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L’histoire d’une vie comme expérience vécue et histoire racontée

3. La conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie

3.1. L’histoire d’une vie comme expérience vécue et histoire racontée

Ce qui ressort de cette description de l’histoire d’une vie, c’est son ambiguïté : « ce concept désigne tout aussi bien l’expérience vécue que l’histoire racontée – ou racontable – d’une vie »397.

L’expérience vécue, constitutive de l’histoire d’une vie, renvoie à l’ensemble des actions, des souhaits, des attentes, des craintes et des événements passés d’une personne. Ces actions et événements sont organisés temporellement. Toutefois, contrairement à ce que certains représentants de la phénoménologie ont pu soutenir, et plus précisément Husserl et Heidegger, ce n’est pas comme une « totalité vécue d’évènements temporels »398 que l’expérience vécue se

manifeste rétrospectivement à nous. Lorsque nous nous rapportons à notre passé, certaines

396 Ibid., p. 5. 397 Ibid., p. 7. 398 Ibid.

actions se révèlent être marquantes, quelques-unes semblent liées selon un rapport causal incontestable et d’autres nous paraissent absolument anodines ou contingentes : de prime abord, notre expérience vécue se donne plutôt à nous avec un contenu de sens – c’est d’ailleurs pourquoi « il faut concevoir le “temps” et la vie” à partir du “sens” »399 selon Tengelyi. Plus encore, dans

l’histoire d’une vie, ce ne sont pas les actions en tant que telles qui sont impliquées, mais plutôt l’expérience qu’on en a – d’où l’expression « expérience vécue ». Tengelyi comprend les actions actuelles comme des comportements à initier en réponse à une demande d’autrui400. Or, nos

actions passées ne se donnent pas de la sorte, mais plutôt comme des événements dont on a fait l’épreuve, c’est-à-dire comme des actions qui étaient motivées et dont on a subi les conséquences401.

Le sens de l’expérience de nos actions passées est immédiatement et le plus souvent entaché d’un défaut d’intelligibilité : il n’est pas possible d’identifier spontanément les motivations et les conséquences de nos actions ni de les lier entre elles. L’expérience appelle un processus réflexif qui est aussi une forme d’expression permettant d’en relever le sens. Tengelyi identifie ce processus à la narration – c’est ici qu’entre en scène la seconde dimension de l’histoire d’une vie, l’histoire racontée. La narration, selon Tengelyi, s’inspirant de Ricœur, est liée au sens de l’expérience vive, et non à son existence ou son contenu d’être402. Ce n’est pas en organisant les

actions racontées selon le principe de mise en intrigue que la narration confère un sens à l’expérience vécue chez Tengelyi, mais plus simplement en mettant en relation au moins deux descriptions possibles d’une même action : « l’intelligibilité narrative d’une action est due à une relation déterminée entre au moins deux de ses descriptions possibles »403. Cette conception de

la narration suppose que l’action puisse être décrite de plusieurs manières : certaines descriptions expriment les intentions de l’acteur, d’autres les conséquences imprévues, à la fois conscientes et inconscientes, de l’action404. Elle implique également l’idée qu’avec la multiplication des

descriptions d’une action, révélant à chacune une de ses esquisses, vient une meilleure compréhension du sens de cette action. En mettant en relation différentes descriptions de l’action, la narration participe donc de son sens. Dans Œdipe-roi de Sophocle, par exemple, on raconte qu’Œdipe donne la mort à un étranger, que ce meurtre est fait au nom de la vengeance

399 Ibid., p. 17. 400 Ibid., p. 85.

401 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 45

402 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 17. 403 Ibid., p. 82.

et que c’est son père qui s’est trouvé assassiné. En mettant en relation ces trois descriptions d’une même expérience, la narration lui confère une structure d’en-tant-que : le meurtre de l’étranger accompli par Œdipe est décrit comme un meurtre de vengeance et, de manière plus importante, comme un parricide. Ce qui est particulier de la narration, selon Tengelyi, c’est qu’elle met en relation des descriptions indépendantes logiquement les unes des autres. En effet, aucune histoire narrative n’est suggérée dans la proposition « celui qui tue une personne commet un meurtre », mais seulement une implication logique entre le fait de tuer et le fait d’accomplir un homicide. Au contraire, en liant des descriptions sans relation logique – par exemple le fait qu’Œdipe commette un meurtre et le fait que ce meurtre soit un parricide – la narration laisse place au contingent, à l’anodin et au surprenant – sur ce point, Tengelyi se rapproche de Ricœur. Autrement dit, la structure de l’en-tant-que qu’assigne la narration à une action n’est pas une structure préétablie logiquement, mais une structure mobile s’accordant avec la polysémie variable de l’expérience : « la séquence narrative est capable de s’adapter à un processus qui donne naissance à des avènements de sens toujours changeants »405.

Cette définition de l’histoire d’une vie est très proche de celle de Ricœur, malgré le fait qu’elle s’en distingue sur quelques aspects. Par exemple, la narration de soi, pour Tengelyi, ne consiste pas en une mise en intrigue des actions passées, mais, plus simplement, en une mise en relation d’au moins deux descriptions possibles d’une même action. Pour cette raison, on ne retrouve pas chez Tengelyi l’idée d’une médiation nécessaire par les récits fictifs et historiques, ni les théories ricœuriennes du muthos, de la triple mimésis du récit de Ricœur, de l’acte de lecture et de l’identification du personnage qui sont reliées à cette médiation. Outre ses distinctions, l’histoire d’une vie est également un phénomène ambigu chez Ricœur, ambiguïté qu’il reconduit à celle entre l’expérience vive et la fabulation ou la fiction. Et de manière similaire à celle présentée ci-haut, la conception ricœurienne de l’histoire d’une vie suppose une adéquation entre les deux dimensions qui la composent : d’un côté, l’expérience vécue appelle à être racontée et, de l’autre, la narration de soi, enrichie par les récits fictifs, permet de traduire adéquatement cette expérience.

Cependant, le rapprochement entre Ricœur et Tengelyi n’est que momentané. Cette conception de Tengelyi, supposant une compatibilité ou une équivalence entre expérience et narration, n’est pas sa conception finale406. En effet, il se voit obligé de la rejeter parce qu’elle

405 Ibid., p. 80. 406 Ibid., p. 24.

n’est pas à même de traduire l’expérience de l’émergence d’un nouveau sens à l’intérieur de l’histoire d’une vie. En décrivant cette expérience, il sera possible d’élaborer avec Tengelyi sa conception finale de l’histoire d’une vie, en termes de formation souterraine de sens et de fixation rétroactive de sens.

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