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2. La promesse

2.2. La promesse comme action morale

La définition de la promesse comme acte de discours ne rend pas compte de la portée du phénomène de la promesse pour la constitution de l’identité et c’est le fait que la dimension temporelle de la promesse ne soit pas thématisée qui en constitue l’indice. Selon Ricœur, la promesse renvoie à la fois au fait de promettre et de tenir sa promesse : « Promettre est une chose. Être obligé de tenir ses promesses en est une autre »173. Le statut de promesse n’est pas

170 Daniel Vanderveken, « Principes de pragmatique formelle du discours », Philosophiques, vol. 34, n. 2, 2007, p. 234. 171 Paul Ricœur, Réflexion faite, Paris, éditions Esprit, 1995, p. 104.

172 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 340. 173 Ibid., p. 309.

réservé à la promesse tenue : d’un côté, « une promesse non tenue reste une promesse »174 et, de

l’autre, l’obligation de tenir une promesse « c’est en quelque sorte la promesse de la promesse »175.

La dimension temporelle de la promesse correspond ainsi à l’espace entre l’énonciation de la promesse et la réalisation de l’action promise. Autrement dit, la promesse acquiert une dimension temporelle dès lors qu’elle est maintenue dans le temps. Or, la promesse comme acte de discours n’implique pas l’obligation de maintenir sa promesse. Bien qu’elle engage le locuteur à réaliser une action future, rien n’oblige le locuteur à accomplir bel et bien cette action, rien ne le contraint à effectivement tenir sa parole dans le temps. Autrement dit, il y a une déliaison entre les conditions de succès d’un énoncé performatif en vertu desquelles le dire performe bel et bien un faire et les conditions de satisfaction d’un énoncé selon lesquelles le fait affirmé, promis ou ordonné, est effectivement réalisé.

Afin de rendre compte de la dimension temporelle de la promesse comme promesse tenue, il faut donc changer de registre d’analyse. Selon Ricœur, l’obligation de tenir une promesse est assumée par la morale. Avec ce changement de registre se trouve éclairée l’autre face de la promesse : chez Ricœur, la promesse est un acte de discours, à savoir un engagement envers autrui à réaliser une action déterminée, mais aussi une action morale, c’est-à-dire un engagement envers autrui qui doit être maintenu dans le temps en fonction de certains principes moraux. En effet, c’est la morale qui donne les raisons suffisantes à la tenue de la promesse, à savoir « le respect de soi, le respect de l’autre qui compte sur moi, enfin le respect de l’institution même du langage »176.

Les deux premières raisons, explicitées dans la huitième étude de Soi-même comme un autre et constituant des moments clés de la « petite éthique » de Ricœur177, sont d’inspiration kantienne.

Dans le cadre de la philosophie morale kantienne, le respect de soi peut être défini comme le

174 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 113.

175 Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 352. 176 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 113.

177 Ricœur aborde la question de la moralité dans la huitième étude de Soi-même comme un autre. Dans cet ouvrage, la morale correspond au deuxième « moment » de la « petite éthique » de Ricœur qui est organisée sur trois niveaux. Au fondement, se trouve l’éthique à laquelle correspond la visée de la vie bonne en sollicitude avec autrui et à travers de bonnes institutions. Laissant la possibilité à la manifestation du mal, l’éthique doit être renforcée par la morale qui régule les comportements en légiférant un respect de soi, de l’autre que soi et de la légalité des institutions. Au dernier niveau de sa petite éthique, se trouve la sagesse pratique qui offre une solution éthique aux conflits possibles entre les normes morales. Si la tenue de la promesse est fondée dans la morale et non dans l’éthique (au sens du premier moment de la « petite éthique » de Ricœur), c’est parce que, selon Ricœur, c’est à la première qu’est associée le prédicat de l’« obligatoire », alors que l’éthique est plutôt reliée à ce qu’on estime bon ou juste. Cela suppose que la valeur « bonne » ou « juste » d’une promesse n’est pas suffisante, au niveau volitif, à la tenue de la promesse parce qu’elle n’écarte pas la possibilité, pour le prometteur, de faire preuve de mauvaise foi.

respect de soi-même comme sujet autonome, c’est-à-dire un sujet qui obéit aux lois qu’il se donne lui-même, à savoir les lois de la raison. Ces lois lui commandent, notamment, d’agir en fonction des maximes morales, c’est-à-dire celles qui ont traversé avec succès l’épreuve d’universalisation selon laquelle elles doivent valoir pour chacun et l’épreuve de non-contradiction qui invalide les maximes contenant une contradiction interne178. Si le respect de soi constitue une raison

suffisante à la tenue d’une promesse, c’est parce que la promesse est un devoir de la raison, c’est- à-dire une maxime qui passe systématiquement l’épreuve du principe d’universalisation et de non-contradiction, et à laquelle tout individu se respectant comme sujet raisonnable et autonome doit obéir. Le caractère déontologique de la promesse peut également être attesté par le fait que l’universalisation de la fausse promesse est triplement contradictoire et donc impossible : premièrement, avec la fausse promesse, la promesse appellerait la défiance, alors que la promesse vient toujours de pair avec la confiance (contradiction extérieure à la fausse promesse, selon Ricœur) ; deuxièmement, la fausse promesse impliquerait l’idée contradictoire d’une promesse qu’on a décidé de ne pas tenir, alors que la promesse suppose toujours un engagement (contradiction interne à la fausse promesse) ; troisièmement, celui qui fait une fausse promesse se soustrait au principe d’universalisation participant de la promesse comme devoir en se donnant une exception en sa faveur (contradiction performée par la non-tenue effective de la promesse)179.

Ainsi, par respect de soi-même, en tant que sujet obéissant aux devoirs de la raison, il faut tenir sa promesse.

Le respect de l’autre est également pour Ricœur une raison suffisante pour tenir sa promesse, ce qui vient expliciter la dimension dialogique de la promesse, mais cette fois-ci sur le plan moral. Selon la deuxième formulation de l’impératif catégorique – « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »180 –, respecter autrui

signifie le reconnaître comme une fin, c’est-à-dire comme un sujet raisonnable et non comme un moyen. Puisque la fausse-promesse contrevient au principe d’universalisation et que ce principe suppose l’appréhension d’autrui comme fin, alors elle ne respecte pas autrui. En effet, l’universalisation d’une maxime suppose que tous et toutes, en tant qu’êtres rationnels, la fassent leur. Puisque le faux-prometteur se donne une exception en sa faveur en se détournant du devoir

178 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 307. 179 Ibid., p. 308.

180 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 105 [429].

de la promesse, cela signifie qu’il ne respecte pas autrui comme un sujet rationnel également soumis au devoir de la raison181. Selon ce raisonnement, pour qu’autrui soit respecté comme il

se doit, le prometteur doit tenir sa promesse. Cette justification est toutefois insuffisante – selon Ricœur, Kant ne prend pas réellement en compte la structure dyadique de la promesse182 – de

telle sorte que, dans la neuvième étude de Soi-même comme un autre, Ricœur révise cette conception du respect d’autrui. Si autrui doit être respecté, c’est parce qu’il est, comme nous, un sujet de raison, mais surtout parce qu’il est vulnérable. Ne pas tenir sa parole, c’est trahir ou rester indifférent à la sollicitation d’autrui et, ce faisant, ne pas témoigner du respect qui lui est dû. Ne pas tenir sa parole, c’est donc laisser autrui dans la vulnérabilité et maintenir une relation dissymétrique avec lui183. Le respect d’autrui, au sens de la reconnaissance d’autrui comme une

fin, mais surtout comme un être vulnérable, exige la tenue de la promesse184.

Finalement, Ricœur convoque l’institution du langage à titre de motif pour la tenue de la promesse. Selon Ricœur, le langage repose sur la présupposition que le locuteur croit ce qu’il dit, « means what he (or she) says » 185. Ne pas tenir sa promesse, c’est négliger ce réquisit du langage et

faire passer le langage, malgré lui et contre lui, pour mensonger. Par respect envers l’institution du langage, il faut conserver la parole donnée à autrui. Ainsi, le respect de soi, les attentes d’autrui ou la nécessité de sauver l’institution du langage sont autant de raisons qui assurent le maintien de la promesse dans le temps. Or, si ces différents motifs participent de la satisfaction de la promesse, c’est parce qu’elle oblige la personne à faire durer la promesse donnée dans le temps. Cet engagement de l’individu prend la forme d’une permanence dans le temps.

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