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La résolution du double défi de l’identité personnelle

6. Le prolongement de Ricœur et la réalisation du double défi de l’identité personnelle

6.1. La résolution du double défi de l’identité personnelle

Le premier défi de l’identité personnelle, que Ricœur a explicitement fait sien, demande de trouver un modèle d’identité qui rende compte de de la permanence d’une personne dans le temps et des changements que subit par ailleurs cette personne. Ricœur identifie non pas un, mais deux concepts d’identité exprimant la permanence d’un individu dans le changement ou la versatilité du moi : la mêmeté et l’ipséité. Selon la mêmeté, on reste identique dans le changement parce qu’on reste le même malgré nos transformations. Ce qui nous confère une identité, c’est la permanence, voire l’immuabilité de certains éléments identitaires, tels que les traits physiques ou le caractère, auxquels on reconnaît quelqu’un ou on se reconnaît. Cette permanence exclut les transformations que l’on subit au cours du temps : dans la mêmeté, on reste le même malgré les changements. Ce concept n’est pas autonome : il présuppose toujours l’ipséité – sur ce point, nous donnons raison à Ricœur. Pour que les habitudes, les préférences prescriptives et évaluatives ou les traits physiques confèrent une permanence à la personne, il faut que celle ou

celui qui les possède s’y reconnaisse comme soi-même. La dépendance de la mêmeté à l’ipséité n’est pas réciproque. Selon Tengelyi, à l’ipséité est associée une forme de permanence permettant d’exprimer le fait de rester soi-même. Cette permanence relève de l’histoire d’une vie : le récit de soi permet d’unifier, quant au sens, l’expérience vécue qui est la nôtre de façon à se reconnaître comme une unité permanente et singulière malgré les changements qui nous affectent. Ces changements, l’histoire d’une vie y fait droit en synthétisant, comme le pense Ricœur, l’hétérogénéité de nos événements et actions passées. Contemporaine des changements, l’ipséité décrit le fait de rester soi-même à travers les changements. Rajoutons que la mêmeté et l’ipséité consistent en des formes de permanence qui répondent à la question « Qui suis-je ? » : ce sont les traits de caractère qui constituent la réponse de la première, alors que la seconde propose une narration de soi. Ainsi, Tengelyi permet rétrospectivement à Ricœur de répondre au premier défi en replaçant à l’avant-scène l’identité narrative – que Ricœur a étrangement délaissée pour la conceptualisation de l’identité du personnage en termes de caractère et de maintien de soi – à partir de laquelle il a pu thématiser l’ipséité comme un modèle d’identité personnelle, c’est-à-dire une permanence de l’individualité.

La définition ambiguë de l’identité narrative, à laquelle Tengelyi identifie l’identité personnelle, permet également d’apporter une réponse au second défi de l’identité personnelle, qui demande de rendre compte de la persistance ou de la permanence de l’identité personnelle malgré l’impression d’une perte d’identité. Avant de relever ce défi, Tengelyi permet de bonifier l’interprétation ricœurienne de cette expérience. Les situations de perte d’identité personnelle ne concernent pas que l’identité-idem, c’est-à-dire la permanence de nos traits physiques, de nos traits de caractère auxquels on nous identifie ou on se reconnaît. Il arrive que l’on ne sait plus qui l’on est parce qu’on n’a plus l’impression d’être soi-même ; se trouve alors mise en jeu l’ipséité. Ricœur n’a pas pu thématiser ces situations en raison du fait qu’il confère le caractère irrémédiable de la singularité à l’ipséité. Dans ces situations, qui ne s’attestent que du point de vue singulier – on est les seuls à pouvoir ou ne pas pouvoir dire être soi-même –, le rapport à soi constitutif de l’ipséité est fragilisé. Selon Tengelyi, ces expériences surviennent avec un événement venant invalider les récits racontés préalablement sur soi-même et par là l’institution de soi-même. L’impression de perte d’identité relève de la fragilisation des institutions préalables de soi-même avec laquelle la question « Qui suis-je ? » n’a plus de réponse. C'est par la description de l’identité personnelle comme composée, d’une part, des récits explicites sur soi-même et, d’autre part, d’une formation de soi tacite que Tengelyi montre également que cette absence de

réponse n’est pas synonyme d’absence d’identité. La formation de soi décrit une identité personnelle qui évolue en concordance avec la formation des histoires inchoatives sur soi. Puisque ces histoires sont encore inchoatives, la définition de soi-même lui étant implicite est encore tacite, inconnue. Par le phénomène de la formation de soi, Tengelyi démontre que dans les situations de perte d’identité on est soi-même parce que la formation de soi maintient l’adhérence à soi-même. Puisque ce rapport à soi est inconscient, irréfléchi et inchoatif, il peut expliquer le fait qu’on n’ait pourtant pas l’impression d’être toujours soi-même. Avec l’émergence de ces histoires inchoatives et la fixation intentionnelle de leur sens, ce rapport à soi devient conscient, réfléchi et actuel : la formation de soi laisse place à une institution de soi qui s’accompagne toujours d’une réponse plus ou moins exhaustive à la question « Qui suis-je ? ». Les situations de perte d’identité personnelle sont donc épisodiques. Bref, en subdivisant cette identité en une permanence thétique et explicite, l’institution de soi, et une permanence tacite et inaudible, la formation de soi, Tengelyi est capable de rendre compte et de résoudre le second défi de l’identité personnelle.

En articulant la définition ricœurienne de la mêmeté et la définition de Tengelyi de l’ipséité, on obtient une définition arborescente de l’identité qui est capable de répondre au double défi de l’identité personnelle : l’identité personnelle est supportée tantôt par la permanence de certains éléments identitaires, tantôt par la narration de soi-même qui est aussi bien explicite et réfléchie que tacite et inconsciente. Comme Ricœur le pensait, c’est bien l’embranchement de l’ipséité – ou le tronc de l’ipséité, en ce qu’elle conditionne la mêmeté – qui permet d’assumer les changements que subit tout un chacun au cours d’une vie : les changements affectant l’identité-idem sont pris en charge par l’ipséité, qui elle assure la permanence de soi-même à travers le récit de ces changements, alors que les changements affectant l’ipséité, et plus précisément l’institution de soi, sont assumés par la formation de soi qui consolide l’identité à travers le maintien d’un rapport tacite et inconscient à soi-même. Responsable de la formation de cette branche, la conception de l’ipséité de Tengelyi semble être une médiation obligée dans la résolution du défi de l’identité personnelle par Ricœur. Mais c’est un détour qui a un certain coût : Tengelyi prolonge les intuitions ricœuriennes sur l’ipséité tout en les transformant en raison de sa réinterprétation phénoménologique de sa conception de l’identité narrative.

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