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1. Le caractère : entre innovation et sédimentation

1.1. L’immuabilité du caractère

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur insiste sur le fait que le caractère n’est pas une forme immuable d’identité personnelle, thèse qu’il avait lui-même défendue précédemment dans Le Volontaire et l’Involontaire (1949) et dans Finitude et culpabilité (1960). Dans Le Volontaire et l’Involontaire, Ricœur conçoit le caractère, à côté de l’inconscient et de la vie, comme une figure de l’involontaire absolu, c’est-à-dire une couche de l’existence qui, à défaut de pouvoir être modifiée, peut faire au mieux l’objet du consentement138. S’il consiste en une figure de

l’involontaire absolu, c’est parce que le caractère est immuable, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être modifié : « Changer mon caractère, ce serait proprement devenir un autre, m’aliéner »139. Dans

le second tome de la Philosophie de la volonté, plutôt que d’insister sur la dimension involontaire du caractère, à savoir son aspect invincible et incoercible, Ricœur fait du caractère une figure de la finitude pratique dans le cadre d’une réflexion générale sur la faillibilité humaine. La singularité du tempérament et de la personnalité d’une personne vient limiter, telle une perspective, son

135 Roger Pouivet, Philosophie contemporaine, Paris, PUF, 2008, p. 228-232.

136 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, tome II, Paris, Seuil, 2009, p. 101. 137 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146.

138 Ibid., p. 144.

ouverture au monde et aux autres140. Cette perspective finie, participant de la motivation des

actions d’une personne, ne peut être ni reniée ni esquivée : le caractère a le statut d’un fait, nous accompagnant depuis notre naissance141. Cette perspective ne peut non plus être modifiée :

contrairement à la perspective de la perception, « il n’y a pas de mouvement par lequel je changerais l’origine zéro de mon champ total de motivation »142 qu’est mon caractère.

Positivement, cela signifie que le caractère est une nature immuable et héritée143.

Si la conception du caractère en termes d’immuabilité renforce sa dimension finie et involontaire, elle ne semble pas faire droit au phénomène lui-même. En effet, bien qu’en comparant le caractère de quelqu’un on se surprend à trouver dès son enfance des traits de personnalité qui la définissent toujours aujourd’hui, il est invraisemblable de penser qu’au cours de sa vie son caractère n’ait connu aucune altération. Pour exprimer ce phénomène, Ricœur propose dans Soi-même comme un autre (1990) de « remettre en question le statut d’immuabilité du caractère »144. Tout en conservant l’idée que le caractère renvoie de manière générale au

tempérament ou à la personnalité d’une personne s’annonçant dans son rapport au monde et aux autres, Ricœur le redéfinit comme « l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne »145. Ce concept de dispositions durables et « acquises » 146 permet à Ricœur

d’insister davantage sur la dimension temporelle, qui est elle-même empruntée à celle des habitudes et des identifications acquises qui étaient exclues de la définition de caractère dans ses ouvrages précédents147. Cette révision et cet élargissement de la définition du caractère permettent

d’intégrer le changement à la permanence dans le temps du caractère.

140 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 145 [Nous soulignons]. 141 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, op. cit., p. 105. 142 Ibid., p. 104.

143 Ibid.

144 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 145. 145 Ibid., p. 146 [Nous soulignons].

146 Ibid., p. 147.

147 Dans les deux tomes de la Philosophie de la volonté, Ricœur semble donner une définition restreinte au caractère. D’abord, dans le premier tome, Le Volontaire et l’Involontaire, Ricœur distingue le caractère des valeurs et des habitudes qu’il associe respectivement aux motifs (participant à la décision) et aux pouvoirs (intervenant au niveau de la motion volontaire). Le caractère consiste quant à lui en une « manière d’être libre », c’est-à-dire une manière de nous rapporter à ces valeurs et à ces pouvoirs dans l’action. C'est ce que Ricœur indique clairement ici : « le caractère, disions-nous, n’est pas une valeur ni un ensemble de valeurs, mais ma perspective irréductible sur les valeurs » (Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et involontaire, op. cit., p. 428) et « ce même caractère [...] est aussi l’incoercible manière d’être mes pouvoirs et de mon effort même. » (Ibid., p. 429). D’une manière très similaire, dans Finitude et Culpabilité, Ricœur comprend le caractère comme la perspective finie depuis laquelle sont rendues accessibles « toutes les valeurs de tous les hommes à travers toutes les cultures » (Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, op. cit., p. 102).

Que le caractère soit défini comme une manière d’être libre ou une ouverture limitée (et sa réciproque une perspective finie), dans les deux cas Ricœur le réduit à un certain point de vue, à un certain rapport sur le monde de

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur sollicite donc trois notions pour décrire le caractère : les dispositions acquises, les habitudes et les identifications acquises. Les habitudes et les identifications acquises sont toutes deux des types de dispositions acquises. Les habitudes renvoient à un ensemble de manières sédimentées de sentir, de percevoir, d’agir et de penser, alors que les identifications acquises consistent en des identifications intériorisées à certaines valeurs, normes, idéaux, modèles ou héros148. Nous proposons à présent de définir davantage

ces trois notions et d’indiquer comment elles articulent respectivement permanence et changement.

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