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1. Le caractère : entre innovation et sédimentation

1.2. Les habitudes et leur acquisition

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur reste très élusif sur la nature des habitudes. Il en est probablement ainsi parce qu’on a l’impression de savoir, avant toute investigation empirique, ce qu’est une habitude : quotidiennement, nous identifions certains gestes, certaines actions, certaines expressions comme des habitudes. Toutefois, cette familiarité de l’habitude ne vient pas de pair avec une conceptualisation intuitive de ce phénomène : la difficulté définitionnelle de l’habitude tient au fait que le domaine de l’habitude n’est pas aussi délimité que celui d’autres phénomènes, tels que celui de la perception, de l’imagination ou des sentiments. Contrairement à ces trois éléments, l’habitude ne renvoie pas à une fonction particulière, par exemple la vision, l’image ou les émotions qui déterminent notre visée du monde149. Ce qu’on peut désigner comme

une habitude, par exemple le fait de se lever tôt, de balancer les bras en marchant ou de manger dans sa chambre, renvoie plutôt à une certaine « manière de sentir, de percevoir, d’agir [et] de penser »150, qui peut soit être « en train d’être » ou soit être « déjà acquise »151.

l’action, lui retirant du même coup tout contenu. Cette définition du caractère, bien qu’elle soit suffisante dans ces deux ouvrages parce qu’elle met l’emphase sur la dimension finie et involontaire du caractère en tant que perspective non choisie, apparaît limitée dans le cadre d’une interrogation sur l’identité personnelle qui exige de déterminer ce qui constitue la personne en propre. Dans Soi-même comme un autre, ne cherchant plus à décliner le champ de la volition ou à distinguer les différentes formes de disproportion de l’humain, Ricœur parvient à penser ensemble les valeurs, les habitudes et le caractère, conférant ainsi à l’humain une certaine consistance. En effet, dans cet ouvrage, le caractère n’est plus une perspective sur les habitudes comme organe du pouvoir, mais un ensemble d’habitudes, et ne désigne plus un point de vue sur les valeurs, mais un ensemble de valeurs auxquelles on s’identifie. Or, en greffant ces aspects de la personne au caractère, Ricœur y intègre des phénomènes de l’ordre de l’involontaire relatif ou de la finitude qui admettent le changement.

148 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146.

149 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 352. 150 Ibid., p. 353.

L’habitude en train d’être, c’est l’habitude qui est en voie d’acquisition. Selon Ricœur, l’acquisition d’une habitude est d’abord initiée par la décision d’un individu qui veut acquérir une nouvelle manière d’agir, de sentir, de percevoir, etc. Elle implique donc le désir d’une modification, plus ou moins consciente, au niveau de la manière d’être de l’individu, comme le suggère Félix Ravaisson152. Le moment de la décision n’est toutefois pas suffisant à

l’accomplissement de ce désir. L’acquisition d’une nouvelle habitude ne peut se faire qu’à la faveur d’un certain apprentissage : elle nécessite une certaine compréhension de la tâche exigée par la manière d’agir en question – tâche qui peut être d’ordre intellectuel, moral, culturel ou technique –, mais aussi « un effort sans cesse renouvelé pour entretenir l’élan des exercices et pour maintenir le niveau de la prétention ou d’ambition du sujet »153. L’habitude en train d’être

est donc la manière de sentir, d’agir, de percevoir, etc., que l’individu tente d’incorporer au moyen de l’exercice.

Avec le temps et la pratique, l’individu contracte cette manière d’être qui devient alors une habitude acquise. C'est d’ailleurs en ce sens, c’est-à-dire comme une manière d’être incorporée, que l’on parle le plus souvent d’habitude : lorsqu’on dit d’une personne qu’elle a la coutume de se tenir droit, on désigne une tendance corporelle déjà acquise et stable, et non une habitude en voie d’acquisition. La tradition philosophique, et notamment Ravaisson auquel Ricœur fait référence, a rapproché cet état final de l’habitude à la nature en la désignant de « seconde nature »154. En effet, de la même manière que la nature, l’habitude, une fois contractée, est

involontaire, c’est-à-dire qu’elle n’agit pas en réponse à une décision ou un acte volontaire de l’agent : « la volonté et l’activité qui dominent la “nature” retournent à la nature ou plutôt inventent une quasi-nature à la faveur du temps »155. À cette analogie entre l’habitude et la nature

située au niveau volitif, s’en ajoute une autre qui est sur le plan temporel. L’habitude acquise revêt quelque chose de naturel parce qu’elle est régulière et stable, tout comme le fonctionnement des phénomènes naturels tels que les organes, la trajectoire des planètes, le cycle des saisons, etc. Autrement dit, l’habitude, dès lors qu’elle est acquise, revêt une certaine permanence dans le temps. Ainsi, dans son processus d’acquisition, l’habitude passe du volontaire à l’involontaire, de

152 Félix Ravaisson, De l’habitude, Paris, Imprimerie de H. Fournier, 1838, p. 3. 153 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 354.

154 Félix Ravaisson, op. cit., p. 42. Aristote, « De la mémoire et de la réminiscence », Petits traités d’histoire naturelle, trad. P.-M. Morel, Paris, Flammarion, 2000, 2, 452a27-452a28.

l’appris au naturel, de l’effort à la facilité, de la sporadicité à la régularité et du changement à la permanence.

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