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Des dispositions acquises à la permanence dans le changement du caractère

1. Le caractère : entre innovation et sédimentation

1.4. Des dispositions acquises à la permanence dans le changement du caractère

Bien que l’acquisition des habitudes n’implique pas un processus d’intériorisation, les habitudes et les identifications acquises se rejoignent en tant qu’elles consistent toutes deux en des dispositions. Autrement dit, les dispositions, auxquelles Ricœur reconduit en général le caractère, se déclinent en habitudes et en identifications acquises. Au sens aristotélicien du terme, une disposition ou un état (hexis) consiste en une certaine manière d’être reliée à la fois à une tendance subjective et une situation objective158. La disposition de la générosité, par exemple,

renvoie à la fois à une tendance de l’individu à être généreux et à la manifestation de cette tendance dans et par rapport à une situation donnée. Les habitudes sont des dispositions parce qu’elles consistent, comme nous l’avons vu, en certaines manières d’être de l’individu. Bien qu’elles semblent relever davantage de la dimension subjective des dispositions acquises – le fait de balancer les bras en marchant renvoie d’abord à une habitude corporelle d’un individu –, les habitudes impliquent toujours aussi un rapport avec une situation objective – l’individu balance ses bras lorsqu’il marche –, sans quoi elles consisteraient en des actions mécaniques, c’est-à-dire des actions qui ne répondent pas à leur contexte159. De manière similaire, les identifications

acquises constituent des manières de se rapporter à des situations en fonction de certaines préférences ou certaines estimations subjectives. Ainsi, renvoyant à certaines manières d’être

158 Pierre Rodrigo, « The Dynamic of Hexis in Aristotle’s Philosophy », Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 42, n. 1, 2011, p. 6.

159 La dimension « objective » des dispositions acquises ou le fait que les dispositions acquises prennent en compte une situation les distinguent en effet des automatismes ou des actions mécaniques. Comme la disposition acquise, l’automatisme renvoie à une certaine manière d’être, à une tendance habituelle de l’individu à agir, à s’exprimer, à percevoir, etc. Toutefois, contrairement aux états, les actions mécaniques ne prennent pas en considération la nature de la situation dans laquelle elles s’accomplissent. La souplesse et la flexibilité des dispositions acquises, en vertu desquelles elles répondent aux demandes d’un contexte déterminé, sont ce qui fait défaut dans les actions mécaniques et les rendent si risibles, comme le défend Bergson dans Le rire. Henri Bergson, Le rire, Paris, Flammarion, 2013, p. 90.

relatives à une situation donnée, les habitudes et les identifications-à sont des dispositions au sens aristotélicien du terme.

Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote distingue les états ou les dispositions des affections – être en colère, être triste, etc. – et des capacités – être capable de méchanceté, avoir la possibilité d’être persévérant, etc.160 Des premières, les dispositions ne partagent pas le caractère

épisodique : le propre d’une disposition est d’être durable, c’est-à-dire de perdurer dans le temps. Avec les secondes, les dispositions n’ont pas en commun le fait d’être innées et c’est pour cette raison que Ricœur parle d’identifications acquises. Les dispositions ont donc la particularité d’être des états acquis et durables. Les habitudes et les identifications, en tant que dispositions acquises, partagent le fait d’être travaillées par une dialectique de l’innovation et de la sédimentation. Elles naissent d’une modification – ou innovation – intervenant au niveau d’une manière d’être d’une personne ou au niveau de ses évaluations et de ses estimations. Puis, à force de temps et d’exercice, elles s’incorporent et s’intériorisent jusqu’à être sédimentées et acquérir du même coup une durabilité. Cette dialectique de l’innovation et de la sédimentation peut être exprimée en termes de changement et de permanence : le changement au niveau d’une manière d’être de l’individu laisse place à la permanence de cette manière d’être, qu’elle soit évaluative, intellectuelle, comportement, corporelle, idéologique ou spirituel.

Ainsi, en redéfinissant le caractère comme un ensemble de dispositions, Ricœur permet de rendre compte du changement et de la permanence constitutifs du caractère. D’une part, le caractère emprunte sa permanence dans le temps aux habitudes et aux identifications sédimentées, c’est-à-dire acquises. À travers la comparaison des traits de caractère sédimentés à travers le temps, le caractère permet de dire d’une personne qu’elle est la même hier qu’aujourd’hui. D’autre part, les dispositions acquises, et plus spécifiquement « la dialectique de l’innovation et de la sédimentation [...] [sont] là pour rappeler que le caractère a une histoire »161, histoire qui permet

de tenir compte du changement, de l’ordre de l’innovation, à l’origine de l’acquisition des dispositions acquises. Ainsi, en s’intéressant à la genèse du caractère dans le temps – ce qui distingue Soi-même comme un autre de ses autres ouvrages – Ricœur rend compte du fait que, par sa constitution même, il n’est pas étranger aux changements d’une personne dans le temps.

160 « L’état se définit en effet par les actes et les œuvres qui sont siennes », Aristote, L’Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, IV, 4, 1122 b 1

Toutefois, la dialectique de l’innovation et de la sédimentation, qui permet de rappeler que le caractère naît d’un changement, a la particularité de néantiser le premier moment – innovation, changement – dans le déploiement du second – sédimentation, permanence dans le temps. Une fois acquise, l’habitude ou l’identification-à revêt une durabilité qui masque le changement qui l’a pourtant précédé, ce qui explique aussi pourquoi on est porté à conférer une permanence dans le temps de l’ordre de l’immuabilité au caractère. Dès lors, pour faire droit au caractère comme forme de permanence dans le changement, il faut non seulement le thématiser en termes de dispositions acquises, mais il faut également déployer l’histoire de ces dispositions : « le caractère doit être replacé dans le mouvement de la narration »162. C'est ici que Ricœur fait

intervenir l’identité narrative qui permet de déployer effectivement, et non plus seulement théoriquement, l’émergence d’un trait de caractère.

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