effacerait la cloison lui donnant une apparente autonomie (Tylkowsky, 2011). Ainsi, en reconnaissant que le monde social est lui-même constitué de discours et de dialogues avec lesquels le Sujet peut fusionner, il devient impossible de penser le Sujet comme une monade souveraine et autonome (Lipari, 2014; Tylkowslky, 2011). L’individu est donc constamment influencé par son entourage, les autres et l’altérité qui l’entoure (Shotter, 2009). À la différence du monologue, le dialogisme reconnaîtrait l’autre comme une « autre conscience » et redonnerait à l’interlocuteur un statut de sujet, qui serait réifié par le monologue (Shotter, 2009).

S’ensuit donc une théorie de l’énoncé qui est particulière à cette vision, car, pour Bakhtine, l’énoncé ne serait pas individuel, il appartiendrait à un contexte d’énonciation et par le fait même à l’histoire et à la culture (Todorov, 1981). De plus, Autrui viendrait affecter directement la production d’un énoncé, car ce dernier lui serait toujours adressé (Shotter, 2015; Todorov, 1981; Tylkowsky, 2011). L’énoncé va donc dépendre de la façon dont le Sujet parlant imagine et perçoit la personne qui reçoit son énoncé (Shotter, 2015). Ainsi, la parole serait modulée sur la représentation que nous nous faisons de l’autre. Mais cette représentation serait également issue d’une parole ou d’un « mot » appartenant à autrui et qui aurait été intériorisé par le Sujet, en se construisant une réponse intérieure ou extérieure (Tylkowsky, 2011). Ainsi, selon Tylkowsky (2011), le dialogue devient inséparable de l’être; la personnalité n’ayant plus de substantialité intérieure et n’existant que dans l’évènement dialogique. Pour Lipari (2014), l’énoncé ne serait pas le fruit d’un individu singulier constitué en monade, il s’agirait plutôt d’un

ensemble complexe constitué d’une multitude de discours, qui produisent du sens au moment de leur énonciation par un individu. D’ailleurs, l’énoncé s’inscrirait dans les structures du temps et de l’espace; les écoutants et les parlants étant continuellement en conversation avec les sujets écoutants/parlants du passé, futur et présent (Lipari, 2014). C’est ce qui aurait amené Bakhtine à qualifier le dialogue de chronotopique, en raison de son affinité à l’espace et au temps, plutôt qu’à son contenu même (Lipari, 2014).

Cette rencontre avec autrui dans le dialogue, Bakhtine le nomme « moment dialogique », que Shotter (2009) décrit comme un moment interactif et une « action jointe » entre les participants. Toujours selon Shotter, ce moment dialogique est lui-même tissé dans un échange continu avec l’environnement et la rencontre entre deux individus permettrait de créer une troisième forme de vie à l’intérieur de laquelle les participants se sentiraient actifs et engagés. C’est ce moment précis où l’écoutant devient le parlant, où une réponse émerge, en lien avec ce qui est dit et l’évènement qui l’entoure. Il s’agit d’une réponse relationnelle, qui sort du paradigme du langage reposant sur la référence- représentation (Shotter, 2009). C’est ce que Bakhtine va nommer la « compréhension répondante ».

Shotter (2009) va approfondir ce qu’il appelle « dialogically responsive listening », s’agissant d’un processus qui émerge lorsque le parlant et l’écoutant se rejoignent en partageant un ensemble déterminé d’éléments contextuels à leurs énoncés. Ainsi, écouter et répondre ne reposeraient plus nécessairement sur le fait d’entendre dans l’immédiat ce qu’une personne dit, mais bien plutôt de répondre au caractère unique d’un discours qui est dit à un moment précis, dans des circonstances précises. Le dialogisme va permettre de se détourner d’une compréhension linéaire de la communication, qui la conceptualise comme transmission d’informations, où le parlant est source d’information et où l’écoutant doit décoder l’information transmise (Shotter, 2009). Ainsi, l’écoutant n’aurait plus un rôle passif, mais encadrerait un énoncé en faisant partie de son contexte d’énonciation. Ce qui permettrait, selon Shotter (2009), de mettre en place les bases d’un « nous » collectif.

Le dialogisme, en plaçant Autrui au cœur de son modèle communicationnel, critique une perspective cognitive autonomiste et ouvre inévitablement la porte à une réflexion sur le rapport à l’autre, soit la dimension éthique de la communication, et plus particulièrement de l’écoute.