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3. L’identité personnelle comme ipséité

3.2. Le sens conceptuel de l’ipséité

Chez Heidegger, le concept d’ipséité (Selbstheit) appartient à la question qui et à la catégorie d’étant qu’est le Dasein. Dans la mesure où l’être du Dasein repose dans son existence et non dans une essence, le Dasein n’a pas de propriétés, qui exprimeraient un quid, mais bien plutôt des modes d’être. Alors que les propriétés concernent la nature d’une chose, c’est-à-dire ce qui fait qu’un être est ce qu’il est, les modes d’être d’une personne concernent son existence, c’est-à-dire le fait d’être. Les modes d’être ou les existentiaux du Dasein, parmi lesquels on peut compter le souci, l’être-avec, l’être-au-monde, l’être-pour-la-mort, etc., correspondent aux différentes manières par lesquelles toute personne peut exister ou plus généralement vivre.

Selon Heidegger, le mode d’être initial du Dasein, au sens de premier mais aussi de fondamental, est celui de la mienneté. Sur le plan existentiel ou sur le plan de l’existence concrète, la mienneté est à l’origine du caractère irremplaçable de la position de tout un chacun : personne ne peut prendre la place de quelqu’un d’autre ; personne ne peut devenir l’autre. Au niveau existential, c’est-à-dire au niveau des déterminations ontologiques du Dasein, la mienneté signifie que le Dasein existe toujours en saisissant les possibilités d’être qui sont les siennes et dans lesquelles son être émerge comme sien (ou mien). En effet, c’est ce rapport à soi que seul le Dasein peut accomplir95 qui le constitue ou le singularise. Cela signifie que c’est grâce à lui qu’il

peut dire « je » 96. L’ipséité, se fondant sur la mienneté, consiste également en un mode d’être du

Dasein qui s’oppose à sa déchéance dans le On. Le On renvoie aux autres en général, c’est-à-dire

94 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298.

95 Martin Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau (hors commerce), Authentica, 1985, paragraphe 9, p. 52 [42]. 96 « Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main. A cet étant-ci, son être est “indifférent”, ou, plus précisément, il “est” de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent. » Ibid.

ni celui-ci ni ceux-là, mais plutôt la masse anonyme d’« autruis » dans laquelle on est toujours déjà97. Alors que dans la déchéance, le Dasein se perd dans le On qui choisit en quelque sorte à

sa place98– il se comprend et agit en fonction de ce qui est public, de ce qui est partagé, comme

les idéologies, les préjugés, les tendances etc. – dans le mode d’être de l’ipséité, il se choisit et se rapporte à ses possibilités comme les siennes99. Dans Être et temps, Heidegger associe le mode

d’être de l’ipséité au souci qui constitue le sens unitaire du Dasein comme être-au-monde. Le souci consiste en une détermination existentiale du Dasein regroupant le fait qu’il existe (être projet), qu’il appartient à une facticité (être jeté) et qu’il entretient un rapport de préoccupation avec les étants mondains (être auprès). Dans la seconde partie d’Être et temps, Heidegger relie l’ipséité à l’existential de la résolution devançante qui constitue l’interprétation temporelle du souci. La résolution devançante – sur laquelle nous reviendrons à l’occasion de l’étude de la promesse – renvoie à l’anticipation par le Dasein de sa propre fin, anticipation ou pensée qui, dans la mesure où elle est maintenue, est à l’origine de sa tenue. Peu importe la détermination concrète donnée à l’ipséité, ce qui la définit essentiellement c’est la distinction heideggérienne entre les modes d’être authentiques du Dasein, c’est-à-dire ceux qui sont conformes ou propres à son être, et les modes d’être inauthentiques du Dasein, à savoir ceux qui sont impropres à l’être du Dasein100. L’ipséité renvoie au mode d’être dans lequel le Dasein choisit ses possibilités

authentiques. Ainsi, être dans l’ipséité ou être soi-même chez Heidegger, c’est être authentique. Il en va autrement chez Ricœur qui ne reprend ni la distinction entre l’existentiel et l’existential, ni celle entre l’authentique et l’inauthentique. Que reste-t-il de l’ipséité heideggérienne si l’on rejette ces deux distinctions ? Pas grand-chose, sinon le mode d’être originaire de la mienneté (Jemeinigkeit) sur lequel l’ipséité se fonde. Et d’ailleurs, bien que Ricœur reprenne à Heidegger le terme d’ipséité comme le fait d’être soi-même, il semble plutôt thématiser ce qu’il appelle l’ipséité à partir de la mienneté101. En effet, tout en écartant les notions

ontologiques qui s’attachent à l’existential de la mienneté102, c’est à partir de ce concept que

97 Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 52 [126]. 98 Ibid.

99 Ibid.

100 Marlène Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin, 2012, p. 55.

101 Le passage suivant témoigne de l’association entre ipséité ou soi (que Ricœur utilise comme synonymes) et mienneté : « La coupure entre ipse et idem exprime finalement celle plus fondamentale entre Dasein et Vorhanden/Zuhanden. Seul le Dasein est mien, et plus généralement soi. Les choses, toutes données et manipulables, peuvent être dites mêmes au sens [de] [sic] l’identité-idem. » Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 102 Il serait injuste de dire que Ricœur tourne complètement le dos aux préoccupations ontologiques de Heidegger : l’herméneutique de l’ipséité fait écho aux grands thèmes de l’analytique existentiale de Heidegger (Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi : la voie longue et la voie courte », loc. cit., p. 427). Par exemple, pour souligner les

Ricœur définit l’ipséité : « Toute la question du propre (ownness) qui régit notre emploi des adjectifs personnels renvoie à la question de l’ipséité »103. Cette appartenance à soi-même

n’exprime ni un rapport de possession de soi-même, ni un certain égoïsme104. En disant que le

soi est sien, on ne dit pas qu’il se possède au sens où certaines choses sont notre propriété. Se posséder soi-même ne prend pas non plus le sens du « self-interest », c’est-à-dire du fait de tout rapporter à soi-même ou encore du fait de se soucier de soi. L’appartenance à soi-même dénote plutôt un rapport d’identification à soi-même105. C’est d’ailleurs ce que soutient Ricœur dans son

article « Individu et identité personnelle » en suggérant que l’individu devient une ipséité en vertu de l’acte d’identification106 par lequel « je dis que » devient le « se dire du je »107. Comme le locuteur

devient un soi doté d’ipséité dès lors qu’il est capable de se reconnaître comme celui qui parle, l’individu manifeste son ipséité en se rapportant à soi-même sous le mode de l’identification. Au-

limites de la mêmeté, nous avons recouru, suivant Ricœur, à la distinction entre Dasein et Vorhanden. Malgré tout, il semble que l’ontologie que propose Ricœur prenne ses distances par rapport à celle de Heidegger.

C'est dans la dixième étude de Soi-même comme un autre que Ricœur propose de saisir l’ipséité dans son être, et ce, en faisant droit à sa relation de contraste avec la mêmeté et sa relation d’implication avec l’altérité. Pour ce faire, Ricœur propose de s’inspirer de la tradition tout en la réinterprétant (László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 197). Ce qu’exploite d’abord Ricœur c’est la polysémie de l’être chez Aristote, telle qu’elle est interprétée par Heidegger. Pour marquer la différence ontologique entre mêmeté et ipséité, il associe la première à l’être au sens des catégories, tels que la substance, et la seconde aux significations métacatégoriales du concept ontologique aristotélicien – être comme « être-vrai », « être-possible », etc. Mêmeté et ipséité apparaissent donc comme deux modes d’être (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 358). Toutefois, prenant ses distances d’avec Heidegger, Ricœur ne va pas comprendre l’ipséité à partir du phénomène du souci. S’il en est ainsi, c’est que l’ipséité a pour pendant phénoménologique l’agir – et l’altérité, le souffrir –, et non le souci. De plus, Ricœur résiste à la tentative de fonder la polysémie de l’agir – je parle, j’agis, je me raconte, je me tiens responsable devant autrui – dans la structure du souci, qui remplit déjà une fonction d’unification chez Heidegger. Il choisit plutôt de la fonder dans un « fond d’être à la fois puissant et effectif » (Ibid., p. 357). Contrairement à la facticité chez Heidegger, qui constitue un « fond d’être » que le Dasein a toujours la passivité de reprendre, chez Ricœur, le fond d’être puissant et effectif renvoie à une liaison indissoluble d’une adhérence à l’être, dans le pâtir, et d’une ouverture au monde dans l’agir (László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 199). Avec cette hypothèse du fond d’être, Ricœur fonde du même coup la coappartenance de l’agir et du pâtir, et par là de l’ipséité et de l’altérité, en étant leurs contreparties phénoménologiques.

103 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 299. 104 Ibid., p. 167.

105 Ibid., p. 198.

106 Dans cet article, Ricœur définit l’acte d’identification dans sa différence avec l’acte d’individualisation. Ce dernier consiste à isoler un quelque chose tenu pour un échantillon indivisible d’une espèce (Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », loc. cit., p. 343.). Cet acte est accompli par les opérations d’individualisation que sont les descriptions définies – par exemple, « L’auteur de Soi-même comme un autre » –, les indicateurs – pronoms personnels, démonstratifs, adverbes de lieu, etc. – et les noms propres, qui ont tous pour fonction de désigner un individu comme un quelque chose singulier à un moment et un lieu précis. Bien que l’acte d’identification semble remplir de prime abord la même fonction, c’est-à-dire isoler et individualiser un quelque chose, il accomplit aussi pour Ricœur une identification du soi à l’objet désigné. S’il en est ainsi, c’est parce que dans « Individu et identité personnelle » et dans Soi-même comme un autre, Ricœur sollicite le concept d’identification dans sa dimension pronominale, c’est-à- dire comme un acte par lequel un soi s’identifie à quelque chose. Dans le cas de l’ipséité, ce à quoi s’identifie le soi, c’est lui-même. Donc c’est au sens d’une identification à soi-même que l’acte d’identification participe de l’ipséité. 107 Ibid., p. 343.

delà d’un soi formel, à quoi se rapporte-t-il dans cette identification ? Selon Ricœur, le rapport d’identification à soi-même constitutif de l’ipséité est le plus souvent médiatisé par une détermination à laquelle on s’identifie, de telle sorte que l’individu se rapporte à lui-même comme ceci ou comme cela. S’identifiant à des valeurs, à un corps, à des pensées, à des jugements ou à l’histoire d’une vie, l’individu retournerait sur lui-même comme celui qui soutient telle valeur, qui défend tel jugement, qui possède tel corps, etc. Inversement, les valeurs, le corps, les pensées, les jugements ou l’histoire d’une vie d’une personne participent de son ipséité dans la mesure où elle s’y rapporte comme les siens108.

De manière similaire à la mienneté qui exprime le rapport du Dasein à ses possibilités comme les siennes, l’ipséité apparaît chez Ricœur comme le type d’identité relevant du rapport d’identification à soi-même, duquel l’individu ressort comme « soi-même » ou « je ». Comme la mienneté chez Heidegger, l’ipséité singularise le soi109. Être soi-même ou être sien s’oppose au

fait d’être un autre ou de ne pas s’appartenir : « le contraire [de l’ipséité] serait ici “autre”, “étranger” »110. L’ipséité exprime donc le rapport de l’individu à lui-même sous le mode de

l’identification duquel il ressort comme soi-même – ou sien – et non en tant qu’un autre. Nous retrouvons ainsi la signification linguistique de l’ipséité.

Si l’ipséité chez Ricœur a le même sens que la mienneté chez Heidegger, on peut se demander pourquoi il ne reprend pas ce terme. Contre la philosophie réflexive111, mais aussi

contre Heidegger, Ricœur soutient que la manifestation de l’ipséité n’est pas réservée au point de vue singulier ou au pronom singulier « je ». Selon Ricœur, l’ipséité peut être énoncée « à toutes les personnes grammaticales : à la première personne dans la confession, l’acception de responsabilité (me voici), – à la deuxième personne dans l’avertissement, le conseil, le commandement (tu ne tueras pas), – à la troisième personne dans le récit [...] (il dit, elle pensa, etc.).112 » Ce que mettent en jeu tous ces énoncés, c’est l’ascription ou l’assignation d’une action,

108 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 155.

109 Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. Robert Tirvaudey, « L’ipséité et l’altérité en question : Heidegger, Sartre, Kierkegaard », Revue philosophique de la France et de l’étranger, n. 3, vol. 137, Paris, PUF, 2012, p. 344.

110 Paul Ricœur, « L’identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35.

111 « Ce sera plutôt un problème pour nous de comprendre comment le soi peut être à la fois une personne dont on parle et un sujet qui se désigne à la première personne, tout en s'adressant à une seconde personne. Ce sera un problème, car il ne faudra pas qu'une théorie de la réflexivité nous fasse perdre le bénéfice certain de la possibilité de viser la personne comme une troisième personne, et non pas seulement comme un je et un tu. La difficulté sera plutôt de comprendre comment une troisième personne peut être désignée dans le discours comme quelqu'un qui se désigne soi-même comme première personne [...] [, de comprendre] cette possibilité de reporter l'autodésignation en première personne sur la troisième ». Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 48.

d’une caractéristique, d’une opinion à une personne. L’ascription, venant attester la possession d’une action par celui qui l’a fait sienne, atteste aussi la mienneté d’une personne, et ce, à toutes les personnes grammaticales113. Il en va de même avec tous les pronoms et adjectifs possessifs,

tels que mon, le mien ; ton, le tien ; son, sa, le sien, la sienne, etc. Pour faire droit à la valeur « omnipersonnel[le] »114 de l’ipséité, Ricœur privilégie donc les expressions « soi » ou « soi-

même », qui expriment « le réfléchi de tous ces pronoms »115, aux expressions « moi » ou

« mienneté ». L’ipséité exprime donc un rapport à soi-même sous le mode de l’identité, pouvant être exprimée à toutes les personnes grammaticales, et en vertu duquel on est soi-même, et non un autre.

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