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Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle chez Paul Ricoeur et László Tengelyi

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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chez Paul Ricoeur et L

ászló Tengelyi

Mémoire

Cassandre Bois

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Moi, si versatile

Le problème de l’identité personnelle chez Paul Ricœur et

László Tengelyi

Mémoire

Cassandre Bois

Sous la direction de :

Donald A. Landes

Sophie-Jan Arrien

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Résumé

Comment une personne peut-elle rester identique dans le temps malgré les changements qu’elle traverse au cours de sa vie ? L’identité personnelle, abordée dans ce mémoire comme phénomène temporel, renvoie au fait qu’une personne reste la « même » ou « soi-même » à travers le temps. Cette permanence dans le temps ne prend toutefois pas le sens de l’invariabilité ou de l’immuabilité. Une personne qui semble être la même qu’hier et dont on s’attend à ce qu’elle reste identique demain a connu et connaîtra inévitablement des transformations autant physiques, psychologiques que morales. Confronté à cette variabilité, on ne met pourtant pas en doute l’identité indéniable de tout un chacun. L’identité personnelle se phénoménalise donc comme une forme de permanence dans le changement. Si l’expérience surmonte toujours déjà l’apparente contradiction entre la permanence et les changements d’une personne dans le temps, la question théorique de l’identité personnelle prend l’apparence d’un défi. Dans ce mémoire, nous proposons de répondre à ce défi à partir de l’œuvre du philosophe et herméneute Paul Ricœur. Le premier et le second chapitres de ce mémoire seront consacrées à la restitution de sa recherche conceptuelle, investiguant les concepts de mêmeté et d’ipséité, puis de sa recherche descriptive, consacrée aux phénomènes de caractère, de promesse et d’identité narrative. Afin d’évaluer les apports de Ricœur au défi de l’identité personnelle, sa conception de l’identité fera l’objet au troisième chapitre d’une lecture critique dans laquelle ses limites seront identifiées. Ce geste de déconstruction permettra de repenser, avec le philosophe László Tengelyi, les possibilités offertes par les analyses de Ricœur sur la base desquelles une conception plus adéquate de l’identité personnelle sera édifiée dans le dernier chapitre.

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Abstract

How can a person remain identical in time, despite the many changes that they go through in the course of their life? Personal identity, which will be discussed in this thesis as a temporal phenomenon, refers to the fact that a person remains the “same” or “themselves” through time. This permanence in time does mean invariable or immutable. A person who seems to be the same as they were yesterday and that we expect to be identical again tomorrow has inevitably undergone and will undergo many physical, psychological, and moral transformations. Yet even this variability does not cause us to doubt the undeniable identity of each person. Personal identity thus manifests itself as a form of permanence through change. If our experience already reveals the apparent contradiction between permanence and change when it comes to a person in time, the theoretical question of personal identity takes on the sense of a challenge. In this thesis, I attempt to respond to this challenge by beginning from the work of hermeneutic philosopher Paul Ricœur. The first two chapters offer a reconstruction of his conceptual research, exploring in particular the concepts of sameness and selfhood, as well as of his descriptive research into the phenomena of character, promising, and narrative identity. In order to evaluate Ricœur’s contribution to the challenge of personal identity, in chapter three I provide a critical reading of his theory of identity in which I identify its limitations. Through this deconstructive approach and with a turn to the work of László Tengelyi, the final chapter proposes a rethinking of the possibilities offered by Ricœur’s analyses and what I argue is a more adequate conception of personal identity.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vi

INTRODUCTION.QUI SUIS-JE ?L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE PERMANENCE ET CHANGEMENT ... 1

CHAPITRE 1. ENTRE MÊMETÉ ET IPSÉITÉ : L’EXPRESSION CONCEPTUELLE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE ... 9

1. La question, le défi et le problème de l’identité personnelle ... 13

2. L’identité personnelle comme mêmeté ... 17

2.1. La mêmeté comme concept de relation ... 18

2.2. Les limites de la mêmeté ... 21

3. L’identité personnelle comme ipséité ... 24

3.1. La signification linguistique de l’ipséité ... 25

3.2. Le sens conceptuel de l’ipséité ... 26

3.3. La validité du concept d’ipséité ... 30

4. La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité ... 31

4.1. La correction du concept de mêmeté ... 32

4.2. Trois articulations de la mêmeté et de l’ipséité : caractère, promesse et identité narrative ... 33

CHAPITRE 2.CARACTÈRE, PROMESSE ET IDENTITÉ NARRATIVE : L’EXPRESSION CONCRÈTE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE ... 36

1. Le caractère : entre innovation et sédimentation ... 37

1.1. L’immuabilité du caractère ... 38

1.2. Les habitudes et leur acquisition ... 40

1.3. Les identifications-à et leur intériorisation ... 42

1.4. Des dispositions acquises à la permanence dans le changement du caractère ... 43

2. La promesse ... 45

2.1. La promesse comme acte de discours ... 45

2.2. La promesse comme action morale ... 48

2.3. La promesse comme forme d’identité personnelle ... 51

3. L’identité narrative ... 56

3.1. L’histoire d’une vie et la problématique du rapport entre la vie et la fiction ... 57

3.2. L’histoire d’une vie et la mise en intrigue ... 60

3.3. L’identité narrative : de l’identité du personnage à l’identité de la personne ... 63

3.4. L’identité narrative comme mise en intrigue de la permanence et du changement ... 67

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4. La réponse concrète de Ricœur au défi de l’identité personnelle ... 68

CHAPITRE 3.L’EXPÉRIENCE DE LA PERTE D’IDENTITÉ ET LA LIMITE DE LA CONCEPTION RICŒURIENNE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE ... 71

1. Les cas de fragilisation de l’identité et leur résolution ... 74

1.1. La fragilisation de l’identité du personnage et de la personne ... 75

1.2. La résolution des situations de fragilisation de l’identité personnelle ... 76

1.3. La limite de la résolution ricœurienne des situations de fragilisation de l’identité personnelle ... 78

2. La critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ... 81

2.1. La promesse est-elle un phénomène d’identité personnelle ? ... 83

2.2. L’ipséité est-elle un modèle d’identité ? ... 86

2.3. Le sort de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ... 90

3. Le prolongement de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ... 91

CHAPITRE 4. L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE INSTITUTION DE SOI ET FORMATION DE SOI ... 94

1. La conception abstraite de l’ipséité selon Tengelyi ... 96

1.1. La distinction entre la singularité, l’ipséité et la mêmeté ... 97

1.2. L’ipséité comme identité narrative ... 99

2. Le champ phénoménal de Tengelyi : émergence d’un nouveau sens, formation de sens et fixation de sens ... 101

2.1. La limite de la donation de sens ... 103

2.2. La critique de la corrélation entre sens et signification ... 105

2.3. Le rapport diacritique entre la formation de sens et la fixation de sens ... 108

3. La conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie ... 112

3.1. L’histoire d’une vie comme expérience vécue et histoire racontée ... 112

3.2. L’histoire d’une vie comme formation souterraine de sens et fixation rétroactive de sens ... 115

4. L’identité narrative : entre institution de soi et formation de soi ... 118

4.1. L’identité narrative comme institution de soi ... 118

4.2. L’émergence d’un sens nouveau et la division de soi ... 119

4.3. L’identité personnelle comme formation de soi ... 121

5. La conception concrète de l’ipséité selon Tengelyi ... 124

6. Le prolongement de Ricœur et la réalisation du double défi de l’identité personnelle .. ... 125

6.1. La résolution du double défi de l’identité personnelle ... 125

6.2. La transformation de la conception ricœurienne de l’identité narrative ... 128

CONCLUSION.DEVIENS CELUI QUE TU ES ... 133

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Remerciements

Je remercie mon directeur de recherche Donald pour sa confiance, son soutien constant, ses précieux conseils et ses généreux commentaires à l’aube et au terme de la rédaction. Je tiens également à remercier ma directrice Sophie-Jan pour sa bienveillance, pour la liberté qu’elle m’a accordée dans l’exploration de la pensée de Ricœur et pour la confrontation informée et pertinente de mes thèses. Merci à Marie-Andrée Ricard et Luc Langlois d’avoir accepté d’évaluer ce mémoire et de m’avoir donné la possibilité de l’améliorer jusqu’à la fin.

Merci à mes compagnons de philosophie, Mathilde J. et Jean-François R., pour les riches discussions qui ont hors de tout doute alimenté la rédaction de ce mémoire. Je souhaite aussi remercier Sophie pour sa précieuse amitié, sa joie au quotidien et ses encouragements répétés. Merci affectueusement à Colombe de m’avoir offert des petits répits dans la rédaction de mon mémoire tout en me donnant l’estime nécessaire pour le terminer.

Je tiens à remercier mes parents pour leur écoute, leur empathie et leur soutien inconditionnels durant ce processus et bien plus encore. Je remercie profondément ma sœur Mathilde pour la lecture attentive de ce mémoire, mais surtout de m’avoir guidée, épaulée et montrée l’exemple tout au long de mon parcours en philosophie.

Je tiens finalement à remercier Marin de m’avoir accompagnée dans la recherche de la problématique de ce mémoire. Merci également d’avoir traversé avec moi les pires et les meilleurs moments de la rédaction de ce mémoire et d’avoir su entretenir, malgré tout, mon intérêt pour la philosophie.

La réalisation de ce mémoire a été soutenu par l’aide financière du CRSH et du FRQSC pour laquelle je suis reconnaissante.

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I

NTRODUCTION

.

Q

UI SUIS

-

JE

?

L’

IDENTITÉ

PERSONNELLE ENTRE PERMANENCE ET CHANGEMENT

J’existe depuis vingt-cinq années. J’ai été toute petite, puis j’ai grandi et j’ai atteint ma taille, celle-ci que j’ai maintenant et que j’ai pour toujours. [...] Je ne suis pas responsable de cet âge ni de cette image. On la reconnaît. Ce serait la mienne. Je le veux bien. Je ne peux pas faire autrement. Je suis celle-ci, là, une fois pour toutes et pour jamais. J’ai commencé à l’être il y a vingt-cinq ans. [...] Je pourrais être mille fois différente de ce que je suis et, en même temps, être à moi seule ces milles différences. Cependant, je ne suis que celle-ci qui se regarde en ce moment et rien au-delà. Et je dispose peut-être, de trente octobre, de trente août pour passer de ce moment-ci à la fin de ma vie. Je suis à jamais prise au piège de cette histoire-ci, de ce visage-là, de ce corps-là, de cette tête-là1.

Étendue sur le sable monotone d’une plage de l’Atlantique, ayant pour seule compagnie le roulement répétitif des vagues, Francine Veyrenattes fait enfin l’expérience de l’ennui. Cette lassitude lui offre l’espace nécessaire pour se ressaisir du désordre qui a troublé dernièrement la vie aux Bruges, une vie que l’on voulait pourtant tranquille. Tout a commencé avec la mort de son oncle Jérôme, responsable du malheur de sa famille, tué par Nicolas, le frère de Francine. Ce duel a initié le parcours hyperbolique de Nicolas, de la liberté retrouvée à la découverte de l’amour et de l’amour déçu à sa propre mort. Esseulés et endeuillés, les parents de Francine ont alors sombré dans la folie. Devant ce tumulte, impliquant tout son entourage, Francine est étrangement restée impassible. Pourtant, elle en a été le principal moteur : ayant informé Nicolas de l’adultère de Jérôme, c’est elle qui a suscité l’étiolement de son entourage. Au son de la mer, Francine prend conscience de sa responsabilité dans le malheur aux Bruges : ce malheur, dont elle était jusqu’alors témoin, devient le sien.

Sous la lumière du soleil brûlant, Francine ne se découvre pas seulement coupable des méandres des Bruges, mais elle se rencontre aussi elle-même. Sous le regard curieux des autres vacanciers et à distance de la vie de ses proches, Francine prend conscience de son corps, de son visage, de son histoire. Ce corps et cette histoire qu’elle a commencé à être il y a 25 ans font d’elle qui elle est : ce sont les siens et c’est à eux qu’on la reconnaît. Pourtant, ils ont changé avec le temps. Francine est née, a grandi et s’est transformée ; son visage a vieilli, son corps est devenu celui d’une femme et ses préoccupations celles d’une adulte (le travail, la famille, l’amour, etc.). Malgré ces milles différences que lui a fait subir l’épreuve du temps, Francine reste et restera toujours elle-même. C’est l’obstination de son identité malgré et à travers le changement que lui fait découvrir le murmure inlassable des vagues. Cette

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découverte exprime cette fois-ci un état de fait pour lequel on ne peut pas la tenir responsable. C'est la vie, seule, qui tient toujours ensemble la permanence de son identité et les changements qu’elle subit avec le temps.

Le constat que fait Francine, protagoniste du roman La vie tranquille de Marguerite Duras, jette une lumière sur une des expériences les plus familières et les plus omniprésentes de la vie quotidienne. Tous les jours, on dit d’une personne que l’on croise puis recroise qu’elle est la même ; en rapportant des souvenirs de notre passé comme étant les nôtres, on suppose à chaque fois que l’adulte que nous sommes est le même que l’enfant que nous étions ; de manière similaire, en prenant un rendez-vous on s’attend à rencontrer le même individu que celui avec qui la rencontre a été fixée2. Pourtant, cette personne qui nous semble être la même

qu’hier et dont on s’attend à ce qu’elle reste identique demain a connu et connaîtra inévitablement des changements, autant physiques – regroupant l’apparence corporelle, la démarche, la manière de s’exprimer, etc. –, psychologiques – incluant les impressions, les désirs, les humeurs, les passions, etc. – que moraux – recoupant les convictions, les croyances, les idéaux, etc. Confrontés à cette variabilité, nous supposons malgré tout l’identité indéniable de tout un chacun. Cette identité, à l’exception des cas troublants de crises identitaires, fait rarement l’objet d’un constat explicite et réfléchi. Par chance d’ailleurs parce qu’il s’agirait de méditer à chaque fois sur la condition de nos actions et de nos relations interpersonnelles : c’est en partant du fait que les autres, autant que moi-même, seront les mêmes demain que ceux que nous étions hier qu’il devient possible de se tenir responsable de nos actions passées, de se projeter dans le futur, de s’engager auprès d’autrui, de tisser des relations d’amitié, d’amour, etc.3 La permanence d’une personne dans le temps constitue sans aucun doute un

état de fait structurant notre quotidienneté et rendant possible la vie en commun.

Cette réalité indiscutable, posée dans et par l’expérience, provoque pourtant des discussions, des dissensions, des disputes au moment de la traduire théoriquement. La question de l’identité personnelle a fait l’étude d’une multitude de disciplines parmi lesquelles on peut compter la sociologie, la psychologie, la biologie ou encore la philosophie. En philosophie, la question de l’identité personnelle a été abordée pour la première fois par le philosophe anglais John Locke. Ce dernier a non seulement été le précurseur du traitement

2 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, Paris, Seuil, 2013, p. 378.

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philosophique de l’identité personnelle, mais il a également été l’initiateur d’un grand débat autour de cette question, débat qui a traversé la philosophie moderne et contemporaine jusqu’à aujourd’hui. Dans le fameux chapitre « Ce que c’est qu’identité et diversité » de son Essai philosophique concernant l’entendement humain, après avoir distingué l’identité personnelle de l’identité de la substance et de l’identité de l’humain, Locke la reconduit à l’activité de la réflexion : « puisque la cons-cience accompagne toujours la pensée, et que c’est là ce qui fait que chacun est ce qu’il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre choses pensante : c’est aussi en cela seul que consiste l’identité personnelle »4. C’est la conscience de soi qui assurerait

la coïncidence avec soi-même et par-là l’identité personnelle5. Locke confère une permanence

dans le temps à cette identité, qui n’est pour l’instant qu’instantanée, en étendant le privilège de la réflexion à la durée : la continuité de la réflexion ou de la conscience de soi est prise en charge par la mémoire6. Chez Locke, une personne reste identique dans le temps grâce à la

persistance de sa mémoire.

Par cette adéquation entre la mémoire et l’identité, Locke a ouvert le débat autour des critères de l’identité personnelle qui occupe encore aujourd’hui la philosophie. Les uns se sont rangés auprès de leur prédécesseur en soutenant que c’est un critère psychologique, tel que la mémoire, qui assure l’identité personnelle7. D’autres soutiennent plutôt que ce sont des critères

physiques ou corporels, comme le code génétique et le cerveau, qui confirment la permanence d’une personne malgré les limites, les intermittences ou les défaillances de la mémoire, s’opposant ainsi à l’adéquation lockéenne entre la mémoire et l’identité personnelle8. Mais le

traitement de la question de l’identité personnelle par Locke a suscité des critiques plus radicales. La permanence d’une personne dans le temps, que Locke et le débat sur les critères d’identité après lui présupposent communément sans toutefois s’entendre sur sa nature, se trouve elle-même remise en question, et ce, notamment par David Hume. Dans son Traité de la nature humain, c’est l’expérience du changement qui nourrit le soupçon de Hume. Il y rapporte que « quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute

4 John Locke, « Ce que c’est qu’identité et diversité », Essai philosophique concernant l’entendement humain, 2e éd., trad. P. Coste, Paris, Vrin, 1972, chapitre XXVII, p. 523.

5 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 151.

6 Denis Thouard, « Subjectivité et identité : le sentiment de soi chez Paul Ricœur », dans Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.), L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, Villeneuve-d’ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 83.

7 Harold W. Noonan, op. cit., p. 9-11.

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toujours sur l’une ou l’autre perception particulière, chaleur ou froid, lumière ou ombre, amour ou haine, douleur ou plaisir. Je ne m’atteins jamais moi-même à un moment quelconque en dehors d’une perception et ne peux rien observer d’autre que la perception »9. En se rapportant

à soi-même, on ne trouve pas d’identité invariable parmi la multiplicité, la diversité et le changement de nos perceptions, de nos sensations, de nos dispositions à travers le temps. L’idée d’identité ou de permanence dans le temps n’ayant pas d’impression correspondante ne peut donc pas être réelle pour Hume. Ce qui nous donne alors la propension si forte à superposer une identité à ces perceptions successives selon lui, c’est l’imagination, puis la croyance10 : elles infèrent, de la ressemblance, de la contiguïté ou de la causalité entre nos

perceptions, une identité11. Pour Hume, l’identité personnelle n’est alors rien d’autre qu’une

illusion : « L’identité que nous attribuons à l’esprit de l’homme n’est qu’une identité fictive »12.

Le traitement de la question de l’identité personnelle prend donc la forme d’un débat élargi : les premiers posent et recherchent un principe de permanence dans le temps qui assure l’identité personnelle ; les autres partent des changements d’une personne dans le temps et réduisent, à la Hume, l’identité à une idée n’ayant aucun pendant réel. Ce débat est en réalité un dilemme qui nous demande de choisir entre la permanence d’une personne dans le temps, en dépit de ses transformations, et les changements d’une personne au cours d’une vie, menaçant son identité. Le phénomène de l’identité personnelle nous dissuade toutefois de nous ranger de l’un ou l’autre côté de ce dilemme. La raison en est simple : aucun des deux ne rend compte du phénomène de l’identité personnelle dans sa totalité, mais seulement l’une de ses faces. En effet, l’identité personnelle renvoie et à la permanence d’une personne dans le temps et aux transformations dont elle a fait l’épreuve. L’identité personnelle nous enjoint donc de dépasser ce dilemme théorique en résorbant la tension qui la travaille. La question de l’identité personnelle prend du même coup l’apparence d’un défi qui nous demande de penser ensemble l’opposition entre permanence et changements d’une personne dans le temps.

Ce défi, Paul Ricœur, philosophe et herméneute contemporain, propose d’y répondre dans son ouvrage récapitulatif Soi-même comme un autre. Cette œuvre, consacrée à l’élaboration d’une interprétation ou d’une herméneutique du sujet comme soi, aborde notamment la

9 David Hume, Traité de la nature humaine, trad. A. Leroy, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, Livre I, quatrième partie, sixième section, p. 343.

10 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 153. 11 David Hume, op. cit., p. 347.

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question de la temporalité du soi. Dans la cinquième et la sixième études de son texte, Ricœur se confronte plus précisément à la difficile question « Qui suis-je, moi, si versatile ? »13 et tente,

pour y répondre, d’identifier une forme de permanence dans le changement qui convienne à la personne. Ricœur oriente donc sa recherche sur la temporalité du soi en reprenant les termes dans lesquels se pose le défi de l’identité personnelle. L’apport de Ricœur à ce défi relève du caractère pluriel de sa réponse. Plutôt que de déceler un critère unique d’identité, Ricœur distingue deux concepts d’identité personnelle – la mêmeté et l’ipséité – et trois phénomènes d’identité correspondant – le caractère, la promesse et l’identité narrative. C’est grâce à cette multiplication des modèles d’identité que Ricœur prétend rendre compte de la coexistence de la permanence et du changement d’une personne dans le temps. Malgré tout, nous pensons que cette réponse originale rencontre ses limites. L’identification et l’examen des problèmes inhérents à la conception ricœurienne de l’identité personnelle nous mettent néanmoins sur la voie de celle proposée par le philosophe et phénoménologue László Tengelyi, qui est prometteuse. Dans son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Tengelyi propose de prolonger la conception ricœurienne de l’identité narrative, c’est-à-dire de s’en inspirer tout en la dépassant. Nous pensons que cette révision permet à Tengelyi de répondre, à partir de Ricœur, au défi de l’identité personnelle.

Afin d’identifier les apports, les limites et les potentialités de la conception ricœurienne de l’identité narrative, la cinquième et la sixième études de Soi-même comme un autre ainsi que d’autres écrits de Ricœur sur le même sujet14 feront l’épreuve d’une triple lecture. Les notions

de mêmeté et d’ipséité ainsi que les concepts de caractère, de promesse et d’identité narrative, abordés très rapidement par Ricœur, appelleront d’abord un travail d’explicitation et de restitution. À partir de cette reconstitution conceptuelle et descriptive il sera ensuite possible d’élaborer une lecture critique visant à cerner les limites de la conception ricœurienne de l’identité personnelle. Ce geste de déconstruction permettra enfin, dans un « style moins polémique et plus constructif »15, de repenser les possibilités offertes par l’analyse de Ricœur

13 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 198.

14 Parmi lesquels on peut compter notamment : « Identité narrative », Revue des sciences humaines, vol. LXXXXV, n. 221, 1991 (janvier-mars), p. 36 ; « Identité narrative », Esprit, vol. 7-8, n. 140-141, 1988 ; « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, Paris, Seuil, 2013 ; « L’interprétation de soi : allocution prononcée devant l’Université de Heidelberg en janvier 1990 », Cités, n. 33, 2008 ; « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2008.

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sur la base desquelles une conception plus adéquate de l’identité personnelle pourra être édifiée.

La première partie de ce parcours est consacrée à la restitution conceptuelle de la recherche de Ricœur. Dans la mesure où les concepts sollicités par Ricœur sont déterminés par sa conception du sujet comme soi, il s’agira d’abord de synthétiser sa critique du cogito qui nous mènera à la question de la temporalité ou de l’identité du soi. Après avoir déplié le sens que prend l’identité personnelle chez Ricœur, c’est-à-dire celui d’une forme de permanence dans le changement, nous aborderons la difficulté avec laquelle débute sa recherche conceptuelle. Selon Ricœur, la tradition dispose de catégories qui ne sont pas à même de saisir le phénomène de l’identité comme permanence dans le changement. En réponse à ce « problème de l’identité personnelle », il s’agira d’abord de montrer en quoi ce que Ricœur appelle la mêmeté ou l’identité-idem est inappropriée par rapport au défi de l’identité personnelle. Nous montrerons ensuite avec Ricœur comment un autre concept d’identité, celui de l’ipséité, est compatible, du moins a priori, avec la permanence et le changement d’une personne dans le temps. Puisque pour Ricœur ce n’est pas l’ipséité seule, mais la mise en relation des concepts de mêmeté et d’ipséité qui permet de saisir adéquatement le phénomène de l’identité personnelle, nous nous intéresserons finalement à la triple dialectique entre ces deux concepts correspondant à trois phénomènes d’identité personnelle : le caractère, la promesse et l’identité narrative. Ainsi, en mettant en place le champ conceptuel depuis lequel il est possible de saisir adéquatement les phénomènes de l’identité personnelle, ce chapitre servira de prolégomènes à la recherche descriptive de Ricœur.

Dans sa recherche descriptive, restituée dans notre deuxième chapitre, Ricœur tente de montrer que trois phénomènes d’identité personnelle constituent bel et bien trois configurations différentes de la permanence et du changement d’une personne dans le temps ayant leur temporalité respective. Commençant avec le caractère, nous montrerons que les habitudes et les identifications acquises confèrent à la personne une forme d’identité rétrospective en vertu de laquelle on peut dire qu’elle est la même aujourd’hui que hier. Comme les traits de caractère sont acquis pour Ricœur, ils ont pour origine un changement au niveau des manières d’être de l’individu, changement qui tend à être oublié avec la sédimentation des habitudes ou des identifications dans le temps. Par contraste, il apparaîtra que la promesse impliquant un maintien de soi à travers la fidélité à la parole donnée est contemporaine du changement des inclinations, des opinions, des désirs, etc. d’une personne à travers le temps.

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Dans la mesure où la persistance du soi dans le temps est annoncée à travers la promesse, l’identité personnelle se révélera ici prospective. Il s’agira dans un troisième temps de présenter la notion d’identité narrative, c’est-à-dire le type d’identité qui relève de l’histoire d’une vie. Avec l’identité narrative, la permanence dans le temps d’une personne est empruntée à la concordance des événements de sa vie, concordance qui incorpore toujours les éléments discordants ou les changements dans sa vie. L’identité narrative liant le passé et le futur ainsi que le caractère et la promesse couvre le spectre de l’identité personnelle.

Le défi de l’identité personnelle auquel Ricœur apporte une réponse conceptuelle et descriptive que nous aurons restituée prendra une nouvelle tournure avec le troisième chapitre de ce mémoire. Nous proposerons d’éclairer un aspect de l’identité personnelle, laissé dans l’ombre jusqu’à alors, celui des situations de perte d’identité. Les crises identitaires, dans lesquelles l’identité ne se trouve pas anéantie, demandent de rendre compte de la persistance de l’identité malgré l’impression d’une perte d’identité. Pour répondre à cette nouvelle question, il s’agira d’abord de restituer le traitement et la résolution proposés par Ricœur des cas de fragilisation de l’identité narrative. Selon Ricœur, lorsqu’il n’est plus possible de répondre à la question « Qui suis-je ? », l’identité personnelle est sauvée par la persistance d’une forme épurée de l’ipséité ainsi que par le maintien de soi dans la promesse. Malgré cette solution, nous pensons qu’avec ces situations limites de l’identité personnelle, la conception ricœurienne rencontrera sa limite. À contre-courant des constants de nos chapitres précédents, il s’agira de montrer que la promesse et l’ipséité ne constituent pas, tout compte fait, des formes de permanence dans le temps qui répondent à la question « Qui suis-je ? ». Nous tenterons de montrer que la promesse n’offre aucune réponse valide à cette question parce qu’elle constitue d’abord et avant tout un mode d’être du soi. Il apparaîtra également que l’ipséité, exprimant la singularité du soi, n’est ni liée par la temporalité ni par l’individualité au phénomène de l’identité personnelle. Au terme de cette lecture critique, la conception ricœurienne de l’identité personnelle apparaîtra désuète. Disqualifiée à titre de réponse au défi de l’identité personnelle, la conception de Ricœur ne méritera pas pour autant d’être rejetée. Dans un geste constructif, nous terminerons ce chapitre en soulignant les apports de Ricœur à la question de l’identité personnelle et en proposant leur prolongement avec la conception de l’identité personnelle de László Tengelyi, telle que développée dans son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage.

Ce geste de reconstruction sera accompli dans le quatrième et dernier chapitre de ce mémoire. Dans la mesure où Tengelyi propose une nouvelle conception de l’identité narrative,

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à partir de laquelle il thématise à nouveaux frais l’ipséité ricœurienne, un détour par sa phénoménologie s’avérera nécessaire. Il s’agira d’abord de délimiter avec lui son nouveau champ phénoménologique, au centre duquel il situe les processus d’émergence spontanée d’un nouveau sens, de formation de sens et de fixation de sens. À partir de ces processus, nous expliciterons sa conception de l’histoire d’une vie comme formation de sens souterraine à l’expérience vécue et fixation rétroactive de ce sens. Nous décrirons ensuite sa conception de l’identité narrative comme institution de soi et formation de soi, renvoyant respectivement à un type d’identité constitué par les histoires racontées sur soi-même et à un type d’identité tacite et inaudible, qui n’est pas explorée explicitement par Ricœur. Ce détour par la phénoménologie nous permettra finalement de donner une concrétude à la reconception de l’ipséité proposée par Tengelyi. De manière plus importante, il nous donnera enfin la possibilité de résoudre le double défi de l’identité personnelle, celui de la permanence dans le changement et celui de la perte d’identité. On y proposera, à partir de Tengelyi et de Ricœur, une réponse multiple en termes de mêmeté et d’ipséité ainsi que d’institution de soi et de formation de soi. Ainsi, notre parcours de restitution, déconstruction et reconstruction se terminera, comme il avait commencé, avec la conception ricœurienne de l’identité personnelle, mais cette fois-ci transformée.

(16)

C

HAPITRE

1. E

NTRE MÊMETÉ ET IPSÉITÉ

:

L

EXPRESSION

CONCEPTUELLE DE L

IDENTITÉ PERSONNELLE

Je pourrais être mille fois différente de ce que je suis, et en même temps, être à moi seule ces milles différences. Cependant, je ne suis que celle-ci qui se regarde en ce moment et rien au delà16.

L’ouvrage de 1990 de Paul Ricœur Soi-même comme un autre prend pour point de départ la « querelle du Cogito »17 opposant les tenants de la philosophie réflexive, à la tête de laquelle on

retrouve Descartes, et les philosophes du soupçon18, dont Hume et Nietzsche sont les

paradigmes. Selon les premiers, le sujet consiste en un rapport réflexif avec soi-même, réflexion qui, par son caractère immédiat et adéquat – par lesquels la réflexion sur soi se confond avec l’intuition de soi – constitue un savoir indubitable pouvant agir à titre de fondement de la connaissance19. À l’encontre de cette conception du sujet, les philosophes du soupçon retirent

au sujet la possibilité de s’appréhender de manière immédiate et apodictique en raison du caractère figural et mensonger du langage, de l’instinct de vérité ou encore de la multiplicité du monde intérieur (pensées, sentiments, convoitises, etc.). Ils vont même jusqu’à suggérer que le « je » ou le sujet est en réalité une interprétation causale, un artifice langagier, un produit de l’imagination, bref une illusion camouflant rien d’autre qu’une multiplicité sensible20.

Afin de dépasser ce désaccord, Ricœur propose une conception du sujet qui le place à égale distance entre ce cogito et cet anti-cogito. Cette conception du sujet est celle d’un cogito blessé, c’est-à-dire un cogito instruit de l’impossibilité et de la fausseté de l’intuition de soi. L’instruction du cogito vient de pair avec un double dessaisissement de lui-même. D’une part, le cogito blessé

16 Marguerite Duras, op. cit., p. 127.

17 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148.

18 Les expressions « philosophes du soupçon » ou « maîtres du soupçon » sont employées par Paul Ricœur dans De l’interprétation : essai sur Freud, pour désigner les représentants – Nietzsche, Freud et Marx – de l’herméneutique du soupçon. Selon cette herméneutique, les phénomènes – tels que les rêves, les valeurs et les idéologies – révèlent un sens chiffré, distordu, illusoire qu’il s’agit de déchiffrer et de dénouer afin de révéler, dans son intelligibilité, le sens originel qui s’y cache. Dans la Préface à Soi-même comme un autre, Ricœur joint David Hume à cette tradition philosophique du soupçon en ce qu’il soutient que l’idée d’identité personnelle ou du soi, n’ayant aucune impression correspondante – en réalité, on fait uniquement l’expérience d’une diversité de sensations, de perceptions, de sentiments, etc. – n’est qu’une illusion.

19 Paul Ricœur, « De l’interprétation », Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, tome II, Paris, Seuil, 1986, p. 29. 20 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 25-27.

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s’est dépossédé de lui-même comme sujet à même de se poser immédiatement et avec certitude, position de soi qui est impossible. En effet, selon Ricœur, toute saisie directe de soi est vide parce que le soi réfléchissant s’y appréhende comme « personne » au sens du nom et du déterminant indéfini, c’est-à-direcomme un individutotalement désancré et dépossédé de toutes déterminations singulières21. D’autre part, le cogito blessé se trouve dessaisi des

mécompréhensions de lui-même. S’opposant à la transparence à soi revendiquée par le cogito cartésien, Ricœur pense que la compréhension de soi-même est inévitablement anticipée et biaisée par les présupposés et les préjugés relevant du monde, de l’époque ou de la langue auxquels appartient le sujet et desquels il ne peut pas se détacher22. Le second dessaisissement

que subit le cogito blessé est alors celui de « la réelle perte de ce plus archaïque de tous les objets : moi »23 et des autres précompréhensions que le sujet a de lui-même24.

Si après cette mise à l’écart des attributs d’immédiateté, d’adéquation et d’apodicticité, on peut encore parler d’un cogito c’est parce que le sujet pour Ricœur peut encore accomplir un retour sur lui-même. Pour avoir une certaine vérité – bien qu’elle ne sera jamais apodictique – , cette réflexion ne peut pas être directe et elle doit provoquer la perte des précompréhensions de l’individu25. Positivement, ce retour sur soi-même doit être médiatisé et épochal. Ce qui agit à

titre d’intermédiaire dans le retour réflexif du sujet sur lui-même, ce sont les œuvres, les textes, les documents, les institutions et les monuments. Les œuvres culturelles participent de la compréhension de soi parce qu’elles produisent une distanciation26 qui permet à l’individu de se

perdre – c’est-à-dire délaisser les mécompréhensions sur lui-même – pour mieux se retrouver27.

Cela suppose que les œuvres culturelles communiquent une compréhension de l’expérience

21 Ibid., p. 16. Bien que la saisie directe de soi-même soit vide ou formelle, elle s’accompagne néanmoins pour Ricœur d’un certain sentiment de soi. Dans la réflexion immédiate sur soi-même, le sujet est capable de dire « je sens que j’existe et que je pense », sentiment le convainquant de son existence. Toutefois, cette conviction, dépourvue d’idée correspondante et donc de vérité – le sujet n’a pas la possibilité d’affirmer « je sens que j’existe et que je pense comme tel ou comme tel » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 51) –, ne peut pas être tenue pour une certitude et encore moins pour un savoir apodictique.

22 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 56-57. 23 Ibid., p. 54.

24 À titre d’exemple, l’usage des noms propres pour désigner une personne durant toute son existence semble indiquer l’existence d’un noyau immuable – en vertu duquel on dit que de la personne qu’elle est la même – et induire une conception erronée du sujet comme moi (Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 36). Le cogito blessé est notamment celui qui prend conscience de l’illusion de la compréhension de lui-même comme moi (Paul Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Cinq études herméneutiques : textes publiés aux Éditions Labor et Fibes entre 1975 et 1991, Genève, Labor et Fibes, 2013, p. 72-75).

25 Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 51.

26 Paul Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Cinq études herméneutiques : textes publiés aux Éditions Labor et Fibes entre 1975 et 1991, op. cit., 2013.

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humaine permettant à l’individu de se remettre en question et de se connaître : « Que saurions-nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que saurions-nous appelons le soi, si cela n’avait été porté au langage et articulé par la littérature ? »28. Cette thèse,

qui constitue probablement l’axiome de l’herméneutique de Ricœur, est fondée sur l’idée de « la condition langagière – [...] la Sprachlichkeit – de toute expérience humaine »29. Cela signifie, selon Jean

Greisch, que l’existence de l’humain dans presque toutes ses facettes30 – émotions, perceptions,

actions, etc. – peut être portée au langage et que les œuvres culturelles écrites ou dites, telles que les récits, en sont l’exemplification31. Ainsi, avec la conception ricœurienne du sujet comme

cogito blessé, le « moi, maître de lui-même » est changé pour un « soi disciple du texte » et des autres œuvres culturelles32. C’est d’ailleurs comme « soi » que Ricœur désigne le cogito blessé

dans Soi-même comme un autre33.

Dans cette œuvre, Ricœur propose de rendre compte du sujet comme soi en élaborant une herméneutique du soi, c’est-à-dire une étude interprétative et médiatisée par les textes de la tradition philosophique. Cette herméneutique du soi se situe à l’intersection de trois intentions philosophiques, correspondant à autant de déterminations du soi. Il s’agit d’abord pour Ricœur

28 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 130. 29 Ibid., p. 62.

30 Dans De l’interprétation, Ricœur suggère que certains phénomènes échappent à l’expression, tel que le désir. En effet, pour Ricœur, le « désir comme désir », c’est-à-dire dans sa dimension somatique, échappe au langage et à la connaissance : « c’est le muet, le non-parlé et le non-parlant, l’innommable à la racine du dire » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 439). Bien qu’il soit innommable, le désir est selon Ricœur « originairement tourné vers le langage ; il veut être dit ; il est en puissance de parole » (Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 235). Ainsi, on peut penser que pour Ricœur même les phénomènes de l’ordre de l’innommable restent liés à l’expression en tant que « poussée vers le langage » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 439).

31 La thèse de la condition langagière de l’expérience humaine, reprise par Ricœur à Gadamer, ne doit toutefois pas être confondue avec un « panlingualisme », selon lequel tout serait une production du langage (Jean Greisch, Le cogito herméneutique : l’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin, 2000, p. 61). Ricœur évite cette mésinterprétation en proposant une autre thèse d’ordre phénoménologique, dénotant la « greffe » de la phénoménologie à son herméneutique : selon Ricœur, les significations d’ordre linguistique ont un caractère dérivé, au sens où elles expriment l’expérience antéprédicative qu’est l’expérience humaine, qui les précède et à laquelle elles sont subordonnées (Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 65). Ainsi, l’appartenance du soi à son monde et à l’histoire est communiquée par les œuvres culturelles et langagières, et non pas produite par elles (Marc-Antoine Vallée, « Les sources phénoménologiques de la conception ricœurienne du langage », Studia Phaenomenologica, vol. 8, n. 1, 2013, p. 154. ; Cf. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 62). C’est en ce sens qu’elles jouent un rôle crucial dans le processus de compréhension de soi, en offrant une ouverture sur l’expérience humaine qui n’est autrement ni représentable, ni objectivable(Denis Thouard, « Subjectivité et identité : le sentiment de soi chez Paul Ricœur », dans Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.),L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, op. cit., p. 75).

32 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 57.

33 Jean Greisch souligne aussi le lien entre le terme soi et le concept de cogito blessé. Cf. Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi : la voie courte et la voie longue », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 98, n. 3, 1993, p. 414.

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de marquer « le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet »34 et de

souligner ce faisant la nature de la réflexion du sujet sur lui-même, à savoir une réflexion indirecte et médiatisée, comme nous l’avons mentionné. Ricœur propose ensuite de décrire la dimension temporelle du soi en reconduisant le soi à l’ipséité et en le distinguant de la mêmeté, c’est-à-dire la catégorie d’identité sollicitée pour penser notamment la temporalité du cogito. Finalement, pour spécifier la nature de la constitution du soi, Ricœur propose de mettre en lumière le rapport d’implication entre le soi et l’altérité, altérité qui ne participe pas de la constitution du cogito cartésien en vertu de la clôture égoïque qui le caractérise35. Dans Soi-même comme un autre, comme

l’explique Jacques Taminiaux, ces trois intentions font l’objet d’une explicitation indirecte : c’est en donnant une réponse aux questions « qui parle ? », « qui agit ? », « qui se raconte ? » et « qui est le sujet moral d’imputation ? », qui représentent différentes assertions relatives à la problématique du soi, que Ricœur tente de déployer son herméneutique du soi36.

Ainsi, c’est dans le cadre d’une herméneutique du soi élaborée en réaction à la querelle du cogito que Ricœur traite de la constitution temporelle du soi, problématique à laquelle il associe la question « Qui se raconte ? » et plus généralement la question de l’identité personnelle : « Qui suis-je ? ». Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous proposons de restituer la recherche conceptuelle sur l’identité personnelle menée par Ricœur qui apparaît comme une réponse au défi de la permanence malgré le changement. Cette reconstitution prendra pour point de départ la manière par laquelle se pose la question de l’identité personnelle dans la cinquième étude de Soi-même comme un autre, à savoir premièrement comme question, celle de la constitution temporelle du soi ; deuxièmement comme défi, celui de la permanence dans le temps ; et finalement comme problème, relevant de l’invalidité des catégories proposées par la tradition pour penser l’identité personnelle. En réponse à ce « problème de l’identité personnelle », il s’agira d’abord de montrer en quoi les catégories associées à ce que Ricœur appelle l’identité-idem ou de la mêmeté sont inappropriées. Ce geste de déconstruction laissera ensuite place à une démarche constructive ou positive à l’occasion de laquelle nous montrerons qu’un autre concept d’identité, l’identité-ipse ou l’ipséité, est compatible, du moins a priori, avec la permanence et le changement d’une

34 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 11.

35 Dans la mesure où les analyses ricœuriennes sur l’identité personnelle se situent au niveau de la dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, et non celle entre l’ipséité et l’altérité, l’importante question de l’altérité chez Ricœur ne sera pas abordée de front dans ce mémoire. Néanmoins, en plus de faire l’objet de quelques réflexions en notes en bas de page, elle sera abordée en conclusion.

36 Jacques Taminiaux, « Idem et ipse. Remarques arendtiennes sur soi-même comme un autre », Cités, n. 1, vol. 33, 2008, p. 122.

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personne dans le temps. Finalement, suivant Ricœur, nous proposerons d’articuler dialectiquement l’ipséité et la mêmeté, relation dialectique à partir de laquelle il sera possible de donner une première réponse conceptuelle au défi de l’identité personnelle.

1. La question, le défi et le problème de l’identité personnelle

À contre-courant de la tradition philosophique qui a eu tendance à faire un traitement abstrait et universalisant de la question de l’identité personnelle – en la confondant parfois avec la thématique du sujet ou de l’ego –, Ricœur propose dans Soi-même comme un autre d’aborder l’identité dans sa dimension concrète et individualisante, à la manière de la psychologie et de la sociologie. Dans la cinquième étude de son œuvre, la question de l’identité personnelle se trouve associée à la question « Qui suis-je ? »37. Cette dernière interrogation appelle comme contenu de

réponse les convictions, les valeurs, les habitudes, les caractéristiques physiques d’un individu, bref les différents aspects de son individualité. L’identité personnelle exprime donc chez Ricœur la personnalité ou l’individualité de tout un chacun.

Le contexte théorique posé par Ricœur dans la cinquième étude de Soi-même comme un autre vient toutefois singulariser la perspective qu’il adopte sur cette question et vient la rapprocher du traitement qu’en fait la philosophie. Après avoir exploré les conditions par lesquelles le soi peut opérer un retour réflexif sur lui-même, en étudiant le soi comme soi parlant et agissant, Ricœur s’intéresse à sa temporalité. Ce qui se trouve à l’étude ici c’est le fait que le soi, capable de s’autodésigner, persiste ou persévère dans le temps. Ainsi, dans Soi-même comme un autre, la question « Qui suis-je ? » est posée dans le cadre d’une réflexion sur la temporalité du soi. Il ne s’agit donc pas pour Ricœur de déterminer ce qui constitue ou construit l’identité de tout un chacun. En effet, Ricœur ne cherche pas à identifier et à classer les facteurs participant à la formation de l’identité personnelle, tels que la famille, l’éducation et la profession, ce qui reviendrait à l’aborder dans sa dimension synchronique. Étudiant l’identité personnelle comme phénomène temporel, Ricœur s’intéresse à sa dimension diachronique comme l’exprime Jakub Čapek38. Cela signifie qu’il propose d’étudier l’identité personnelle comme le fait pour une

personne de rester la « même »39 ou « soi-même » dans le temps. Dans cette investigation, la

question « Qui suis-je ? » a une fonction bien précise : appelant comme réponse des éléments

37 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143.

38 Jakub Čapek, « Narrative Identity and Phenomenology », Continental Philosophy Review [En ligne], vol. 50, 2017, p. 373. URL : https://doi.org/10.1007/s11007-016-9381-5.

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constitutifs de l’identité, elle permet de vérifier la valeur identitaire de la forme de permanence identifiée. Autrement dit, seules les formes de permanence dans le temps apportant une réponse acceptable à la question « Qui suis-je ? » ou « Qui est-il ? » constituent bel et bien un modèle d’identité, autant au sens temporel que constitutif. Un concept ou un phénomène n’ayant aucune épaisseur temporelle ou n’apportant pas une réponse valide à la question de l’identité personnelle ne peut être retenu. Synthétiquement, Ricœur propose donc d’aborder l’identité personnelle comme « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question “qui suis-je ?” »40.

Qu’est-ce que Ricœur entend par « permanence dans le temps » ? Qu’est-ce que signifie le fait de rester identique dans le temps ? Partant de la synonymie entre « identique » et « même »41,

on peut comprendre le sens de l’identité personnelle à partir de l’expression « même ». Avec la question de l’identité personnelle, « même »ne signifie pas l’unicité, c’est-à-dire le fait qu’une chose soit une et non multiple, ni l’égalité, à savoir l’équivalence en termes de quantité, de longueur, etc. d’une chose avec elle-même, ni même la simultanéité exprimant l’identité de deux choses ou deux personnes à un moment déterminé. Le défaut de ces trois acceptions du concept d’identité pour Ricœur tient à ce qu’elles ne prennent pas nécessairement en compte le temps, au sens de la durée, dans la détermination du même. En effet, on peut certes dire de deux entités qu’elles sont uniques, égales ou simultanées à un instant déterminé. Or, la question de l’identité personnelle renvoie au fait pour une personne d’être la même ou soi-même dans le temps. Elle suppose donc la temporalité : « l’identité personnelle [...] ne peut précisément s’articuler que dans la dimension temporelle de l’existence humaine »42. Selon Ricœur, l’identité impliquée dans

l’identité temporelle d’une personne prend le sens plus spécifique de la permanence dans le temps, c’est-à-dire le fait pour une chose ou une personne de rester la même ou soi-même d’un instant à l’autre. Dans le sens de cette hypothèse, Ricœur suggère que c’est l’identité comme permanence dans le temps que nous avons à l’esprit lorsque « nous affirmons l’identité d’une chose, d’une plante, d’un animal, d’un être humain »43.

40 Ibid., p. 143. 24 Ibid., p. 13. 42 Ibid., p. 138.

43 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 297. Bien que la permanence dans le temps semble réservée à l’identité au sens de la mêmeté – Ricœur reconnaît lui-même qu’« à première vue [...] la question de la permanence dans le temps se rattache exclusivement à l’identité-idem » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140) –, nous pensons qu’elle recouvre chez Ricœur le sens complet de l’identité personnelle, autant comprise comme identité-idem que comme identité-ipse. En effet, Ricœur suggère lui-même que c’est au niveau de l’identité comme permanence dans le temps que se rejoignent les deux significations de l’identité personnelle que sont la mêmeté et

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Or, la constitution temporelle du soi dans l’horizon de laquelle Ricœur thématise l’identité personnelle ne renvoie pas seulement à la manière dont le soi traverse ou persiste dans le temps. Évoquer le rapport du temps et du soi, c’est aussi prendre en considération le fait que le temps affecte le soi. Bien que cet aspect de la constitution temporelle du soi soit moins explicitement thématisé par Ricœur, il reste sous-jacent à ses réflexions sur l’identité personnelle. Pour Ricœur, tel qu’il le suggère au passage, le temps est « facteur de dissemblance, d’écart, de différence » 44

et plus généralement de changement pour le soi45. À chaque instant, les inclinations, les émotions

ou les sentiments, les valeurs, les opinions ou les jugements, les occupations, les habitudes ou les activités et finalement les aspects corporels d’une personne sont uniques : on dit d’une personne qu’elle est soit contente, soit triste, qu’elle soutient telle opinion et non son contraire, qu’elle possède telle couleur de cheveux plutôt qu’une autre, etc. C’est cette unicité des états, des jugements, des activités et des traits physiques d’une personne à chaque instant qu’exprime Hume dans un passage de son Traité de la nature humaine : « La douleur et le plaisir, le chagrin et la joie, les passions et les sensations se succèdent et n’existent jamais toutes en même temps. »46

Or, lorsqu’on accole ces instants successifs, lorsqu’on restitue le mouvement et la durée du temps, on remarque des changements et des modifications chez la personne traversant le temps. Ainsi, le temps apparaît comme la source et la condition de changements autant psychiques que physiques d’une personne. Sous cet angle, rendre compte de la constitution temporelle du soi, c’est aussi faire droit au fait que « rien de l’expérience intérieure n’échappe au changement »47.

Penser l’identité personnelle dans l’horizon de la constitution temporelle du soi ne demande donc pas seulement de rendre compte de la permanence du soi dans le temps, mais surtout de rendre compte que le soi persiste dans le temps à travers les changements qui l’affectent au cours de sa vie. Autrement dit, il s’agit d’exprimer le fait qu’une personne reste la même ou soi-même dans le temps malgré la variation du contenu de ses réponses à la question « Qui suis-je ? ». Le

l’ipséité : « c’est avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre nos deux versions de l’identité fait pour la première fois véritablement problème » (Ibid., p. 140) ou « couvr[ent] le même espace de sens » (Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 299). À l’appui de cette hypothèse interprétative, on peut également évoquer le fait que le caractère et la promesse consistent pour Ricœur en deux modèles de permanence dans le temps, l’un propre à l’idem – ou plus précisément au recouvrement de l’ipse par l’idem –, l’autre propre à l’ipséité. Nous y reviendrons à travers la restitution de la recherche conceptuel (chapitre 1) et phénoménologique (chapitre 2) de l’identité personnelle.

44 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 142. 45 Ibid., p. 142.

46 David Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., p. 343.

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phénomène qui est en jeu est donc celui d’un « moi versatile »48. Si l’expérience surmonte

toujours déjà l’apparente contradiction entre la permanence et les changements d’une personne dans le temps, la compréhension théorique des « possibilités multiformes de liens entre permanence et changement qui sont compatibles avec l’identité »49 constitue un réel défi. Ce défi,

Ricœur tente de le relever dans la cinquième étude de Soi-même comme un autre afin de rendre compte de l’identité personnelle ou de la constitution temporelle du soi. La question de l’identité personnelle chez Ricœur prend donc les allures du défi de la permanence dans le changement qui nous occupe, d’où notre intérêt pour la conception ricœurienne de l’identité personnelle. Nous proposons donc de restituer sa recherche conceptuelle et d’identifier avec lui les concepts exprimant de manière appropriée l’identité personnelle comme permanence dans le changement. Sa recherche conceptuelle prend comme point de départ les concepts sollicités par la tradition. Le choix de ce point de départ transforme toutefois le défi de l’identité personnelle en « problème de l’identité personnelle » – titre qu’il donne à une section de son ouvrage – parce que la tradition philosophique dispose de catégories « impropres »50 pour l’exprimer. Ces catégories

qui cherchent à traduire l’identité d’une personne en termes de mêmeté (ce que Ricœur appellera l’identité-idem – nous y viendrons) sont inappropriées parce qu’elles ne font pas droit aux traits d’essence de l’identité personnelle, à savoir la permanence et le changement d’une personne dans le temps. Le symptôme de l’invalidité de ces concepts est les « arcanes de difficultés et [les] paradoxes paralysants »51 qu’ils suscitent dans la description de l’identité personnelle, difficultés

et paradoxes dont les théories de Locke, Hume et Parfit sur l’identité personnelle offrent de bons exemples. Si ces concepts sont si problématiques pour Ricœur, ce n’est pas uniquement en raison des fausses apories qu’ils engendrent ni même à cause de leur incapacité à traduire la permanence dans le changement d’une personne, mais c’est parce qu’ils comportent ces deux défauts et qu’ils constituent les seuls concepts que la tradition met à notre disposition pour thématiser l’identité personnelle. Sollicitant malgré nous ces catégories – selon Ricœur « il est difficile »52 de ne pas le

faire –, nous sommes donc de prime abord induits en erreur dans la description de l’identité personnelle53. Ricœur se donne alors pour double tâche de démontrer l’invalidité de ces concepts

puis de déceler un autre concept d’identité, celui de l’ipséité ou de l’identité-ipse, qui fait droit aux

48 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.198.

49 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 50 Ibid.

51 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 150. 52 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 297. 53 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 150.

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traits d’essence de l’identité personnelle. Ainsi, comme nous le verrons, l’apport de Ricœur au problème de l’identité personnelle relève principalement de sa distinction entre deux notions d’identité.

2. L’identité personnelle comme mêmeté

Selon Ricœur, la langue nous donne déjà des indications sur le sens et la limite de la mêmeté. Dans l’expression « il est resté le même », « même » prend le sens du terme latin idem qui revêt plusieurs significations en latin. C’est ce qu’attestent les premiers exemples mentionnés dans le Gaffiot : idem vultus, le même visage, exprime l’identité absolue d’une chose avec elle-même ; la phrase « cum Academico et eodem rhetore congredi », signifiant « lutter contre un Académicien qui est en même temps rhéteur », ou encore vir innocentissimus idemque doctissimus, traduit par « homme absolument irréprochable et en même temps très instruit » exprimant plutôt la simultanéité dans le temps54. Selon ces deux significations, l’idem a pour contraire la diversité et le successif. La

polysémie de la mêmeté est redoublée par le rapprochement que Ricœur fait entre idem et les termes anglais et allemand « sameness » et « Gleichheit » ,quisignifient « même » en deux autres sens.

Le premier terme, pouvant être traduit par similitude, exprime le fait pour deux choses d’être semblables ou similaires, alors que le second terme, signifiant équité ou égalité, renvoie à une identité de quantité entre deux choses. Ainsi, en ce qu’il est rattaché aux termes « idem », « sameness » et « Gleichheit », la mêmeté semble recouvrir le même spectre de signification que le terme « même » en français, à savoir l’identité absolue, la simultanéité, la similitude, et l’égalité55.

Il a pour sens contraires la diversité, le successif, le dissemblant et l’inégal. Toutefois, Ricœur n’insiste pas sur cette polysémie du terme « idem ». En plaçant « la diversité, la variabilité, la discontinuité, l’instabilité » côte à côte à titre de synonymes56, Ricœur souligne plutôt le fait

qu’idem exclut le changement et la variabilité. Cette exclusion du changement et de la variabilité dans cette définition du même nous donne déjà l’indice de la limite du modèle d’identité correspondant, à savoir la mêmeté, limite qui tient à ce que le changement n’est pas pris en compte dans la thématisation de l’identité personnelle.

54 « Idem », F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, p. 765.

55 S’appuyant sur le dictionnaire le Robert, Ricœur suggère que le terme « même » prend ces quatre significations différentes : « Le Robert place en tête des significations de l’adjectif “même” l’identité absolue (la même personne, une seule et même chose), la simultanéité (dans le même temps), la similitude (qui fait du même le synonyme de l’analogue, du pareil, du semblable, du similaire, du tel que), l’égalité (une même quantité de). » Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 13.

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Afin de clarifier ce que signifie pour une personne d’être la même au sens de idem, c’est-à-dire d’être immuable, nous proposons avec Ricœur d’élever cette signification au concept en le justifiant logiquement ou ontologiquement. À ce niveau, la limite de ce modèle d’identité est encore plus manifeste.

2.1. La mêmeté comme concept de relation

Ricœur définit la mêmeté comme « un concept de relation et une relation de relations »57.

Ricœur désigne par cette expression la relation ou la comparaison qui est à chaque fois impliquée dans la constatation de la mêmeté d’une chose ou d’une personne. Cette comparaison met en relation différents moments d’une chose ou d’une personne afin de vérifier son identité, comme le suggère clairement Locke : « c’est en effet en comparant une chose avec elle-même dans des temps différents que nous formons les idées d’identité et de diversité »58. La relation impliquée

dans la mêmeté peut prendre plusieurs modalités donnant lieu à différents sens d’identité, à savoir l’identité numérique et l’identité qualitative. Selon Ricœur, l’identité-idem implique et met en relation ces deux types d’identité59 et c’est pourquoi il définit la mêmeté non seulement

comme un « concept de relation » – que sont d’ailleurs aussi l’identité numérique et l’identité qualitative –, mais plus précisément comme « une relation de relations »60.

On peut d’abord entendre par identité numérique l’identité d’une chose avec elle-même (A=A) par laquelle elle constitue une seule et même chose61. L’identité numérique désigne donc

l’unicité d’une chose ou d’une personne et s’oppose à la pluralité, c’est-à-dire à la possibilité pour une chose ou un individu de s’identifier à plusieurs choses62. Ce type d’identité relève de

l’opération d’identification, à savoir l’acte par lequel une chose est reconnue comme la même par la mise en comparaison de ses différentes occurrences temporelles et spatiales63. Cependant,

pour identifier et re-identifier une chose comme la même dans le temps, il faut la reconnaître à certains traits. C’est en effet la similarité des traits caractéristiques d’une chose ou d’une personne dans le temps qui permet de déterminer si ses manifestations dénotent une seule et même chose

57 Ibid., p. 140. 58 Ibid., p. 151.

59 Claude Romano, loc. cit., p. 144.

60 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140.

61 Claude Romano, « Identité et ipséité : l’apport de Paul Ricœur et ses prolongements », Marc-Antoine Vallée (dir.), Du texte au phénomène. Parcours de Paul Ricœur, Milan, Mimesis Edizioni, 2015, p. 149.

62 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 296. 63 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 141.

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