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La résolution des situations de fragilisation de l’identité personnelle

1. Les cas de fragilisation de l’identité et leur résolution

1.2. La résolution des situations de fragilisation de l’identité personnelle

Selon Ricœur, ces situations ne doivent pas être interprétées « à tort » comme situations de perte d’identité281, bien qu’elles impliquent une « dissolution »282 de l’identité personnelle. Ce qui

277 Ibid. 278 Ibid., p. 177.

279 Certaines remarques de Ricœur laissent croire qu’avec le retour de la fiction à la vie, la dissolution de l’identité du personnage est transférée à la personne par le truchement de la lecture et de l’identification au personnage : « Le soi ici refiguré par le récit est en réalité confronté à l’hypothèse de son propre néant » (Ibid., p. 196). Au contact des récits mettant en scène un personnage sans identité, le lecteur serait à son tour confronté à la dispersion de lui- même (Johann Michel, loc. cit., p. 131.). Contre une telle interprétation, il faut se rappeler que de la même manière que l’identité de la personne n'est pas calquée sur celle du personnage, la fragilisation de l’identité du personnage n’entraîne pas nécessairement l’expérience de la perte de sa propre identité (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 131.). Ce que le lecteur reprend au roman, c’est le rapport entre la configuration de l’histoire et la figuration du personnage. Il y a perte d’identité de la personne, encore une fois au sens du caractère, lorsqu’elle n’est plus à même de mettre en intrigue sa vie.

280 Ibid., p. 196.

281 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 282 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 196.

se trouve dissous à travers la fragilisation du caractère c’est l’identité-idem de la personne. En effet, la personne n’a plus un « quoi » permanent – dont le caractère est l’exemple paradigmatique – auquel elle peut se reconnaître. L’impression de perte d’identité, relevant de la dissolution de l’identité-idem, est donc réelle. Mais elle ne traduit pas une perte totale d’identité personnelle. Selon Ricœur, « ces cas déroutants de la narrativité se laissent réinterpréter comme une mise à nu de l’ipséité par perte de support de la mêmeté »283. L’ipséité, ou le fait d’être sien, persiste à la

fragilisation de l’identité-idem. Ceci n’est pas étonnant parce que, pour Ricœur, l’ipséité est irréductible284, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être altérée. Cela signifie que peu importe les

événements dont on fait l’épreuve au cours d’une vie, peu importe les changements que l’on subit, on gardera toujours notre ipséité. Comment l’ipséité se manifeste donc dans les situations de fragilisation de l’identité-idem ?

Dans les situations de fragilisation de l’identité, l’identification à soi-même constitutive de l’ipséité n’est plus médiatisée : ayant perdu toutes propriétés personnelles, on ne peut plus se rapporter à soi-même comme étant celui qui a telle habitude, telle préférence, telle valeur, etc. Cette ipséité non-médiatisée est dépourvue du contenu que lui fournissaient les intermédiaires au rapport à soi-même. À défaut d’exprimer le fait d’être « comme ceci ou comme cela »285, cette ipséité

pure exprime le fait d’être soi-même ou « je » : « La phrase : “Je ne suis rien” doit garder sa forme paradoxale : “rien” ne signifierait plus rien, si “rien” n’était en effet attribué à un “je”. Mais qui est encore je quand le sujet dit qu’il n’est rien ? Un soi privé du secours de la mêmeté »286. Ricœur

suggère même que dans les situations plus graves où la question est laissée sans réponse, l’ipséité se manifeste à travers l’énonciation de la question elle-même : « l’ipséité se réfugi[e] dans la question sans réponse : qui suis-je ? »287. En effet, comme l’ipséité est une réponse à la question

« qui ? », alors l’ipséité est toujours déjà contenue dans la question de l’identité personnelle que l’individu prononce, et ce, même si elle est laissée sans réponse. C'est pourquoi Ricœur peut soutenir que « la réponse nulle à la question qui suis-je ? renvoie, non point à la nullité, mais à la nudité de la question elle-même »288, c’est-à-dire à la question « qui ? ».

Il ne faut pas penser que la répétition de la question « Qui suis-je ? », laissée chaque fois sans réponse, est la seule manifestation de l’ipséité. Selon Ricœur, dans ces situations d’errance

283 Ibid., p. 178 [Nous soulignons].

284 Ibid., p. 165. Cf. Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 474.

285 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 45. 286 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 196.

287 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 288 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197.

identitaire, la personne peut également s’affirmer comme une ipséité en proclamant « Me voici ! » ou « Ici je me tiens ». Ces énonciations sont ce « par quoi la personne se reconnaît comme sujet d’imputation »289, c’est-à-dire qu’elle s’atteste devant autrui comme un individu responsable,

capable de s’engager et sur lequel on peut compter. Pour Ricœur, les retrouvailles avec soi se font donc sur le plan éthique avec la promesse, comme l’explique Denis Thouard290. Si la promesse

persiste même dans les situations de fragilisation d’identité, c’est parce que la promesse ne dépend pas de la mêmeté ou de la possession d’une certaine permanence du même. Pour s’engager éthiquement, il n’est pas nécessaire d’avoir un récit de vie auquel on s’identifie ou de connaître les traits de caractère qui nous définissent en propre. Bien que la connaissance de soi- même contribue à se saisir comme une unité temporelle et qu’elle permette de guider notre agir en proposant des modèles d’action que nous voudrions être les nôtres, l’engagement éthique est d’abord et avant tout commandé par autrui. La promesse est non seulement possible en situation d’errance identitaire, mais elle marque également un coup d’arrêt à l’interrogation incessante de soi-même, en conférant une permanence dans le temps. Pour tenir sa parole et répondre aux attentes d’autrui, il faut se maintenir dans le temps, c’est-à-dire écarter tous les changements d’opinions, d’inclinations, de désirs susceptibles de briser notre engagement. Ainsi, l’identité- promesse, dont Ricœur fait l’exemple paradigmatique de l’identité-ipse, persistant malgré la dissolution du caractère, sauve l’identité personnelle.

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