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Trois articulations de la mêmeté et de l’ipséité : caractère, promesse et identité

4. La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité

4.2. Trois articulations de la mêmeté et de l’ipséité : caractère, promesse et identité

La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité est en réalité un spectre sur lequel Ricœur situe trois articulations possibles. À ces trois articulations correspondent trois phénomènes d’identité personnelle qui sont autant de formes « de permanence qui convien[nent] à un soi »121. À l’un

des pôles du spectre, « idem et ipse tendent à coïncider » 122, c’est-à-dire que l’ipséité prend le

119 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 159. 120 Ibid., p. 147.

121 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 122 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 138.

déguisement de la mêmeté. Ricœur associe cette première articulation entre mêmeté et ipséité au caractère. Le caractère par sa quasi-immuabilité et ses traits reconnaissables est le modèle d’identité le plus proche de la mêmeté et une réponse à la question « Que suis-je ? » : « le caractère assure à la fois l’identité numérique, l’identité qualitative, la continuité ininterrompue dans le changement et finalement la permanence dans le temps qui définissent la mêmeté »123.

Mais dans la mesure où le caractère est celui de quelqu’un, c’est-à-dire un ensemble de dispositions acquises attribuables à quelqu’un ou dans lesquelles on peut se reconnaître, il fait intervenir l’ipséité et constitue une réponse à la question « Qui suis-je ? ».

À l’autre bout du spectre de la dialectique entre idem et ipse, « l’ipséité s’affranchit de la mêmeté » 124. Cette ipséité sans support de mêmeté se phénoménalise selon Ricœur dans la

promesse. La promesse ou l’engagement envers autrui met en jeu « une forme de permanence dans le temps qui ne soit pas réductible à la détermination d’un substrat »125 et que Ricœur

désigne par l’expression « maintien de soi ». C’est par le maintien de soi que l’ipséité participe de l’identité personnelle au sens de la permanence d’une personne dans le changement qui soit une réponse uniquement à la question « Qui suis-je ? ».

Entre les deux pôles du spectre de l’idem et de l’ipse, Ricœur situe l’identité narrative au niveau de laquelle « la dialectique concrète de l’ipséité et de la mêmeté [...] atteint son plein épanouissement »126. Comme le caractère, l’identité narrative, c’est-à-dire la « forme d’identité à

laquelle l’être humain peut accéder au moyen de la fonction narrative »127, fait intervenir l’ipséité

au niveau de l’ascription et de la reconnaissance : l’histoire d’une vie est toujours celle d’une personne, ou celle que je reconnais comme la mienne. Toutefois, contrairement au caractère et de manière similaire à la promesse, la permanence dans le temps impliquée dans l’identité narrative n’est pas de l’ordre d’un substrat, mais découle plutôt de l’unité de la vie mise en récit. Liée au caractère et à la promesse, l’identité narrative semble non seulement constituer une réponse à la question « Qui suis-je ? », mais elle promet également de résoudre la tension entre caractère et promesse qui nous écarte « de l’un et l’autre côté de la scission conceptuelle »128.

123 Ibid., p. 147. 124 Ibid., p. 138. 125 Ibid., p. 143.

126 Ibid., p. 138. « Or, c’est ce "milieu" que vient occuper, à mon avis, la notion d’identité narrative. L’ayant ainsi située dans cet intervalle, nous ne serons pas étonnés de voir l’identité narrative osciller entre deux limites, une limite inférieure, où la permanence dans le temps exprime la confusion de l’idem et de l’ipse, et une limite supérieure, où l’ipse pose la question de son identité sans le secours et l’appui de l’idem. » Ibid., p. 150.

127 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35.

La recherche conceptuelle de Ricœur ne se termine pas ici. Bien que la mise en relation de la mêmeté et de l’ipséité ait permis d’identifier trois articulations de ces deux concepts et trois phénomènes d’identité personnelle correspondant, on ne comprend toujours pas en quoi la dialectique entre la mêmeté et l’ipséité permet à Ricœur de répondre au défi de l’identité personnelle. Pour finaliser la démonstration de Ricœur, il faut s’intéresser à ces trois phénomènes d’identité comme trois formes de permanence dans le changement. Il faut donc faire un détour par l’identité personnelle concrète pour valider son expression conceptuelle. D’ailleurs, dans la mesure où le défi de l’identité personnelle est posé dans l’expérience, c’est seulement lorsque la dialectique entre idem et ipse se fait concrète, dans sa triple phénoménalité, que la solution de Ricœur au problème de l’identité personnelle peut être étudiée. En effet, le défi demande de rendre compte comment telle ou telle personne, qui a changé dans les derniers temps, est pourtant toujours la même ou elle-même ? Pour répondre à ce défi, il faut se demander ce qui de l’identité de cette personne nous permet de dire qu’elle est identique, ou ce qui lui permet de répondre à la question « Qui suis-je ? », qui appelle toujours une réponse concrète prononcée par quelqu’un. Cherchant les « déterminations plus riches et plus concrètes de l'ipséité du soi »129,

Ricœur nous invite lui-même à quitter le plan conceptuel et d’entamer une recherche descriptive de ces trois modèles d’identité personnelle.

CHAPITRE 2.CARACTÈRE, PROMESSE ET IDENTITÉ

NARRATIVE : LEXPRESSION CONCRÈTE DE LIDENTITÉ

PERSONNELLE

Je suis à jamais au piège de cette histoire-ci, de ce visage-là, de ce corps- là, de cette tête-là130.

Dans la restitution de sa recherche conceptuelle, comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, Ricœur propose une double réponse au problème de l’identité personnelle. Les deux réponses qu’il apporte à la question « comment rendre compte du fait que l’on reste identique dans le temps malgré les changements dont on fait l’épreuve ? » sont associées aux « deux usages majeurs du concept d'identité »131 : la mêmeté et l’ipséité. Selon Ricœur, à la

question « Qui suis-je ? », on peut ou bien répondre « je suis le ou la même » ou bien répondre « je suis moi-même ». À ces deux expressions de l’identité personnelle correspondent deux formes de permanence dans le changement, l’une intrinsèque et l’autre extrinsèque. La mêmeté renvoie à un substrat non changeant dans le temps – la permanence dans le temps participe donc de sa définition – à partir duquel on peut dire que l’on reste le même. Cette première réponse au défi de l’identité personnelle est une réponse admissible à condition que le substrat immuable, par exemple le caractère, soit attribué à une personne. À cette première réponse s’en ajoute une autre : on reste identique dans le temps parce qu’on reste soi-même. Avec l’ipséité, ce qui reste identique, ce n’est pas un certain substrat, mais c’est le soi lui-même en se maintenant dans le temps.

Ricœur ne place pas ces deux réponses sur un pied d’égalité. L’identité personnelle, comme permanence d’une personne dans le changement, implique toujours l’ipséité sans quoi elle n’est plus une réponse à la question « Qui suis-je ? ». Malgré tout, bien que ce concept d’identité ait sa propre forme de permanence dans le temps – à savoir le maintien de soi – Ricœur admet le fait que, le plus souvent, c’est l’identité d’un substrat dans lequel on se reconnaît qui rend compte de la permanence dans le temps de la personne. Cette nécessaire intrication entre l’ipséité et la mêmeté rappelle que Ricœur n’offre pas, en guise de réponse au défi de l’identité personnelle,

130 Marguerite Duras, op. cit., p. 126.

une alternative – l’ipséité ou la mêmeté –, mais une triple dialectique conceptuelle : l’ipséité sans support de la mêmeté, le recouvrement de l’ipséité par la mêmeté ou la conjugaison entre l’ipséité et la mêmeté. Ces trois articulations correspondent respectivement à trois phénomènes d’identité personnelle, à savoir la promesse, le caractère et l’identité narrative.

Il importe à présent, par l’étude de ces trois phénomènes, de restituer la réponse concrète de Ricœur au défi de l’identité personnelle. Nous proposons d’offrir une démonstration de la thèse de Ricœur, justifiée elliptiquement dans Soi-même comme un autre, selon laquelle caractère, promesse et identité narrative permettent de concilier, chacun à leur manière, permanence et changement. La clef de la réponse à cette démonstration se trouve dans la dimension acquise des habitudes et des identifications-à dans le cas du caractère, dans la dénégation du changement concomitante au maintien de soi dans la promesse et dans la mise en intrigue comme modèle d’unification de la vie et de l’identité dite narrative. Ces trois modèles d’identité personnelle seront également étudiés selon les trois dimensions de la temporalité. Comme phénomène temporel, l’identité personnelle est autant rétrospective que prospective : dire qu’on est le même peut exprimer le fait qu’on est toujours celui qu’on était hier, aussi bien que le fait qu’on est aujourd’hui celui qu’on sera demain. L’identité personnelle s’étend donc du passé au futur en passant par le présent. Nous verrons que chacun de ces modèles d’identité prend en charge une dimension temporelle de l’identité personnelle : au passé sera associé le caractère ; la promesse appartiendra plutôt au futur ; et l’identité narrative, procédant par rétrospection et prospection, recouvrira les trois dimensions du temps132.

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