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L’identité narrative : de l’identité du personnage à l’identité de la personne

3. L’identité narrative

3.3. L’identité narrative : de l’identité du personnage à l’identité de la personne

Comment la mise en intrigue du personnage est-elle transférée au personnage ? Comme la mise en intrigue consiste en une configuration des actions racontées et que ces actions sont celles du personnage qui en est l’agent235, le personnage est lui aussi objet d’une mise en intrigue. D’un

234 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170.

235 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 334. Le transfert de l’identité du récit à l’identité du personnage dépend donc de la « corrélation entre action et personnage » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170). Comme le personnage est une catégorie narrative, Ricœur propose de rendre compte de cette corrélation à partir de la narratologie. Ricœur propose d’abord d’expliquer ce lien en recourant à la typologie des rôles narratifs de Propp. Avec lui, il fait remarquer qu’il y a un lien, une correspondance, entre les fonctions et le rôle du personnage. Avec Propp, le lien entre action et personnage correspond au lien entre les fonctions et le rôle du personnage. Propp définit le conte par l’enchaînement de fonctions, c’est-à-dire de segments récurrents d’action. Toutefois, pour rendre compte du lien entre ces fonctions, Propp est forcé d’introduire la catégorie du personnage et une typologie des rôles. La liste proposée des rôles se croisent à celles des fonctions via les sphères d’actions, renvoyant à un regroupement de fonctions (Ibid., p. 171.). L’agresseur, le pourvoyeur, l’auxiliaire, la personne recherchée, le mandateur, le héros et le faux héros sont tous des types de personnages auxquels appartiennent une certaine sphère d’actions (Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 40.). En plus du lien indirect entre actions et personnage, cette théorie comporte un double défaut : s’intéressant aux contes (russes), les segments d’actions sont très typiques et les personnages sont réduits à des rôles définis, ne faisant pas droit, d’un côté, à la pluralité et l’enchevêtrement entre les différentes sphères d’actions et, de l’autre, à la singularité du personnage qui ne se réduit pas au rôle qu’on peut lui donner. Le lien entre action et personnage semble plus ténu dans la théorie narrative de Claude Bremond. Ce dernier propose que le rôle d’un personnage relève de l’attribution à une personne d’un processus d’actions éventuel, en acte ou achevé. En plus de thématiser et qualifier le lien entre action et personnage, à savoir l’attribution ou l’ascription d’action au personnage, cette théorie permet de composer un répertoire plus exhaustif des rôles et, par-là, des identités narratives. En effet, dans la mesure où le rôle ne dépend plus d’un segment d’actions pré-établies, mais de l’ascription de n’importe quelle action, l’identité du personnage se trouve construite ou révélée par toutes les actions qu’il entreprend (Ibid., p. 172.). Toutefois, Bremond ne rend pas compte du fait que la personne est un actant, interprétation du personnage qui demande de se situer de son point de vue. Cette définition du personnage, Ricœur la trouvera finalement chez Greimas, qui le définit comme un opérateur ou un initiateur d’actions sur le parcours narratif. Selon cette conception du personnage, son rapport à l’action n’est pas seulement pensé du point de vue extérieur, qui est celui de l’attribution – on attribue une action aux personnes –, mais également du point de vue de l’actant lui-même : « on procède des relations possibles entre actants en direction de la riche combinatoire des actions, que celles-ci s’appellent contrats, épreuves, quêtes, luttes » (Ibid., p. 173). Cette compréhension du rapport entre action et personnage – qui coïncide donc avec la compréhension ricœurienne du soi comme agissant, et à laquelle on peut

côté, selon la ligne de concordance, « le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie considérée comme la totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue de tout autre »236.

Se trouve exprimée l’idée que chaque personnage se distingue des autres par la suite d’actions ou d’expériences qui sont les siennes et qui le caractérisent en propres. Par exemple, on ne peut comprendre qui sont Ulysse, Œdipe, Antigone, Don Quichotte, le roi Lear ou Madame Bovary sans raconter leur histoire singulière, c’est-à-dire la configuration de leurs actions, comme le propose Muriel Gilbert suivant Ricœur237. De l’autre côté, les éléments discordants du récit

viennent menacer la totalité temporelle offerte par le récit en introduisant des événements imprévisibles qui la ponctuent (rencontres, accidents, etc.)238. Sur le coup, ces événements

viennent changer le sens de l’histoire auquel on reconnaissait jusqu’à maintenant la personne. Au terme du récit, ces événements acquerront une nouvelle signification pour la vie du personnage et l’identité narrative de ce dernier se trouvera consolidée. L’identité narrative du personnage découlant de la mise en intrigue du récit est donc subordonnée à la configuration du récit. Le récit étant donné ses éléments concordants, eux-mêmes intégrants des éléments discordants, construit l’identité du personnage comme permanence dans le changement. Qu’en est-il de l’identité narrative de la personne ?

L’identité narrative de la personne est constituée par la fréquentation des récits fictifs et s’opère donc au niveau de la refiguration, c’est-à-dire du passage du monde du texte au monde réel. Ce qui assure la constitution de l’identité de la personne, dans ce retour du récit à la vie, c’est l’acte de lecture239, mais d’abord et avant tout par le lecteur l’identification au personnage. Cette

ascrire des actions – permet de transfert de la mise en intrigue du récit à l’identité du personnage. Cf. Paul Ricœur, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction, tome II, Paris, Seuil, 1984, p. 59-114.

236 Ibid., p. 175 [Nous soulignons].

237 Muriel Gilbert, « L’homme souffrant en quête de sens : du récit de soi à l’identité narrative. Une réflexion à partir de Ricœur », Psychiatrie Science-humaine Neuroscience, vol. 5, 2007, p. 73.

238 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 175.

239 Selon Ricœur : « Le phénomène de la lecture [devient] du même coup le médiateur nécessaire de la refiguration » (Ibid., p. 288). La lecture permet de passer du monde du texte au monde réel, c’est que la lecture n’est pas une « imitation paresseuse » 239 de l’histoire racontée à la vie. En effet, la personne est impliquée activement dans la lecture – c’est d’ailleurs en ce sens que c’est un acte. Dans Temps et récit, Ricœur tente de rendre compte de la participation dynamique du lecteur, qui implique toujours une certaine distance entre le texte et son lecteur, en recourant à différentes théories de la lecture : la phénoménologie de la lecture, l’esthétique de la réception et la rhétorique de la fiction. Sans entrer dans le détail, les premières soulignent la participation du lecteur au sens du récit : la phénoménologie de la lecture suggère que le lecteur complète le sens de l’histoire racontée par ses attentes, et la rhétorique de la fiction soutient que le lecteur interprète et réinterprète le sens du récit conféré par l’auteur à la lumière à sa réalité socio-historique. Différemment, la rhétorique de la fiction montre que, de la lutte entre le narrateur et le lecteur, ce dernier consolide ou révise sa vision du monde en fonction de celle proposée par le texte et engage un nouveau cours d’actions conformément à celle-ci (Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 290-308 ; Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 188-189 ; Daniel Frey, L’interprétation et la lecture chez Ricœur et Gadamer, Paris, PUF, 2008, p. 247-248.). De la phénoménologie de la lecture à la rhétorique de la fiction, on assiste

nouvelle notion peut laisser penser que l’identité de la personne serait la résultante d’une application à soi-même, au sens fort de superposition, de l’identité du personnage. Cette compréhension de l’identification au personnage reviendrait à « se projeter dans une image trompeuse derrière laquelle on peut se cacher »240. Par voie de conséquence, l’identité narrative

de la personne, par sa relation avec les récits fictifs, serait « un moyen de se duper soi-même ou de se fuir soi-même »241. Bien que la narration de soi implique toujours une part de création de

soi, selon Ricœur, par le détour des récits, « nous tentons de retrouver, et non pas simplement d’imposer du dehors, l’identité narrative qui nous constitue »242. Autrement dit, la constitution de

l’identité narrative implique un processus de connaissance de soi dans lequel les récits nous servent de guide. C’est en ce sens qu’il faut interpréter l’identification au personnage, c’est-à-dire comme « véhicule privilégié de cette interprétation »243 de soi. Le lecteur ne s’identifie donc pas

au personnage en tant que tel, mais à la figure identitaire du personnage comme le corrélat de l’histoire racontée sur lui : « s’approprier une figure de personnage au moyen de l’identification signifie se soumettre soi-même au jeu des variations imaginées, lesquelles deviennent alors des variations imaginées du soi » 244. Ce que le lecteur reprend au texte pour l’appliquer à sa vie, c’est

la dynamique entre l’identité du récit et l’identité du personnage.

Le lecteur de récits devient donc « lecteur et scripteur » de sa propre vie245. Cela ne signifie

pas qu’il organise les actions et les événements de son passé en une histoire ayant un début, un milieu, une fin – à l’exception, peut-être, des quelques-uns qui se sont livrés à l’exigeant exercice autobiographique. Ricœur assouplit et actualise lui-même le modèle aristotélicien de mise en intrigue en redéfinissant la configuration du récit comme une « synthèse de l’hétérogène » qui fait le lien « entre le divers des événements et l’unité temporelle de l’histoire racontée ; entre l’enchaînement de l’histoire et les composantes disparates de l’action, à savoir les intentions

à une refiguration plus importante du récit, corollaire d’une compréhension plus importante de soi-même : se comprendre devant le texte signifie ici de « s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d’existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde » (Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 116). Toutefois, ce n’est pas ce type de compréhension, une compréhension éthique, qui semble impliquée dans la constitution narrative de soi-même par le détour de la fiction. C’est pourquoi, pour rendre compte de l’identité narrative, Ricœur convoque également le processus d’identification au personnage dans Soi-même comme un autre.

240 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 45. 241 Ibid., p. 45.

242 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 274. 243 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 304.

244 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 45. 245 Sophie-Jan Arrien, « De la narration à la morale », Cités, vol. 33, n. 1, 2008, p. 99.

causes et les hasards ; enfin entre la pure succession et l’unité de la forme temporelle »246. De

manière similaire à la configuration du récit, la configuration d’une vie consiste à identifier et à relier, de manière nécessaire ou vraisemblable, les événements marquants d’une vie. C’est à un exercice de ce genre que se livre Simone de Beauvoir dans son ouvrage Mémoire d’une jeune fille rangée. En effet, elle identifie dans son autobiographie les événements marquants, notamment son introduction à la littérature et à la philosophique ainsi que certaines relations humaines (avec Zaza, Jacques, Herbaud et Sartre) qui lui ont permis de quitter le cadre que lui imposait sa famille. De cette lecture de soi, les vingt premières années de sa vie lui apparaissent comme une tentative d’émancipation du carcan familial. L’identification et l’organisation des événements marquants d’une vie permet donc de conférer une certaine unité temporelle et un sens à la vie.

Comment s’articule ce travail de configuration d’une vie à la constitution de l’identité personnelle ? Comme la mise en intrigue des récits constitue l’identité narrative du personnage, la personne tire son individualité de la configuration de sa vie en histoire. En effet, de la même manière que dans le récit, cette identité relève de la corrélation entre les actions racontées et la personne comme auteur de ces actions. Puisque les actions ou les événements racontés sont les nôtres, c’est-à-dire qu’on peut nous les ascrire ou on peut s’y identifier, ils indiquent qui l’on est. On est celui ou celle qui a initié telle action, qui a vécu tel événement, qui a été habité par telle ou telle émotion. Plus généralement, on se définit et on se distingue des autres par cette histoire singulière qui est la nôtre, avec les événements qui la composent et le sens qui l’unifie. Autrement dit, l’écriture de notre vie permet de nous découvrir et de nous construire comme le personnage de notre vie. C'est d’ailleurs ce que partage Simone de Beauvoir, dans Mémoire d’une jeune fille rangée, en évoquant son expérience d’écriture autobiographique : « En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence »247. Ainsi, à la

question « Qui suis-je ? », celui qui s’est fait lecteur et scripteur de sa vie, répond « une histoire », « une narration », comme le propose Johann Michel248. Ce qu’il reste à montrer, c’est la manière

par laquelle cette identité narrative confère à la personne une forme de permanence dans le changement.

246 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 169.

247 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, p. 187.

248 Johann Michel, « Narrativité, narration, narratologie : du concept ricœurienne d’identité narrative aux sciences sociales », Revue européenne des sciences sociale, vol. 41, n. 125, 2003, p. 129.

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