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Le prolongement de la conception ricœurienne de l’identité personnelle

Même si Ricœur n’a pas réussi à rendre compte conceptuellement de la permanence d’une personne dans le changement, il serait évidemment faux de penser qu’il n’a absolument rien apporté à la question de l’identité personnelle. Outre la richesse de son analyse critique du concept de mêmeté ainsi que la fidélité de ses descriptions des phénomènes du caractère et de la promesse, Ricœur a su identifier les « deux usages majeurs du concept d'identité »317, à savoir le

fait d’être le même, la mêmeté, et le fait d’être soi-même, l’ipséité. En effet, l’identité ne peut être exprimée qu’en termes de mêmeté parce qu’autrement il ne serait pas question d’identité personnelle à proprement dit. Pour que les habitudes, les préférences prescriptives et évaluatives ou les traits physiques participent de l’identité personnelle, il faut que celle ou celui qui les

possède s’y reconnaisse comme soi-même. La mêmeté suppose toujours l’ipséité. De plus, la mêmeté ne couvre pas le sens de l’identité personnelle parce qu’avec la fragilisation de la première ne vient pas nécessairement la fragilisation de la seconde. Ceux ou celles qui ont connu des transformations physiques successives, ne sont pas restés les mêmes qu’ils étaient, comme c’est le cas des adolescents318, n’ont pas pour autant l’impression de ne plus être identiques parce

qu’ils sont restés eux-mêmes à travers le changement. L’identité personnelle appelle donc un autre concept d’identité exprimant le fait de rester soi-même. Si cette affirmation semble aller à contre-courant de notre lecture critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle, cette apparente contradiction se dissipera à l’occasion de la distinction entre deux sens d’être soi- même, au chapitre suivant.

Le hic c’est que Ricœur ne nous donne pas les outils théoriques pour conceptualiser l’ipséité comme un concept d’identité personnelle, c’est-à-dire comme un phénomène ayant une certaine consistance, s’exprimant par le fait d’être soi-même comme ceci et comme cela, et une certaine permanence dans le temps, s’exprimant dans le fait de rester soi-même. En effet, Ricœur semble associer la consistance de l’identité à la mêmeté : « Les réponses à la question qui – typiques de la problématique de l’ipse – empruntent leur contenu à la problématique de l’idem »319. Seule la

mêmeté implique un « quoi », un certain quelque chose auquel on reconnaît une personne et à partir duquel elle peut « étayer [une] réponse à la question qui suis-je ? »320. Ce quoi peut notamment

être un ensemble d’habitudes, de valeurs, d’idéaux auxquels on reconnaît le caractère d’une personne. Cette particularité de la mêmeté est ce qui en fait le défaut pour Ricœur ; pour nous, le défaut de Ricœur est d’avoir privé l’ipséité de toute consistance propre : il semble que chez Ricœur l’ipséité ne peut répondre à la question « Qui suis-je ? » que lorsque l’identification à soi- même est médiatisée par la reconnaissance de soi-même dans la permanence d’un substrat, comme le caractère. Par-là, nous ne suggérons pas que l’ipséité ou la singularité de l’individu ne s’atteste pas chez Ricœur. Nous reconnaissons que, pour ce dernier, l’individu à travers ses actions, ses paroles, ses récits et ses engagements envers autrui s’atteste comme un soi ou une ipséité capable d’agir, de parler, de se raconter et d’être responsable. De plus, par cette attestation plurielle, Ricœur semble avoir raison de dire qu’il donne « une amplitude à la question qui ? et à la réponse – soi »321 ou ipse. Toutefois, cette amplitude n’est que formelle : à travers elle se

318 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 9. 319 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 303.

320 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 321 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.28.

trouvent seulement exprimés la singularité du sujet et les capacités ou les modalités d’attestation qui y sont associés (le langage, l’action, la narration et la responsabilité éthique). Cela revient à dire que ces modalités d’attestation de l’ipséité n’expriment pas les particularités individuelles de la personne, que Ricœur semble plutôt associées à la mêmeté. Ainsi, en associant la consistance de l’identité personnelle à la mêmeté, non seulement Ricœur n’a pas réussi à thématiser l’ipséité comme un modèle d’identité personnelle, mais il s’en est ôté les moyens. C'est pourquoi, pour donner un second souffle à la conception ricœurienne de l’identité personnelle, on est forcé de la quitter.

Nous ne proposons pas de délaisser la conception ricœurienne de l’identité personnelle, mais de la prolonger en reconduisant à d’autres fondements les concepts qu’il a dégagés. Le prolongement de la conception de Ricœur exige donc que l’on trouve une conception de l’identité personnelle qui s’y appuie selon une dynamique « innovation et sédimentation »322, pour

reprendre l’expression de lui. Nous pensons que la conception de l’identité personnelle du philosophe hongrois László Tengelyi, telle que développée dans son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage, permet de penser à nouveaux frais celle de Ricœur dans la mesure où elle s’y appuie tout en la dépassant. Dans les premières pages de son ouvrage, Tengelyi explicite la conception ricœurienne de l’ipséité. Son interprétation semble toutefois jeter une nouvelle lumière sur ce concept, de telle sorte qu’il devient possible de la penser comme un modèle d’identité personnelle. Cette interprétation consiste, synthétiquement, à définir l’ipséité comme une identité narrative. L’identité narrative ici ne prend pas le même sens que celle que nous avons défini au deuxième chapitre de ce mémoire. Dans son ouvrage, Tengelyi propose une nouvelle interprétation de l’identité narrative depuis le champ théorique d’une phénoménologie revisitée. Pour comprendre l’apport de Tengelyi au problème de l’identité personnelle, un détour par cette phénoménologie est donc nécessaire. Dans le dernier chapitre de ce mémoire, après avoir délimité le champ phénoménologique de Tengelyi, nous proposerons de réviser, depuis ce nouveau cadre théorique, les notions d’histoire d’une vie et d’identité narrative. Grâce à ce détour par la phénoménologie, le double défi de l’identité personnelle se trouvera enfin résolu.

CHAPITRE 4. L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE

INSTITUTION DE SOI ET FORMATION DE SOI

Je n’arrivais pas à me loger dans l’image que je venais de surprendre. Je flottais autour d’elle, très près, mais il existait entre nous comme une impossibilité de nous rassembler. [...] Bien plus, celle du miroir, une fois disparue à mes yeux, toute la chambre m’a semblé peuplée d’un cercle sans nombre de compagnes semblables à elle. Je les devinais qui me sollicitaient de tous côtés. Autour de moi c’était une fantasmagorie silencieuse qui s’était déchaînée. Il fallait que j’arrive à me saisir d’une, pas n’importe laquelle, une seule, de celle dont j’avais l’habitude à ce point que c’était ses bras qui m’avaient jusque-là servi à manger, ses jambes, à marcher, le bas de sa face, à sourire. Mais celle-ci aussi était mêlée aux autres. Elle disparaissait, réapparaissait, se jouait de moi. Moi cependant, j’existais toujours quelque part. Mais il m’était impossible de faire l’effort nécessaire pour me retrouver323.

L’histoire d’une vie et sa région sauvage, ouvrage de László Tengelyi publié en 1998 dans sa version originale allemande, gravite autour du thème de l’histoire d’une vie. Dans cet ouvrage, ce phénomène fait l’objet d’une approche plurielle. En effet, Tengelyi propose de l’étudier sous quatre angles, examen par les questions suivantes : quel est le sens de l’histoire d’une vie et comment peut-il être porté à l’expression ? comment se temporalise le sens de l’histoire d’une vie et quel lien y a-t-il entre la temporalité vécue et la chronologie de l’histoire ? de quelle manière l’histoire d’une vie participe-t-elle de l’ipséité ou l’identité personnelle ? et, finalement, quels sont les rapports entre cette identité et l’altérité d’autrui ou, plus généralement, la sphère de l’histoire d’une vie et celle de l’éthique ? L’exploration du thème de l’histoire d’une vie est donc l’occasion pour Tengelyi d’investiguer, à la suite de ses prédécesseurs, les questions du sens, de la temporalité, de l’ipséité et de l’altérité qui occupent les hauts lieux de la philosophie théorétique324.

De prime abord, Tengelyi semble donc marcher sur des sentiers empruntés : il n’est pas le premier à s’intéresser au phénomène de l’histoire d’une vie, et les thèmes à partir desquels il l’étudie ont fait l’objet de nombreux examens antérieurs. Pourtant, le contenu de cet ouvrage est réellement novateur. Ce qui distingue Tengelyi de ses prédécesseurs, c’est d’abord la discipline

323 Marguerite Duras, op. cit., p. 123-124.

324 Robert Tirvaudey, « Reviewed work : The Wild Region in Life-History », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, n. 4, vol. 195 : la traduction philosophique (2005), p. 564-565.

ou la méthode qu’il sollicite pour conceptualiser l’histoire d’une vie. Tengelyi ne s’inscrit ni dans la tradition de la phénoménologie classique de Husserl ou de Heidegger, ni dans celle de la théorie narrative, à laquelle appartiennent notamment MacIntyre, Ricœur, Carr et Taylor, alors que ces deux traditions traitent du l’histoire d’une vie, comme Tengelyi le rapporte lui-même en prélude à son ouvrage325. Il s’associe plutôt à une phénoménologie revisitée ou ce qu’on appelle

la « nouvelle phénoménologie » 326, avec laquelle vient une nouvelle compréhension du sens et

du phénomène. De plus, Tengelyi n’apporte pas son attention à la même expérience de l’histoire d’une vie. Contrairement à ses prédécesseurs, Tengelyi ne s’intéresse pas avant tout à l’expérience « quotidienne » de l’histoire d’une vie, c’est-à-dire au fait que le plus souvent notre vie se donne dans une certaine unité ; unité qui a été reconduite à la totalité temporelle de l’expérience vécue chez Husserl et à l’histoire racontée sur soi-même chez Ricœur327. Ce qui suscite la curiosité de

Tengelyi, c’est l’expérience d’un tournant radical dans l’histoire d’une vie. Par-là, Tengelyi renvoie aux situations dans lesquelles un événement, une rencontre ou une conséquence inattendue d’une action confèrent un nouveau sens à notre vie. Ce nouveau sens vient bousculer le sens antérieur de notre vie, de telle sorte que l’unité de celle-ci se trouve remise en question. Ce tournant radical affecte également l’identité personnelle qui est liée à l’histoire ou au sens d’une vie. Alors que l’histoire ou le sens d’une vie définit qui l’on est, l’émergence d’un nouveau sens vient remettre en question cette identité narrative en provoquant une division du soi : séparé entre l’ancien sens de notre vie et le nouveau sens qu’elle prend, on ne sait plus vraiment qui l’on est. L’intérêt de Tengelyi porté à cette expérience exceptionnelle est ce qui en fait l’intérêt pour nous. En effet, dans son étude des situations de tournant radical dans l’histoire d’une vie, avec lesquelles vient une division de soi, Tengelyi aborde de plein front et résout également ce que nous avons identifié comme le second défi de l’identité personnelle relatif aux pertes d’identité personnelle. Nous pensons que les conceptions de Tengelyi de l’histoire d’une vie et de l’identité narrative, développées à la lumière de cette expérience, permettent non seulement de relever le second défi de l’identité personnelle, mais également le premier. En effet, en identifiant sa conception de l’identité narrative à l’ipséité, consistant toutes deux en des révisions de celles de Ricœur, Tengelyi est capable de faire de l’ipséité une forme de permanence dans le changement

325 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 7.

326 Christian Sommer, « Transformations de la phénoménologie : À propos de Neue Phänomenologie in Frankreich, par Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi », Revue Sciences/Lettres [En ligne], vol. 1, 2013, consulté le 2 janvier 2020, paragraphe 2. URL : https://journals.openedition.org/rsl/235.

qui résiste aux situations de perte d’identité personnelle. La résolution du double défi de l’identité personnelle se fait donc au prix d’une révision ou d’une transformation de la conception ricœurienne de l’identité personnelle.

Afin de souligner l’apport de Tengelyi au problème de l’identité personnelle, nous proposons de quitter Ricœur, ainsi que la problématique des défis de l’identité personnelle, pour mieux y revenir. L’objectif de ce grand détour est de restituer la conception de Tengelyi de l’ipséité. Il s’agira d’abord d’expliciter sa conception abstraite de l’ipséité, inspirée de celle de Ricœur, comme une forme d’identité personnelle et plus précisément comme une identité narrative. Les autres étapes de ce détour viseront à donner une concrétude à cette notion en restituant la conception de Tengelyi de l’identité narrative, à partir de l’expérience de l’émergence d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie. Il s’agira d’abord de délimiter le champ phénoménologique qui est le sien, au centre desquels se trouvent les processus d’émergence de nouveau sens, de formation de sens et d’institution de sens. À partir de ces nouveaux concepts, nous expliciterons ensuite sa conception de l’histoire d’une vie, comme formation de sens souterraine à l’expérience vécue et fixation rétroactive de ce sens, puis sa conception de l’identité narrative, décrite en termes d’institution de soi et de formation de soi.

Au terme de notre excursion dans les deux premières parties de L’histoire d’une vie et sa région sauvage, de laquelle la définition de l’ipséité de Tengelyi va acquérir un contenu, nous pourrons revenir à la problématique qui est la nôtre. Nous soulignerons alors l’apport de Tengelyi aux défis de l’identité personnelle qui se trouveront enfin résolus. Puisque Tengelyi part lui-même de Ricœur, cette résolution ne se fera pas sans lui. Toutefois, Ricœur y participera à un certain prix, celui d’une remise en question phénoménologique de ses assises herméneutiques.

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