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3. L’identité narrative

3.2. L’histoire d’une vie et la mise en intrigue

De quelle manière l’histoire d’une vie, telle que décrite, participe-t-elle de l’identité personnelle225 ? Comme nous l’avons suggéré plus haut, l’histoire d’une vie confère une identité

à la personne en unifiant sa vie. Nous pouvons rajouter à présent que ce sont les récits de fictions qui offrent le principe unificateur de la vie, à savoir la mise en intrigue. Autrement dit, lorsque

220 Ibid., p. 106.

221 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 46. Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 285 : « Révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cours de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre. Nous atteignons ici le point où découvrir et inventer son indiscernables. »

222 Marie-Hélène Desmeules, « Les refigurations de notre expérience du temps », Philosophiques, vol. 41, n. 2, 2014, p. 281-282.

223 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 191.

224 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 44.

225 En plus de participer à l’identité personnelle, et de résoudre les apories de l’identité rencontrée par la tradition, selon Ricœur, les récits apportent une « réplique poétique » aux apories du temps, réplique à laquelle il consacre les trois volumes de Temps et récit (cf. László Tengelyi, « Refiguration de l’expérience temporelle selon Ricœur », Archives de Philosophie, vol. 74, n. 4, 2011), et aux apories de l’ascription, qu’il aborde dans Soi-même comme un autre (cf. Jean- Marc Tétaz, loc. cit., p. 481-494).

Ricœur défend l’idée que la vie est unifiée en histoire, il suppose plus précisément qu’elle est mise en intrigue. La mise en intrigue (muthos), concept que Ricœur reprend à Aristote, décrit la configuration des actions racontées selon une dynamique de concordance-discordance226. La

concordance du récit renvoie à sa complétude, à sa totalité et à son étendue appropriée. Le premier trait renvoie au fait que l’interprétation d’une action ou d’une succession d’actions est subordonnée à l’interprétation de l’ensemble des actions racontées ou de l’histoire, comme une partie par rapport au tout227. Par exemple, la multiplication d’achats de produits luxueux par

Madame Bovary est la fois à la réalisation de ses rêves de vie mondaine et de roman à l’eau de rose, et le signe d’une dépression plus profonde dans laquelle ses fantasmes déçus l’ont jetée. La totalité ou le tout (holos) également caractéristique du récit renvoie au fait qu’il est organisé selon un commencement, un milieu et une fin. Cette organisation suppose que la succession des événements du récit, contrairement à un ensemble d’événements du monde, est régie selon les exigences de nécessité et de probabilité faisant en sorte que chaque action en appelle une autre ou en est la conséquence228. Pour reprendre notre exemple, les achats compulsifs de Madame

Bovary la conduisent nécessairement à sa perte. Finalement, l’enchaînement nécessaire des événements dans un récit suppose que l’histoire s’étende dans le temps : c’est l’étendue du récit. La temporalité du récit, contrairement aux événements du monde, est caractérisée par l’introduction de « temps vides », c’est-à-dire les moments entre deux scènes où le protagoniste devrait accomplir des actions qui ne sont toutefois pas racontées229. Ces éclipses temporelles

permettent de lier de manière nécessaire des segments d’actions et donc d’assurer la totalité et la complétude du récit. Racontant la chute de Madame Bovary, Flaubert insère des sauts temporels afin de relater successivement les situations dans lesquelles elle est sujette à la détresse : ses dépenses irraisonnables, son malaise par rapport à sa propre fille, sa maladie nerveuse, l’échec de ses relations amoureuses et, bien sûr, son suicide.

La configuration de l’histoire inclut également des éléments de discordance qui contreviennent à l’enchaînement nécessaire et probable des actions dans l’histoire. Ces éléments peuvent être contingents ou surprenants. La contingence est introduite dans le récit par des actions qui auraient bien pu se dérouler autrement ou pas du tout. Du point de vue de la totalité de l’histoire, le contingent apparaît comme ce qui est sans importance par rapport à la progression de l’action

226 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 80. 227 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 38. 228 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 80. 229 Ibid., p. 81.

de l’histoire230. Pensons par exemple au meurtre par Œdipe d’un vieil homme avec qui il eut une

altercation sur sa route de Corinthe à Thèbes. L’effet de surprise, quant à lui, est provoqué par certains événements qui ne sont pas appelés par ceux qui les précèdent. L’effet de surprise, « comble du discordant »231, vient donc briser les attentes du spectateur ou du lecteur. Les romans

d’aventures dans lesquels les protagonistes se buttent à une succession d’obstacles regorgent de ce type d’éléments discordants.

Dans la conception de la mise en intrigue aristotélicienne, les éléments discordants sont toujours subordonnés à la concordance du récit. Au cours de l’histoire, les événements contingents se trouvent intégrés à la progression de l’action et se transmuent donc en nécessité. C'est ce qui arrive lorsqu’un événement narré auquel nous avons porté peu d’attention se révèle finalement être un événement central au terme du récit. L’Œdipe-roi de Sophocle est encore un bon exemple. Au cours de la tragédie, il devient de plus en plus évident que l’homicide du vieil homme croisé par Œdipe sur son chemin n’est pas anodin. Dans le troisième épisode, ce meurtre se révèle être un parricide et les prévisions de l’oracle, qu’Œdipe tente de contredire toute la pièce, se trouvent confirmées malgré lui. Il en va de même avec l’effet de surprise. Alors qu’il semble de prime abord interrompre la progression de l’action en provoquant un « renversement », il finit par participer au cours de l’histoire en lui faisant prendre une autre direction. C’est ce qui arrive dans Moby Dick lorsqu’Ismaël réalise, une fois embarqué sur le Pequod, que son périple ne sera pas une chasse à la baleine, en vue d’alimenter le marché de la baleine, mais une poursuite, vengeresse, de Moby Dick. Le changement de direction qu’initie un effet de surprise participe donc de l’étendue de l’histoire : sans lui, l’histoire se terminerait, en quelque sorte, plus rapidement 232. La mise en intrigue est donc une forme de « concordance

discordante »233 des actions. Conciliant concordance et discordance, et soumettant la seconde à

la première, la mise en intrigue vient non seulement organiser les actions en un tout, mais également y intégrer les actions ou événements discordants, qui le menacent pourtant. On comprend mieux pourquoi le principe de mise en intrigue est un principe unificateur pour Ricœur.

Toutefois, au niveau de la configuration à laquelle nous nous situons, la mise en intrigue vient unifier les actions racontées, et non les actions et autres événements de la vie d’une

230 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, op. cit., p. 38. 231 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 87. 232 Ibid., p. 88.

personne en chair et en os. Il n’est pas encore question de la vie de personnes ni de leur identité. Comment la mise en intrigue appartenant aux récits de fiction est transférée à la vie, par le détour de la configuration à la refiguration ? De ce détour, comment la personne acquiert-elle une identité dite narrative ? Selon Ricœur, l’identité personnelle est constituée par la mise en intrigue de la vie en vertu d’un « transfert » 234 de la mise en intrigue des actions par le récit à l’identité du

personnage, puis de l’identité du personnage à l’identité de la personne. Nous proposons de restituer ce double transfert ce qui nous permettra ensuite de définir l’identité narrative comme une forme de permanence dans le changement.

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