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2. Le champ phénoménal de Tengelyi : émergence d’un nouveau sens, formation de

2.1. La limite de la donation de sens

Suivant Husserl, Tengelyi définit le sens, dans sa signification élargie – c’est-à-dire appliqué à tout phénomène du monde et pas seulement aux expressions linguistiques350 – par la structure

de « l’en-tant-que »351. Selon cette définition, une chose a un sens si elle apparaît en tant que

quelque chose : un objet perçu est reconnu comme une feuille de papier, cette feuille de papier apparaît comme blanche, cette feuille de papier blanche se manifeste comme trouée. La structure de l’en-tant-que exprime une différence : en suggérant que ceci apparaît comme cela, se trouve exprimée l’idée selon laquelle la chose apparaît comme quelque chose d’autre. Et dans cette différence, la chose perçue est identique : « la structure de l’en-tant-que caractéristique du sens perceptuel contient en elle-même une certaine différence entre les termes qu’elle réunit. C'est pourquoi elle peut être décrite comme une structure différentielle »352. Le sens pose donc la difficile

question de l’identité dans la différence. Husserl propose de fonder la structure différentielle du sens dans l’expérience, dont il a une compréhension en termes d’intentionnalité353. Pour lui,

l’expérience est le produit d’une donation de sens par la conscience. Cela signifie que tout vécu est toujours constitué par la conscience et que le sens auquel nous donne accès l’expérience est lui-même intentionnel, c’est-à-dire un sens dont l’unité de la structure d’en-tant-que relève d’une intention ou d’un acte intentionnel. Cette conception intentionnelle du sens dépend de la corrélation entre la noèse et le noème354, qui circonscrit l’expérience au rapport entre un acte

intentionnel et un objet intentionnel – ou l’objet dans sa signification pour nous –, et donc au rapport entre la donation de sens et le sens constitué355. Selon cette conception de l’expérience,

la structure de l’ « en-tant-que » du sens fait partie de la structure de la conscience intentionnelle.

350 « Sont alors porteurs de sens, dans cette acception, non seulement les expressions linguistiques incarnées dans des séries de sons ou d’autres signes, non pas seulement les gestes et jeux de physionomie en chair et en os, mais aussi des suites d’événements, voire les arrangements des choses dans le monde ». László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 177.

351 Ibid., p. 36. 352 Ibid., p. 37. 353 Ibid., p. 38. 354 Ibid., p. 48. 355 Ibid., p. 50.

Cette corrélation entre noème et noèse n’est pas tenable pour Tengelyi. Non seulement elle contient des problèmes internes356, mais de manière plus importante, elle ne peut rendre compte

du caractère éprouvant de l’expérience : « l’expérience est éminemment une expérience qu’on acquiert en la subissant – une épreuve »357. L’expérience est éprouvante ou étonnante lorsqu’elle

« donne à comprendre quelque chose de neuf »358. Ce nouveau sens, cette nouvelle structure de

l’en-tant-que vient contredire nos opinions enracinées, nos convictions antérieures, nos desseins prémédités, bref nos attentes préalables. Ce sens, Tengelyi le désigne par l’expression « sens expérientiel »359, c’est-à-dire un sens dont on fait l’expérience comme l’épreuve. Bien que Tengelyi

octroie un caractère quasi-dramatique à l’émergence du sens expérientiel, celle-ci est assez courante : c’est ce qui arrive notamment lorsque, dans un processus d’écriture, une nouvelle idée, « un éclair de pensée » vient contredire des relations conceptuelles préalablement établies ; c’est aussi ce qui survient lorsqu’une œuvre littéraire, picturale, théâtrale, etc. se prête soudainement à une autre interprétation, lui conférant un nouvel intérêt. Si ce sens expérientiel bouscule spontanément les attentes, c’est parce qu’il émerge à l’insu et indépendamment du soi. Autrement dit, la structure différentielle du sens n’est pas établie par le soi, mais elle émerge comme telle, et ce, « derrière le dos de la conscience »360. Cela explique pourquoi, pour reprendre

l’exemple de l’écriture, l’écrivain ou le philosophe ne fait pas preuve de modestie en parlant d’un « éclair de pensée » et non de la sienne. Tengelyi parle donc de l’épreuve d’un sens expérientiel en termes d’ « émergence spontanée d’un sens dépossédé »361.

Or, l’interprétation intentionnelle de l’expérience ne peut pas rendre compte du sens expérientiel : comment l’émergence spontanée d’un nouveau sens qui se soustrait à l’emprise de tout sujet conscient peut-elle être ramenée à une donation de sens ? Pour faire droit à cette expérience, Tengelyi reconduit plutôt ce sens à un processus de « formation de sens » qui se tient

356 En réponse à la difficulté de la distinction entre l’objet et son sens, Husserl suggère dans les Idées I que l’» objet noématique dans le comment » se divise en objet pur et simple et en objet-dans-le-comment ; autrement dit en un quelque chose et en un quelque chose déterminé par une structure de l’en-tant-que, c’est-à-dire qui a un sens (Ibid., p. 50.). Or, puisque selon Husserl le sens est donné par la conscience, l’objet-dans-le-comment est immanent, alors que l’objet pur et simple est transcendant. On se retrouve donc confronté au problème de l’immanence dans la transcendance (Ibid., p. 51). Husserl propose d’échapper à cette situation en appliquant l’opposition de Frege entre sens et référence des actes noétiques aux noèmes. Cela lui permet de dire que tout noème à un sens par lequel il se rapporte à son objet, et que cet objet est celui de la noèse. Or, en assimilant la relation entre sens et objet, à celle entre acte et objet, l’opposition entre immanent et transcendant refait son apparition (Ibid.).

357 Ibid., p. 39. 358 Ibid. 359 Ibid., p. 54. 360 Ibid., p. 43.

en deçà du rapport noético-noématique. La formation de sens décrit un processus souterrain et immaîtrisable par le sujet dans lequel un sens flou et multiple se déploie et se transforme. Ce « sens se faisant », Tengelyi le thématise directement à partir de Marc Richir362 tout en

reconnaissant qu’il apparaît d’abord dans la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty363. À

la suite de ce dernier, Tengelyi suggère en outre que ce sens en formation est « sauvage », c’est- à-dire qu’il est indisponible et muet364. Malgré cette indisponibilité, il donne lieu à des « amorces

de sens » se manifestant à la conscience selon Tengelyi365. Puisque ces amorces de sens relèvent

d’un processus indépendant et inconscient du sujet, leur manifestation, pour ce dernier, est nécessairement étonnante, voire contrariante. Et c’est précisément pourquoi l’expérience peut être éprouvante366. Ainsi, la structure différentielle du sens ne peut être expliquée que par le

processus de donation de sens ; elle appelle également un processus de formation de sens depuis l’indisponible, capable de rendre compte de l’émergence d’un sens dit expérientiel. Nous verrons que c’est cette émergence d’un sens expérientiel depuis une formation souterraine de sens qui se trouve au centre de l’expérience du tournant radical, à partir de laquelle Tengelyi conçoit l’histoire d’une vie et l’identité narrative.

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