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La promesse comme forme d’identité personnelle

2. La promesse

2.3. La promesse comme forme d’identité personnelle

En quoi consiste cette nouvelle forme de permanence dans le temps, corollaire à la tenue de la parole donnée dans le temps, et de quelle manière elle s’articule avec le changement d’une personne dans le temps ? Tel que nous l’avons suggéré précédemment, la forme de permanence

181 Nathalie Maillard, La vulnérabillité : une nouvelle catégorie morale, Genève, Labor and Fibes, 2001, p. 116.

182 Selon Ricœur, la conception kantienne du respect d’autrui est insuffisante. Ricœur fait remarquer qu’autrui n’y est pas vraiment pris en compte : en effet, dire qu’une maxime – par exemple, la fausse promesse – ne respecte pas autrui revient à affirmer qu’elle n’est pas universalisable, et revient donc à convoquer de nouveau le respect de soi au niveau duquel autrui n’intervient pas. Pour Ricœur, Kant ne prend donc pas réellement en compte la structure dyadique de la promesse (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 310). Autrui, dans sa singularité irremplaçable, est considéré dès lors qu’on quitte le point de vue formel pour adopter le point de vue concret. 183 Ibid., p. 312.

184 Ibid.

dans le temps impliquée dans la promesse est étrangère à la mêmeté, ce qui signifie qu’elle ne se présente pas dans l’horizon d’un quoi. Autrement dit, avec la promesse, ce qui octroie à la personne une identité dans le temps, ce n’est pas la permanence d’une chose que l’on peut rapporter à soi telle que l’habitude. Ici, la permanence dans le temps relève plutôt, et uniquement, du soi, compris comme un étant dont l’être est celui de l’existence: elle « ne se laisse pas inscrire [...] dans la dimension du quelque chose en général, mais uniquement dans celle du qui ? »186.

Ricœur reconduit la forme de permanence dans le temps propre à la promesse au maintien de soi. 2.3.1. Le maintien de soi et la dénégation du changement

Ricœur reprend à Heidegger la notion de maintien de soi (Selbstständigkeit) qui désigne, dans Être et temps, un mode d’être du Dasein et plus précisément la solidité et la constance du Dasein ayant acquis une tenue intérieure187. Existentialement, Heidegger reconduit le maintien de soi à

la totalité originaire et authentique du Dasein qu’est la résolution devançante188, c’est-à-dire,

synthétiquement, à l’anticipation par le Dasein de sa propre fin, anticipation ou pensée qui, dans la mesure où elle est maintenue, est à l’origine de sa tenue189. Puisque la mort est la possibilité la

plus propre du Dasein – en tant qu’existant, le sens de l’être du Dasein est d’être mortel – celui qui anticipe constamment sa mort se maintient dans l’authenticité. Dans sa réappropriation de la notion de maintien de soi, Ricœur rejette le primat conféré par Heidegger au phénomène de la mort et plus généralement le sens existential du maintien de soi – Ricœur ne pense pas le soi et l’ipséité dans l’horizon d’une pensée de l’authenticité ni dans une opposition entre l’existentiel et l’existential comme nous l’avons vu190 – pour l’élargir à d’autres attitudes existentielles qui ont

186 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148.

187 Annie Larivée et Alexandra Leduc, « Le souci de soi dans “Être et temps”. L’accentuation radicale d’une tradition antique ? », Revue philosophique de Louvain, vol. 100, n.4, 2002, p. 731.

188 Pour Heidegger, « Le maintien de Soi-même [autonomie] ne signifie existentialement rien d’autre que la résolution devançante ». Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 227 [322].

189 Plus précisément, la résolution (Entscholossenehit) renvoie chez Heidegger à l’affrontement du Dasein à l’appel de la conscience et à la vérité du Dasein, à savoir son pouvoir-être tout entier qui s’ouvre avec lui (Jean Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., p. 301.). Le devancement (Vorlaufen) désigne quant à lui le mouvement en avant du Dasein vers sa possibilité la plus propre, la mort, ou, plus simplement, l’anticipation du Dasein de sa fin (Cristian Ciocan, Heidegger et le problème de la mort : existentialité, authenticité, temporalité, Dordrecht, Springer, 2014, p. 180.). Pour Heidegger, la résolution est authentique dans la mesure où elle est maintenue, maintien lui-même rendu possible par la projection ou l’auto-devancement du Dasein vers sa mort – c’est cette résolution authentique que Heidegger désigne par l’expression « résolution devançante ». Ainsi, synthétiquement, la constance du soi relève chez Heidegger de la pensée « résolue » du Dasein de sa mort. Chez Ricœur, le maintien de soi ne prend pas la forme d’une pensée de la mort, mais d’un engagement envers autrui.

une justification éthique comme c’est le cas de la promesse191. Chez Ricœur, le maintien de soi

signifie pour l’individu de rester fidèle à lui-même et à ses engagements dans le temps. Cette fidélité à soi a une portée plus large que le maintien de la parole donnée à autrui, qui n’en est qu’un exemple, bien qu’il soit « paradigmatique »192 : le maintien de soi consiste en quelque sorte

à un engagement de second degré qui est impliqué dans tous les engagements, dans tous les projets du soi, tels que le travail, les projets de vie mais aussi les contrats, les dettes, les relations d’amitié, etc.

La permanence dans le temps propre au maintien de soi se démarque donc de celle du caractère. Comme nous l’avons suggéré plus haut, elle relève seulement du soi. En effet, le maintien de soi n’est pas une chose, une substance, un principe indépendant du soi, mais il consiste en une « attitude » ou un mode d’être du soi193. De plus, comme la notion d’attitude ou

de mode d’être le dit, le maintien de soi implique une activité du soi. Pour souligner la part active du soi impliquée dans l’identité personnelle au niveau de la promesse, Ricœur parle de « persévérance » de la fidélité à la parole donnée, par contraste de la « persévération » du caractère ; de « constance » dans la promesse, par contraste de la « continuation » du caractère194.

Plus encore, la permanence dans le temps propre au maintien de soi dépend de l’activité réitérée du soi : se maintenir dans le temps, c’est à chaque instant réaffirmer la fidélité à soi-même et à ses engagements. Autrement dit, l’identité personnelle dans la promesse n’est jamais gagnée, contrairement au caractère, qui une fois sédimenté, est définitivement acquis, de telle sorte qu’il faille exercer un réel effort pour le transformer.

Impliquant des formes différentes de permanence dans le temps, le caractère et la promesse se distinguent également par rapport à leur articulation avec les changements d’une personne dans le temps. Au niveau du caractère, comme l’innovation et la sédimentation, le changement et la permanence se succèdent, et c’est pourquoi il faut en faire l’histoire pour restituer les transformations de l’individu dans le temps. À l’inverse, dans la promesse, la permanence dans le temps et les changements sont contemporains et entretiennent un rapport de dénégation : « la

191 « Il n’est pas nécessaire, pour qu’elle fasse sens, de placer la tenue de la parole donnée sous l’horizon de l’être- pour (ou envers)-la-mort. Se suffit à elle-même la justification proprement éthique de la promesse, que l’on peut tirer de l’obligation de sauvegarder l’institution du langage et de répondre à la confiance que l’autre met dans ma fidélité. » Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148.

192 Paul Ricœur, « Les paradoxe de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3,op. cit., p. 379.

193 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. Cela nous met aussi sur la piste de la dimension éthique de l’ipséité.

tenue de la promesse [...] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement »195.

Cela signifie que la personne se maintenant dans le temps fait fi ou écarte des changements qui pourraient l’affecter. En effet, se maintenir dans le temps, c’est dénier les changements empiriques qui pourraient affecter ou menacer la fidélité à des engagements : « quand même mon désir changerait, quand même je changerais d’opinion, d’inclination, “je maintiendrai” »196. Mais

dénier, c’est toujours reconnaître. En ce sens, le faux-prometteur, c’est non seulement celui qui ne reste pas fidèle à son engagement et ne se maintient pas dans le temps, mais c’est aussi celui qui poserait arbitrairement l’invariabilité de ses désirs et fermerait les yeux aux changements qui l’affectent. Dans ce dernier cas, où la permanence dans le temps « se fig[e] dans la raideur stoïcienne de la simple constance »197, le prometteur se mentirait à lui-même. L’authentique

promesse est celle dans laquelle le prometteur, conscient des intermittences de ses désirs, maintient tout de même sa parole pour répondre à la demande d’autrui. Le changement est donc constitutif du maintien de soi lié à la promesse comme modèle d’identité personnelle.

2.3.2. L’attestation

À cette distinction entre promesse et caractère s’en ajoute une dernière qui a trait à la nature de l’épreuve de vérité propre à ces deux modèles d’identité. Le caractère, dans la mesure où il s’annonce toujours à travers des traits distinctifs, peut être vérifié par le constat et la comparaison de ses différents moments dans le temps. Il n’en est pas ainsi avec la permanence dans le temps impliquée dans la promesse que l’on tient : « irréductible à toute persistance empirique »198,

l’identité personnelle ici ne laisse aucune trace à partir de laquelle elle aurait pu être confirmée ou infirmée par autrui. De plus, si le caractère peut être vérifié avec certitude, c’est aussi parce qu’il a une temporalité passée. C'est à partir des habitudes et des identifications passées d’une personne qu’il est possible de dire qu’elle est la même aujourd’hui qu’hier. Il en va autrement avec la promesse : la promesse n’a pas de passé, mais qu’un avenir, elle n’a pas de dimension mémorielle, mais seulement promissive199. Puisqu’au moment où la promesse est prononcée elle

n’est pas encore satisfaite et que la permanence dans le temps y étant reliée ne s’est pas encore

195 Ibid., p.149 [Nous soulignons]. 196 Ibid., p. 149.

197 Ibid., p. 311. 198 Ibid., p. 343.

déployée, il n’est pas possible de dire avec certitude que le prometteur conservera sa parole, qu’il sera la même personne demain que celle qu’il est aujourd’hui.

Bien que le maintien de soi échappe à la vérification et à la certitude, il ne faut pas conclure que l’identité personnelle impliquée dans la promesse ne peut être dite vraie ou fausse. Le prometteur se manifeste bel et bien devant autrui, et ce, comme celui qui tient sa parole malgré les changements qui peuvent l’affecter, qui est responsable de ses actions et sur lequel on peut compter. Celui qui se maintient dans le temps peut déclarer à autrui « Ici je me tiens, tu peux compter sur moi »200. En retour, si l’engagement du prometteur est convaincant, si son

interlocuteur croit qu’il maintiendra sa parole, l’interlocuteur placera sa confiance en lui. Ainsi, celui qui se maintient dans le temps, c’est celui sur qui « en dépit du changement [...] nous comptons que, dans l’avenir, il tienne parole, c'est-à-dire qu’il prenne en charge l’être d’aujourd’hui dans l’être de demain »201. C'est donc la confiance d’autrui qui témoigne de la fidélité du prometteur à

sa parole et qui vient confirmer son identité comme ipséité. La confiance, c’est le sens que prend la catégorie de vérité appropriée à la promesse à laquelle Ricœur donne le nom d’ « attestation ». L’attestation est la forme de croyance appropriée au soi ou à l’ipséité selon Ricœur202. Cette

croyance n’est ni de l’ordre de la certitude ou du savoir indubitable, ni de l’opinion ou de la doxa. Elle consiste plutôt dans le type d’assurance que l’on accorde au témoin : on croit en la parole du témoin parce qu’elle est fiable. Ainsi, la « vérité » de l’ipséité ne relève pas d’une vérification, mais de la créance ou de la confiance qu’elle suscite203. De la même manière, dans la promesse,

une identité personnelle est attestée au sens où autrui a bel et bien confiance envers le prometteur, il croit qu’il maintiendra sa parole et sera donc le même aujourd’hui que demain.

En somme, si « la vie humaine [...] [fait] suite avec elle-même »204, c’est par le caractère qui

confère à la personne une permanence dans le temps, d’hier à aujourd’hui, et la promesse, par laquelle l’individu s’engage à être demain le même qu’aujourd’hui. Si l’on s’en tient à ces deux modèles d’identité personnelle, ayant leur temporalité et leur épreuve de vérité respective, on est forcé de conclure une division du soi. À la réponse « Qui suis-je ? », on répondrait, d’une part,

200 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 198.

201 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 378 [Nous soulignons].

202 Paul Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », dans Jean Greisch et Richard Kearney (dir.), Paul Ricœur, Métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, 1991, p. 382.

203 Ibid.

204 Paul Ricœur, « Les paradoxe de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379 [Nous ôtons l’italique].

un ensemble d’habitudes et d’identifications à des valeurs, des normes, des héros, et, d’autre part, une tendance à être fidèle à soi-même qui s’actualise à travers des projets et des engagements envers autrui. Selon Ricœur, c'est l’identité narrative qui comble l’intervalle de sens entre le caractère et la promesse, c’est elle qui dépasse l’aporie entre la dimension mémorielle et permissive du soi, c’est elle qui réunifie le soi divisé.

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